CHAPITRES
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1 - De Blida
2 - À la conquête de Paris
3 - Les Capucines-Théâtre Isola (sic)
4 - Parisiana
5 - Olympia
6 - Folies Bergère
7 - Gaîté Lyrique
8 - Voyages pittoresques
9 - Opéra-Comique
10 - Sarah-Bernhardt
11 - Mogador
12 - Mon frère et moi
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Les frères Isola


SOUVENIRS DES FRÈRES ISOLA


Chapitre 3 - Les Capucines-Théâtre Isola

(Voir la note à la fin)

À leur retour d'Algérie, les frères Isola furent réengagés dans d'excellentes conditions aux Folies Bergère, où ils avaient laissé le meilleur souvenir ; puis les relations aidant, ils furent demandés de plus en plus dans les cercles et les écoles. Leurs créations intelligentes, originales, bien au point, plaisaient à tous les publics. Émerveillement chez les petits, délassement chez les grands, vraiment un numéro de travail consciencieux basé sur des données scientifiques imprévues.

Un jour, Vincent dit à son frère :"Il existe une salle de conférences boulevard des Capucines. Nous pourrions aller voir s'il est possible d'y donner des représentations."Le propriétaire en était M. Louveau, cousin de Samuel, le fameux directeur des Variétés qui, à l'encontre des juifs : voulant"catholiciser"leur nom, avait pris le pseudonyme de Samuel pour réussir en attirant dans son établissement de pseudo coreligionnaires, dont beaucoup de boursiers.

Il avait sous-loué la salle à M. d'Herlincourt et c'est avec ce dernier due les Isola s'entendirent d'abord.L'après-midi, se donnaient tes leçons du Cours Talbot où professait Silvain, avec parmi ses élèves, celle qui devint Louise Silvain. .

Il y avait aussi les conférences d'Henri de la Pommeraye, fort suivies, où parlèrent Francisque Sarcey, Jules Lemaître, Camille Flammarion, Laurent Tailhade, etc...Cela ne gênait en rien les projets des nouveaux sous-locataires, sauf le dimanche soir, retenu pour les prêches de l'Armée du Salut.

Ils allèrent trouver le pasteur Gibbons, rue Roquépine, et s'arrangèrent avec lui pour pouvoir donner quand même leur spectacle, en le dédommageant par une indemnité. Les débuts de la nouvelle direction furent durs ; les premières recettes oscillèrent entre 45 et 70 francs ; mais elle persévéra et eut raison.

Le public vint, parla du programme curieux, de ces illusionnistes extraordinaires, si bien qu'au bout de quelques mois, ils achetaient l'établissement à Louveau.1892 ! Année mémorable pour les deux frères unis plus que jamais dans la marche ascendante de leurs destinées parallèles. Ensemble ils ont espéré, lutté ; ensemble, ils vont commencer la moisson des satisfactions compensatrices.

Hier inconnus, ils vont être demain célèbres et déjà, première étape vers la gloire qui aime assez qu'on la bouscule quelque peu, leur nom va briller en lettres de feu en plein boulevard, le nom de deux ouvriers menuisiers acharnés à réaliser leur rêve, et qui va devenir celui des directeurs les plus parisiens. Au fronton de la salle des Capucines, resplendit dès la nuit tombée : Théâtre Isola.

Ils n'étaient pas encore bien riches et calculaient leurs dépenses avec précision ; cependant, ils avaient déjà"leur pauvre", un mendiant qui se trouvait souvent sur leur chemin et auquel ils donnaient toujours leur obole. Un dimanche, sortant pour déjeuner, ils. croisèrent le vieux et, de bonne humeur, laissèrent tomber dans son chapeau une belle pièce de cinq francs.

Le bonhomme remercia, ébloui de ce geste de grand seigneur, que les deux frères ne pouvaient répéter que rarement avec autant de largesse. Aussi allèrent-ils bien sagement déjeuner au Palais-Royal pour deux francs par tête, ce qui à l'époque était fort convenable.

Le restaurant possédait cette particularité d'être divisé en deux parties. Dans la première, le prix-fixe était de deux francs et dans la seconde, les boyards déjeunaient à cinq. Quelle ne fut pas la stupéfaction des Isola en s'installant dans la première salle, d'apercevoir dans la seconde, le mendiant radieux, en train de s'offrir pour cinq francs un menu de nabab Ogier, propriétaire du Moulin Rouge, avait monté en face des Capucines, des montagnes russes qui attiraient beaucoup de monde. C'était heureux, car le quartier était désert le soir.

Comme les nouveaux directeurs s'en plaignaient à Ogier, celui-ci leur répondit :"Messieurs, puisque je viens de construire ici mes montagnes russes, ce quartier deviendra le centre de Paris."Il était bon prophète, quoiqu'il y eût d'autres facteurs que les montagnes russes.

A leurs débuts directoriaux, ils demeuraient aux Batignolles, mais trouvant le quartier sans prestige pour les gens du monde qui désiraient leur demander des soirées dans leur salon, ils proposèrent à une concierge de la rue de la Paix de recevoir leur courrier et de dire qu'ils habitaient la maison, ajoutant toujours, bien entendu, qu'ils venaient de sortir.

Ainsi les personnes n'écrivant pas au Théâtre s'adressaient au"domicile particulier"des illusionnistes, et les cachets proposés se ressentaient du voisinage de la place Vendôme !

Certain jour, une dame vint les demander chez la concierge au moment même où ils arrivaient prendre leur courrier. C'était la comtesse de Montesquiou.

Elle voulait établir avec eux le programme et les conditions d'une manifestation à donner chez elle et, devant la difficulté de parler dans la loge, les pria de la conduire à leur appartement pour discuter plus commodément. Pris au piège, ils prétextèrent avec à-propos que les ouvriers avaient envahi toutes les pièces pour des travaux urgents.

Coïncidence curieuse : un an après, la même personne désirant donner une autre représentation, s'adressa à la même adresse et rencontra encore les deux frères dans le vestibule de la maison.

Pris de court et ne se souvenant plus de l'incident passé, ils rééditèrent l'envahissement de l'appartement par les peintres, au grand étonnement de la comtesse qui répondit

"Mais alors, vous êtes en perpétuelle transformation !"

...Devenus propriétaires du Théâtre Isola, ils conservèrent les conférences de l'après-midi. Les conférenciers continuèrent donc leurs séances suivies par un public choisi, et Maurice Lefèvre, après avoir parlé plusieurs fois, se lia d'amitié avec les frères Isola et devint leur secrétaire.

Un jour, un jeune journaliste vint accompagné de Marcel Habert et de Gauthier de Clagny. Ce jeune journaliste, qui n'était autre que Klotz, tint des discours passionnés sur un sujet devenu quelque temps plus tard d'actualité brûlante : l'affaire de Panama.

C'est dans la petite salle des Capucines, au cours de cette réunion, que sonna le branle-bas d'un des plus grands scandales dont nous ait gratifié la troisième République.

On sait de quelle lamentable manière devait mourir Klotz, dont le nom resta attaché au slogan imbécile qui nous a coûté si cher :"L'Allemagne paiera."C'est de lui que Clemenceau disait"J'ai pris un Juif pour les Finances, et il n'y a plus un sou en caisse."Henri Rochefort assistait aussi fidèlement aux séances.

Avec attention, il cherchait à percer le secret des expériences, et un jour qu'il n'y était pas parvenu, il demanda aux Isola l'explication.Ceux-ci lui répondirent"Monsieur Rochefort, votre assiduité mérite sa récompense et nous sommes moralement obligés de vous dévoiler notre secret. Mais, réfléchissez, quand vous le connaîtrez, vous ne reviendrez plus."

En leur serrant la main, Rochefort dit tout à coup :

"Non, gardez votre secret. Je préfère revenir."

Ne vaut-il pas mieux, en effet, dans la vie, avoir  toujours quelque chose à apprendre et à
désirer ?

Les grands-ducs Alexandre et Wladimir de Russie vinrent souvent; Albert Carré était un fidèle avec Victorien Sardou, dont on montait au même moment "La montagne enchantée"au Théâtre de la Porte Saint-Martin.

Les journalistes commençaient à s'intéresser à ces prestidigitateurs dont le renom grandissait et qui étaient en passe d'éclipser leurs devanciers.

Eux continuaient patiemment le perfectionnement de leur travail, la recherche d'illusions nouvelles, la présentation psychologique impressionnant les spectateurs, sans se rendre compte qu'avec le gain matériel, juste récompense de leurs efforts conjugués, ils acquéraient une notoriété qui les sacrait personnages parisiens.

C'est ainsi que Victor Meignan leur ayant dit sans une ombre d'ironie"Oh ! Messieurs, je suis heureux de vous serrer la main. C'est merveilleux. Tout Paris parle de vous. Vous êtes considérés comme des enchanteurs."Vincent Isola se retourna vers son frère et murmura :"Est-ce que par hasard, il ne se fiche pas de nous ?"

Par contre, à peu de temps de là, ils donnaient une représentation, Cité du Retiro.Pendant qu'ils préparaient leurs appareils sur la scène, derrière un rideau, ils entendirent leur hôte annoncer à l'un de ses invités :

"Nous avons ce soir les frères Isola."

Le monsieur s'écria :

"Ah, vous avez les Isola ! C'est une chance."

Puis, plus bas :

"Qu'est-ce que c'est que les Isola ?"

De la nombreuse correspondance reçue par les deux frères pendant leur première direction, nous extrayons cette curieuse lettre dont le signataire est assez inattendu : Hyacinthe Loyson.

Après avoir été supérieur des Carmes déchaussés et célèbre par ses prédications à Notre-Dame de Paris, le Père Hyacinthe Loyson quitta les Ordres, se maria et fonda à Paris une église catholique gallicane.

Sa personnalité puissante rend précieuse son opinion sur le spectacle donné par les Isola. Voici ce texte

"Neuilly, le 1er avril 1894."Je remercie les frères Isola des deux billets de faveur qu'ils m'ont fait l'honneur de m'envoyer. J'ai eu le regret de n'en pouvoir profiter personnellement, étant très occupé et au moment de quitter Paris pour trois semaines, mais je les ai donnés à des amis qui sont revenus enchantés de cette séance où ils ont trouvé, non seulement une agréable récréation, mais une vraie forme de l'Art."Au retour de ma tournée de conférences, je demanderai si vos exercices continuent, et, dans ce cas, j'espère pouvoir y reposer quelques instants, gaiement et sainement, mon cerveau fatigué."

"Hyacinthe Loysox."

Chaque année, le cercle le plus chic de Paris,"L'Épatant", qui siégeait au coin de la rue Boissy-d'Anglas et de l'avenue Gabriel, dans l'ancien hôtel de Grimod de la Reynière, démoli ces dernières années pour la construction de l'Ambassade des Etats-Unis, donnait une revue et une fête mondaine.

M. Martell, parrain de la fine Champagne, organisateur de ces festivités, avait demandé aux Isola devenir présenter, à peu de choses près, leur programme des Capucines. Celui-ci comportait, entre autres attractions, le phénomène des "Lyres Isoliennes", instruments disposés dans la salle, et jouant au commandement du geste tous les morceaux demandés à voix basse par les spectateurs à tour de rôle.

M. Martell, avant le lever du rideau, crut de son devoir, avec un air mystérieux, de se mettre de bonne grâce à la disposition des artistes pour leur servir de "compère" le cas échéant.

"Cequi fait justement l'originalité et le prix de nos illusions,répondirent-ils, c'est que nous n'avons besoin de personne pour nous aider."

- Je vous préviens, leur dit alors M. Martell, que nous avons aujourd'hui dans la salle de hautes personnalités. Par exemple, le duc d'Aumale.

N'ayant pas tous les jours dans l'auditoire un fils de Louis-Philippe, fût-il fort âgé, ils décidèrent de commencer leur numéro en posant une question au duc.Par un petit trou percé dans le rideau, on le leur avait vaguement montré, mais quand Vincent Isola, qui faisait l'annonce, fut dans la salle, il ne reconnut pas le personnage parmi l'assistance.Avisant alors un vieux monsieur distingué, il lui demanda doucement de bien vouloir lui indiquer le duc d'Aumale.

- Mais c'est moi, lui répondit-il.- Monseigneur, je serais très heureux de commencer cette représentation avec votre concours. Voulez-vous me faire connaître le titre du morceau que vous aimeriez entendre ?

- Je suis très embarrassé, fit le Duc, auquel aucun titre ne venait à l'esprit. Voyons... Voyons... Par exemple..."J'ai du bon tabac dans ma tabatière".

Un geste impératif d'Isola, et les trois lyres firent entendre la chanson connue, tandis que le public applaudissait les instruments obéissant à distance, et que le Duc, qui n'avait que murmuré, félicitait chaleureusement l'illusionniste. Il leur arrivait, après le spectacle de leur théâtre, d'avoir à donner deux ou trois séances dans diverses maisons, et cela provoqua parfois quelques incidents.

Par exemple, si Émile commençait la séance chez un agent de change, c'était Vincent qui la terminait, tandis que le premier allait en commencer une autre chez M. Boucheron, avenue du Bois de Boulogne.

Ce n'était pas toujours facile de procéder au déménagement des appareils, et Vincent ayant eu un jour quelque retard, un invité de l'agent de change, allant ensuite chez M. Boucheron, assura à ce dernier, inquiet, que le second Isola ne viendrait certainement pas car il avait assisté ailleurs à son spectacle.Pendant ce temps, Émile prolongeait le plus possible ses tours de prestidigitation et ses exercices mnémotechniques. Enfin, Vincent arriva et tout se termina pour le mieux.

La fortune aidant, les frères Isola avaient changé de domicile et habitaient maintenant un petit appartement rue de Douai. Des Capucines à leur logis, tous les soirs en rentrant, ils avaient assoupli leur esprit à la recherche quotidienne d'une attraction nouvelle.

Ils ne retenaient que les meilleures, les expérimentaient longuement, et chaque année présentaient à la presse dix nouveaux tours, vers le mois d'octobre.

M. Volpini venait d'ouvrir le Grand Café, au coin de la rue Scribe.

Un jour qu'ils s'y trouvaient, ils entendirent la réflexion d'une femme assise non loin d'eux, disant à son compagnon :

"Les Isola n'ont pas besoin de monter sur une scène pour gagner de l'argent. Ils n'ont qu*à aller à Monte-Carlo, et avec leurs connaissances, ils toucheront de grosses sommes au Casino."

Ils songeaient à cette réflexion en montant vers Montmartre, et ils y songèrent si bien que dans le programme suivant, ils pouvaient faire tenir une roulette à un spectateur. Celui-ci pensait un nombre, la roulette se mettait à tourner et s'arrêtait exactement au nombre pensé.

Une spectatrice "avertie" murmura a son voisin :

"Tu n'as pas compris. C'est Monte-Carlo qui les paie."

Ne voulant pas que l'on pût le supposer, ils retirèrent bientôt ce numéro de leur programme.

À la suite d'une autre réflexion entendue, ils étudièrent une nouvelle attraction avec une urne électorale dans laquelle les spectateurs glissaient leur bulletin de vote au nom du candidat de leur choix. Le nom de l'élu était annoncé d'avance, et quels que fussent le nombre et la variété des bulletins introduits dans l'urne, le "miracle" s'accomplissait.

Dût l'amour-propre de mes amis les frères Isola en souffrir, les agents électoraux "à la page" connaissent le truc depuis longtemps.

Aux Capucines, ils présentaient aussi des tables tournantes singulièrement bavardes, et l'on vit même plusieurs fois monter sur la scène à cette occasion, l'abbé V..., de Saint-Louis d'Antin ! Beaucoup de personnes, les croyant un peu sorciers, leur demandaient très sérieusement de leur"dire la bonne aventure". Elles tombaient mal car les deux frère ne pratiquèrent jamais ce genre.

Cléo de Mérode, alors toute jeune, vint avec sa mère interroger ceux auxquels la foule accordait un pouvoir surnaturel, pour savoir si elle allait bientôt se marier.

Celle dont on a pu justement dire :"Elle est un moment, un des moments les plus charmants du Paris d'avant l'autre guerre, celui des boulevardiers à guêtres blanches, à l'esprit facile, amoureux de la vie et des femmes..."eut sa légende comme toute artiste dont la vie intime est jetée en pâture au public par de pseudo-journalistes qui ne cherchent les sujets de leurs articles que dans les recoins, des tables de nuit.

On fit de Cléo de Mérode la maîtresse du vieux roi Léopold II de Belgique, parce que celui-ci s'entretint galamment avec elle, un soir, à l'Opéra, retenu par la beauté de la jeune femme et intéressé par le nom de Mérode, qui est celui d'une illustre famille belge remontant au XIIe siècle et ayant donné à son pays des ministres, des militaires et des prélats. Pendant la direction du théâtre Isola, il y eut une petite histoire amusante que l'on pourrait intituler :

"Les Deux Fauteuils".

Sollicités par une œuvre de bienfaisance, les deux frères avaient envoyé une carte signée portant de leur main : Bon pour deux fauteuils. Il se trouva qu'un brave homme de Joinville-le-Pont, pas très intelligent, gagna cette carte et, voyant"deux fauteuils"sur le papier, s'empressa le dimanche suivant de prendre une voiture à bras et de venir de Joinville au 39, boulevard des Capucines, avec son fils âgé d'une dizaine d'années, chercher les deux pièces d'ameublement dont il avait déjà prévu l'emplacement dans son intérieur.

Au contrôle, le bonhomme discuta tant qu'on dut le faire pénétrer dans la salle et lui montrer que les fauteuils fixés au sol ne pouvaient être dévissés et emportés. Il s'obstina. Il avait droit à deux fauteuils, la voiture l'attendait an bord du trottoir et il ne partirait pas sans ses fauteuils.

Il élevait la voix, menaçait, prétendait qu'on s'était moqué de lui, d'autant plus que dans la cour, au premier étage, se trouvait un marchand de meubles exposant des fauteuils.

En fin de compte l'affaire se termina au commissariat de police, rue Marsollier, où le commissaire, M. Péchard, eut toutes les peines du monde à faire entendre raison au bénéficiaire des places, qui s'en retourna avec sa voiture vide et son gosse pleurnichant jusque dans sa banlieue.Concurremment avec le spectacle de leur établissement, les frères Isola donnaient des représentations chez les particuliers, souvent même hors de Paris.Francisque Sarcey, avec qui ils entretenaient d'excellentes relations, leur conseilla d'aller rendre visite, au Figaro, à Périvier et à Blavet. Ils furent ainsi invités à venir dans l'hôtel du Figaro, rue Drouot, au cours de l'un des thés du samedi, avec comme spectateurs les plus hautes notabilités, dont le Roi des Belges.

Le lendemain, le Figaro insérait en première page cinquante lignes sur les frères Isola.Certes, ils étaient déjà lancés, mais cet article les consacrait définitivement.

Chez le Prince Stirbey, 116, Champs-Elysées, ils eurent l'occasion de présenter quelques attractions devant le Marquis de Casarriera qui les convoqua quelque quinze jours après, en son somptueux hôtel rue de Berri. Le cachet demandé était généralement de cinq cents francs pour les deux frères. Le plus audacieux, Vincent, tenant compte du succès qui semblait s'attacher à leurs pas, se décida à demander le double.Émile était un peu inquiet du résultat de cette tentative, mais son frère était si convaincant, si sûr de lui...

Très cordiale réception, Vincent indique au marquis leur nouveau prix, tandis qu'Émile semble tout à coup intéressé par les émaux exposés dans une vitrine. Le Marquis fait gentiment remarquer que le prince Stirbey lui a dit que le cachet était de cinq cents francs. Les Isola ne savent pas mentir. Après un trouble imperceptible, Vincent répond :

- En effet, Marquis, nous demandons généralement cinq cents francs, mais le programme que nous avons spécialement étudié pour vous en vaut mille.

Émile avait subitement pâli. Ce que voyant, le croyant malade, le Marquis de Casarriera ajouta en le désignant :

- Bon. Puisqu'il est si pâle, je donnerai les mille francs.

Tout ce qui possédait hôtel et salons tint à honneur d'avoir au moins un soir, "les Isola". Leurs hôtes, ce fut le Tout Paris de la Finance, du Commerce, de l'Industrie et du Monde. Travaillant sans relâche, ils se perfectionnaient toujours, dépassant les limites du possible, ce qui fera dire plus tard à une actrice célèbre :

"Dans les écoles, les instituteurs devraient citer aux élèves les frères Isola comme exemple de courage et de travail."

Au temps de leur direction du Théâtre Isola, on pria les deux frères de donner une représentation devant un auditoire choisi et restreint, dans un salon du Café Anglais, après leur soirée publique.Cette manifestation était organisée par la duchesse de Clermont-Tonnerre.

Émile arriva le premier et prépara le matériel. Il s'étonna un peu de l'obscurité dans laquelle était tenue la salle et eut l'impression qu'il y avait fort peu de monde.Qu'importait, puisque le cachet convenu avait été loyalement réglé.Il demanda néanmoins de la lumière et un garçon tourna un commutateur.Il y avait exactement trois personnes dont la duchesse de Clermont-Tonnerre ! Celle-ci s'étonna que des hommes aussi puissants que des illusionnistes eussent besoin de tourner un commutateur pour obtenir de la lumière.

Émile avait déjà exécuté quelques numéros lorsque Vincent arriva, et tout aussi étonné que son frère lui demanda à voix basse :

- Où sont les spectateurs ?

- Il n'y en a pas, murmura Émile en continuant ses manipulations.

Pour une représentation "privée", c'en était une !

Ils eurent une fois l'honneur de présenter leur numéro au Pavillon d'Armenonville, devant de hautes personnalités, parmi lesquelles un dignitaire chinois du nom de Li-Hun-Chang affligé d'une infirmité peu compatible avec l'observance du protocole mondain : Il soupirait... à postériori.

Ses voisins, au courant, faisaient semblant de ne pas entendre et de ne rien.., sentir, mais les frères Isola furent quelque peu interloqués.

Ils n'avaient pas été prévenus.Les Parisiens d'un certain âge se souviennent peut-être d'un crieur assez original, qui annonçait le spectacle aux passants à la porte du Théâtre Isola.

Il s'appelait Péan. C'était un pauvre bougre, employé par charité, aux appointements de vingt sous par jour.Il se coiffait d'une casquette. Ses directeurs auraient préféré un chapeau, mais Péan leur avait fait remarquer qu'un tel achat était au-dessus de ses moyens, et ce conflit vestimentaire n'avait pas eu de suite.

Un jour, arrivant au théâtre, les frères Isola furent stupéfiés.

Péan arborait un haut-de-forme d'au moins quinze francs.Ne pouvant résoudre cette énigme, ils appelèrent le crieur dans leur bureau et lui demandèrent tout à coup s'il n'avait pas récemment commis une mauvaise action ?

Le bonhomme se troubla, pâlit, et avoua qu'en effet il avait mal agi.

Après avoir été"cuisiné", il expliqua que"Léon", le marchand de chapeaux du Boulevard, lui avait promis le plus beau spécimen de sa vitrine s'il lui dévoilait un des trucs de ses patrons, dont il n'avait pu percer le secret.

Tancé d'importance, il jura qu'il ne recommencerait plus et de fait, de temps en temps, lorsque les Isola l'apercevaient, il leur faisait remarquer qu'il portait toujours le même chapeau.

Pendant un certain temps, le spectacle se termina par une illusion au coursde laquelle l'un des deux frères apparaissait et disparaissait. Pendant la durée de celle-ci, un aide devait se tenir sous la scène, dans unespace de cinquante centimètres de hauteur seulement, pour faire monter et descendre des châssis. Plusieurs fois l'homme, sans doute fatigué par sasituation inconfortable, était parti avant la fin.Menacé d'être mis à la porte si cela se reproduisait, il se le tint pour dit et attendit dorénavant qu'on lui donnât l'ordre de s'en aller.

Après la représentation du soir, les Isola avaient l'habitude d'aller au Café Napolitain prendre une consommation avec quelques amis. Une fois, vers une heure du matin, Émile et Vincent se concertèrent brusquement pour savoir lequel des deux avait dit de partir au modeste collaborateur placé sous la scène.

Tous deux l'avaient oublié.

Quand on vint lui rendre sa liberté avec quelque retard, l'homme était toujours dans la même position, fidèle au poste, mais les membres ankylosés.

Dans les premiers mois de 1895, les Isola eurent l'occasion de voir au Musée Grévin, une succession de photos d'un Pierrot, qui, présentées rapidement, donnaient l'impression du mouvement.Intéressés par cette nouveauté, ils décident d'aller chez M. Molteni pour acheter une lanterne magique et corser leur programme par quelques projections. Informant le fabricant de ce qu'ils avaient vu au Musée Grévin, ilsapprirent que M. Lumière avait inventé quelque chose de plus perfectionné. C'était le cinématographe.

Comme nous ne savons défendre ni nos inventeurs, ni nos inventions, la plupart des gens croient que le cinéma nous vient d'Amérique.

Il ne faut pas oublier qu'en mars 1895, la première projection animée était présentée par Louis Lumière à la Société d'Encouragement de Paris.

Le 28 décembre, dans le sous-sol du Grand Café, au coin de la rue Scribe et du Boulevard, dirigé par Volpini, concessionnaire du Bal de l'Opéra, Louis Lumière offrait aux Parisiens extasiés, la fameuse "Sortie d'Usine", ainsi que "Le Bocal au Poisson" ,"L'arroseur", "Tramways de Lyon", "L'arrivée d'un train".

Louis Lumière disait :

"Dès que l'invention eut des résultats satisfaisants, dès que le public commença à faire queue à la porte du Grand Café, nous eûmes des espoirs ambitieux. M. Émile Picard, qui était le commissaire de l'Exposition de 1900, me demanda s'il ne serait pas possible de garder le public à l'Exposition le soir. Grave problème ! Je pris alors la Galerie des Machines. Vous vous souvenez de ce désert. J'y mis une toile de 24 mètres sur 30, et on projeta pendant vingt minutes des films, toujours les mêmes - les pauvres - qui eurent un succès fou.

Après cela, la curiosité publique s'en mêla, des industriels sentirent le besoin qui se créait, et montèrent des théâtres, jouèrent des pièces complètes. Mais nous n'avions pas songé à aller au delà de vingt minutes."

Le 29 décembre, la nouvelle de la projection extraordinaire s'étant répandue, le public faisait queue jusqu'à la place de l'Opéra.

Bien entendu, les frères Isola avaient assisté à la représentation, et ils auraient souhaité qu'une partie de ce public vînt aussi pour le spectacle de leur théâtre. D'autre part, les débuts de Lumière leur avaient ouvert des horizons insoupçonnés. Bientôt, ils inventaient eux aussi un appareil de projection baptisé "Isolatographe", breveté quatre ou cinq mois après la découverte de Lumière. Toutefois, s'ils possédaient l'appareil, ils n'étaient pas outillés pour fabriquer des films.

Ils apprirent que dans la Salle des Dépêches du "Petit Parisien", boulevard des Italiens, on pouvait voir pour cinquante centimes des photographies"vivantes"dans un appareil appelé "Kinétoscope", et que le concessionnaire en était Edison.

À cette époque, ils firent la connaissance des frères Pathé qui leur vendirent des films, dont un colorié avec Loïe Fuller comme vedette ; ils songèrent même un moment à s'associer avec eux, et quand Pathé les rencontre, il n'oublie pas de le leur rappeler en leur disant :"Vous avez manqué votre fortune ce jour-là."Les Isola firent ce que l'on pourrait appeler"une publicité monstre", toutes proportions gardées. De petites voitures circulaient dans les rues de Paris, annonçant sur de grands panneaux, la présentation de "films en couleurs"au Théâtre Isola.

La fabrication de leur premier appareil ayant réussi, malgré quelques imperfections techniques, tel un petit sautillement des images, ils décidèrent d'en fabriquer un certain nombre pour les vendre à des amateurs. Le prix était de dix mille francs et ils eurent des clients, non seulement en France, mais à Berlin, Vienne, Bruxelles, etc...

Un an après cependant, ils abandonnaient cette branche de leur activité car, fait assez curieux, le cinéma qui avait engendré à sa parution le plus grand enthousiasme, périclitait et subit pendant quelque temps une éclipse.

Une quarantaine d'années plus tard, les Isola étaient en tournée à Evian : un monsieur d'un certain âge, portant une barbe majestueuse, se présenta à eux et leur montra une photographie qu'ils reconnurent tout de suite : Monsieur Josse.

Il leur rappela qu'en 1896, son père était venu de Russie à Paris pour leur acheter un Isolatographe qui avait enchanté sa jeunesse.Il avait toujours conservé le reçu de dix mille francs et tous trois furent émus en évoquant ces années lointaines mais pourtant si riches en souvenirs.

À quelques mois de là, un de leurs amis, le vicomte Gaë tan Milhaud, vint les chercher pour leur montrer, exposée rue Auber, chez un marchand de bicyclettes, la première moto, que l'on avait baptisée : vélo-moteur.

A la même époque, ils furent invités à la présentation des premiers Rayons X dans un sous-sol du boulevard des Italiens. Rencontrant un jeune auteur qu'ils avaient perdu de vue depuis six mois, celui-ci leur annonça qu'il arrivait d'Amérique et avait vu là-bas "des hommes voler."

On eut beaucoup de peine à le croire et c'était pourtant là les débuts de l'aviation, quoique chez nous, en 1890, l'ingénieur Ader eût effectué un vol de 60 mètres.

Avant gagné quelque, argent, les frères Isola songèrent à se rendre acquéreurs d'une affaire plus importante et à céder leur petit théâtre.

Petit, sans doute, mais cher aux deux artistes et directeurs qui avaient connu entre ces murs les soucis, l'inquiétude, l'espoir, l'incertitude, et enfin la réussite couronnant des années d'efforts loyaux et de persévérance acharnée.

Je suppose que leur dernière soirée dut être mélancolique et que ce n'est pas sans un léger serrement de cœur qu'ils ont fermé la porte du bureau directorial où tant de rêves accumulés se précisèrent jusqu'à devenir la plus matérielle réalité.

Ce genre de théâtre-bonbonnière était charmant ; on y voyait les artistes de près, et le spectateur avait l'impression d'être invité à une conversation entre gens de théâtre, au cours de laquelle la bienséance lui interdisait de placer son mot.

C'était un salon avec des fauteuils confortables et numérotés. Tout vieux Parisien, s'il en est encore, qui pénètre dans une de ces rares salles mimuscules échappée aux démolisseurs ou au monstre-cinéma croit voir selever de tous ces sièges, une assemblée de fantômes désuets, spirituels etgalants, comme on savait l'être encore avant les bouleversements qui ontmarqué le début de ce siècle. Lorsqu'on sut que les frères Isola envisagaient la vente de leur théâtre, des acquéreurs se présentèrent, dont Marguerite Deval. Ce furent Max Maurey et Alphonse Franck qui emportèrent l'affaire, parce que décidés les premiers, et celle-ci se traita au Café Napolitain, en 1897.

A la fin de chaque chapitre consacré à un théâtre dirigé par les frères Isola, nous publierons comme document intéressant particulièrement l'Histoire du Théâtre à Paris, la liste des ouvrages créés ou repris pendant cette direction, avec les noms de leurs interprètes et de leurs auteurs.

Pour les"Capucines-Théâtre Isola", la liste est un peu différente, étant donné le genre de spectacle présenté.


Voici les principaux éléments constitutifs des programmes et les titres des grandes illusions montées et présentées par les deux frères :

  • Séances de prestidigitation
  • Transmission de la pensée
  • Suggestion musicale
  • La malle des Indes
  • L'armoire des frères Davenport
  • Mnémotechnie
  • Expérience du bottin
  • Le poids lourd et léger
  • Les lyres Isoliennes
  • Le fantôme aux mille couleurs
  • L'océan de lumières
  • La roulette de Monte-Carlo
  • Le prisonnier caucasien
  • Les tables tournantes
  • La suspension aérienne
  • Le paravent diabolique
  • L'orchestre d'automates
  • La chasse aux pièces de cinq francs
  • L'ombromanie (silhouettes animées)
  • La bibliothèque merveilleuse
  • La disparition d'une femme vivante
  • Les cerveaux siamois
  • La végétation artificielle
  • La pêche miraculeuse
  • La magie noire
  • La chasse aux lapins et colombes

Ces manifestations eurent lieu avec le concours des artistes suivants :

  • Ducis
  • Florent
  • Charlotte Martens
  • Ray
  • Albertini
  • Roscoff

Note : Le texte qui précède est tiré de "Souvenirs des Frères Isola - Cinquante ans de vie parisienne recueillis par Pierre Andrieu" et ont été publiés chez Flammarion en 1945. - Les textes de ces souvenirs peuvent encore faire l'objet de droits d'auteurs.

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