Les frères Isola
SOUVENIRS DES FRÈRES ISOLA
Chapitre 5 - Olympia
(Voir la note à la fin)
Le ler avril 1898, les frères Isola, satisfaits des résultats obtenus à Parisiana, achetaient l'Olympia à M. Lagoaner, directeur et chef d'orchestre, qui ne remportait pas un grand succès malgré une évidente bonne volonté. Dès qu'ils eurent étudié l'affaire, pris celle-ci en main, rénové les programmes, le public afflua au grand ébahissement de ce pauvre Lagoaner. Spirituel d'ailleurs, il disait à ses nouveaux patrons"Avant, j'étais très bien placé.
Conduisant mon orchestre, je tournais le dos à la salle, ce qui m'évitait de voir le peu de spectateurs qui s'y trouvaient."Il ne s'expliquait pas la cause soudaine de la sympathie des Parisiens pour le nouvel Olympia. Levant les bras au ciel, il accusait le sort qui lui avait été contraire. "Pensez, Messieurs, avouait-il aux Isola, qu'il m'arrivait de me lever la nuit pour voir le temps qu'il ferait le lendemain et prévoir si ma recette serait bonne."
Émile et Vincent répondaient en souriant :"Il ne s'agissait pas de se lever la nuit, mais de courir ici et là, partout, même à l'étranger, pour engager des attractions nouvelles capables d'attirer la foule."Oller était propriétaire du bail et avait demandé aux acquéreurs de l'établissement un loyer prohibitif. Aussi abandonnèrent-ils le sous-sol où se trouvait la"Taverne de l'Olympia".
Depuis longtemps un vieux garçon de bureau faisait partie du personnel. Il était ponctuel et dévoué, bien connu des habitués qui l'avaient toujours vu là. Mais le Père Hénaut avait soixante-quinze ans et le brave homme aurait eu grand besoin d'aller se reposer. Attaché à son théâtre, heureux des trois cents francs d'appointements que lui versaient les deux frères, il ne manifestait pas du tout l'intention de s'en aller.
Un jour pourtant, ils le firent venir à leur bureau et usant de diplomatie, le complimentèrent sur son travail. Ils venaient justement de lui donner ses étrennes : prévoyant son congédiement, le Père Hénaut éclata en sanglots. On le consola et les Isola lui expliquèrent que tout allait se concilier pour le mieux. Il partirait se reposer à Morlaix, son pays natal, comme il en avait caressé le rêve, et toutes les fins de mois, il recevrait ses appointements de Paris. Le fidèle employé n'en pouvait croire ses oreilles. Il serrait les mains de ses directeurs, les remerciait en balbutiant; les Isola étaient aussi émus que leur garçon, avec la satisfaction intime qui fut toujours la leur au cours de leur longue carrière faire le bien autour d'eux et apprécier la conscience de leurs collaborateurs. Le Père Hénaut s'installa donc à Morlaix et reçut régulièrement le mandat bienfaisant. Cependant son bonheur n'était pas complet.
Ayant fait paraître fort longtemps auparavant une petite plaquette de vers, il avait toujours ambitionné les palmes académiques ! Les frères Isola connaissaient cette innocente manie, et possédant les relations suffisantes, ils purent obtenir pour l'intéressé cette décoration qu'il enviait tant. Quand le Père Hénaut reçut son diplôme d'Officier d'Académie, il ne se tint plus de joie et tout Morlaix connut la nouvelle.
Sans doute, quelque farceur lui démontra qu'être Officier d'Académie impliquait de faire partie de l'Académie Française et le naïf bonhomme s'empressa de se faire imprimer quelques centaines de cartes de visite portant au-dessous de son nom, ce titre éblouissant"Membre de l'Académie Française". Le père des Isola vint deux fois à Paris passer quelque temps avec ses enfants et assister, ravi, à l'ascension des deux petits prestidigitateurs de Blida.
En 1889 et 1900, pour les deux Expositions Universelles, il put apprécier dans quelle estime ses deux fils étaient tenus et que son nom atteignait la célébrité. En 1900, un groupe d'Américains étant entré un après-midi à l'
Olympia, une des dames laissa tomber près de la caisse un bracelet en diamants, sans que nul s'en aperçût. Quelque temps après, un spectateur le ramassa et le remit au contrôle. On le rangea précieusement attendant la réclamation certaine de la propriétaire.
Il était en effet impossible de la retrouver dans la salle au milieu de tant de monde. Ayant fait estimer ce bijou et ayant appris avec stupéfaction qu'il valait 80.000 francs, les frères Isola le déposèrent au Commissariat de Police, décidant que s'il n'était pas réclamé à l'issue de la période d'un an et un jour, il serait vendu et la somme résultant de cette vente partagée entre tout le personnel du théâtre.
Un an après, c'est avec une certaine émotion que l'un d'eux se rendit au Commissariat et demanda des nouvelles du bracelet. Personne ne l'avait réclamé.
- Mais au fait, interrogea le commissaire, qui a trouvé ce bijou ?
- Un spectateur, dit Vincent. - Connaissez-vous son nom ? reprit le Commissaire.
- Non, puisqu'il l'a remis immédiatement après l'avoir trouvé, au contrôleur de notre établissement.
- Alors, je ne peux le rendre qu'à la personne qui l'a trouvé. Il m'est impossible, d'après la Loi, de vous le remettre, puisque ce n'est pas vous.
Et... le bracelet fut perdu pour tout le monde.
Ayant entendu dire beaucoup de bien d'un"Faust"joué à Londres, les Isola qui ne craignaient pas de visiter toutes les capitales européennes pour trouver des numéros intéressants et se rendre compte de la qualité des spectacles étrangers, partirent immédiatement pour la grande ville anglaise. Le Ballet les enchanta, mais la pièce dépendant du répertoire de l'Opéra, ils ne purent obtenir l'autorisation de la présenter à l'Olympia.
Tournant la difficulté, ils demandèrent une parodie à Gardel-Hervé, et ce fut"Le Petit Faust"dont toutes les scènes étaient mimées. Thylda personnifiait Méphisto, Emilienne d'Alençon, Marguerite, et Julia Seal, Faust. Le défilé des Valentins fut le clou de ce spectacle qui fut présenté pendant un an tant à l'
Olympia qu'aux
Folies Bergère acquises par la suite. Pour ce dernier tableau, ils avaient engagé un chanteur à voix qui avait à peu près 1 m. 90 de hauteur, représentant Valentin. Derrière lui, d'autres, vêtus du même costume, défilaient par rang de taille jusqu'à un nain traînant un petit cheval. A vrai dire, le succès ne vint pas tout de suite et le départ fut assez difficile. Les directeurs eurent alors l'idée de téléphoner aux Colonnes Moriss pour demander que l'on collât leurs affiches à l'envers.
Le lendemain, tout Paris qui avait attrapé le torticolis pour pouvoir lire ce dont il s'agissait, parlait des affiches et du spectacle. Émilie Andrée, dite Emilienne d'Alençon, avait débuté au Cirque d'Eté en 1889, puis était passée au
Casino de Paris et aux "Menus Plaisirs", avait joué dans un certain nombre de revues, aux
Folies Bergère même, "Emilienne au Quat'zarts", en 1893. A l'Alhambra de Londres elle avait triomphé dans plusieurs ballets et en 1900, l'Olympia l'accueillait dans "Le Petit Faust". Une nombreuse correspondance parvenait de tous les pays au bureau de la rue Caumartin : propositions d'attractions, programmes divers, journaux de théâtre, etc...
Un jour, les directeurs reçurent d'Amérique une revue illustrée sur la couverture de laquelle une photographie attira leur attention. C'était une attraction sensationnelle inédite : une immense boucle, "Looping", qu'un nommé Diavolo, acrobate remarquablement audacieux, présentait à Chicago. Les Isola câblèrent aussitôt pour retenir ce numéro et huit jours après ils recevaient une réponse hélas ! décevante : Diavolo ne sera libre que dans six mois. Qu'à cela ne tienne, ils l'engagèrent pour six mois plus tard à 1.000 francs par jour.
Mais entre temps, l'acrobate avait signé d'autres contrats et il n'était plus libre que dans neuf mois. Ils "tinrent le coup"et maintinrent l'engagement. Cependant, la nouvelle du succès foudroyant en Amérique fut rapidement connue et des concurrents profitèrent pour monter des numéros semblables. Bornet, directeur de l'ancien Casino de Paris, leur apprit qu'il existait à Londres une copie de la boucle d'Amérique. Ils partirent immédiatement et arrivèrent à l'Aquarium pour la matinée, afin de repartir le lendemain matin. Sur la porte de l'établissement, une petite affiche était collée : l'artiste s'était tué la veille.
Peu de temps après, une attraction de ce genre s'installait au
Casino de Paris, mais les Isola s'étant assuré l'exclusivité de la boucle dans la capitale, engagèrent un procès et le gagnèrent. Le président du Tribunal fit interdire les représentations du Casino. Enfin l'artiste américain arriva avec son matériel. L'installation demanda beaucoup de soins, car cette boucle en métal pesait 6.000 kilogs et était suspendue au plafond de la salle.
On supprima évidemment les rangées de fauteuils se trouvant dessous. M. Lépine, Préfet de Police, refusa l'autorisation, craignant les accidents. Comme il était venu visiter l'
Olympia, Vincent Isola lui dit :
- Monsieur le Préfet, on nous dit que vous ne voulez pas nous laisser jouer ce soir ? Mais toutes les places sont louées, vous ne pouvez pas nous obliger à rembourser. C'est évidemment très gênant, mais enfin si vous donnez des ordres, nous les respecterons.
Lépine tenait bon, prétextant que l'artiste pouvait se tuer, comme cela s'était produit à Londres. Vincent rétorqua :"Je voudrais bien que vous voyiez. D'ailleurs vous êtes venu pour cela, certainement..."Tout à coup, Lépine dit en se tournant vers Vincent
- Isola, on ne prend jamais assez de précautions.
Et il monta avec la souplesse d'un chat pour se rendre compte de la solidité de l'installation. Pendant que le Préfet faisait son ascension, les Isola avaient suggéré à l'artiste de donner à Lépine une exhibition improvisée et, véritable éclair, avant que les rares spectateurs présents eussent pu réaliser ce qui se passait, l'Américain avait bouclé sa boucle et saluait en souriant. Le Préfet fut convaincu et donna l'autorisation.
Une quinzaine de jours avant cette attraction sensationnelle, ils avaient donné la première d'une revue qui n'avait pas grand succès et les auteurs se demandaient avec anxiété si le numéro annoncé n'allait pas provoquer la fin des représentations de leur œuvre.
Quand ils virent que la boucle durait à peine une minute et que la foule se pressait aux guichets de l'Olympia, l'un d'eux dit d'un air satisfait à ses directeurs :
"Vous voyez bien que notre revue était bonne!"
L'autre plus modeste, ajouta :"Tout de même, il faut reconnaître que nous n'y avons aucun mérite."M. Desbruyères, directeur de la
Gaîté Lyrique, assistait à la première de cette acrobatie audacieuse qui fit courir tout Paris pendant des mois. De son avant-scène, voyant la salle noire de monde et sachant qu'on louait ses places plusieurs jours d'avance, il conseilla aux Isola de faire passer le prix de leurs fauteuils de 7 francs à 10 francs. Après avoir un peu hésité, ils le tentèrent et le publie ne diminua point.
Un soir vers huit heures, alors qu'ils dînaient tranquillement chez eux avant de se rendre au théâtre, un coup de téléphone les alerta : "La boucle vient de se détacher. Elle est tombée. Heureusement la salle était vide. Il n'y a pas d'accident. "Affolement compréhensible, mais aussi prompte décision. Avant l'arrivée des premiers spectateurs de la soirée, tout était remis en ordre et on prétexta un incident quelconque pour légitimer l'absence de l'acrobate ce soir-là. Il ne fallait pas, en effet, laisser supposer à la foule qu'un accident était possible.
Le lendemain, l'artiste continuait son exploit quotidien. On leur signala un jour qu'il y avait à Chinon un cirque où paraissait un dresseur de crocodiles, attraction assez rare. Il se présentait en public avec ses 40 monstres dans un immense aquarium. Son nom était Pernelet. Suivant leur habitude, les frères Isola accomplirent un nouveau voyage et débarquèrent en Indre-et-Loire où on leur montra le dresseur prenant son absinthe à la terrasse d'un quelconque café de la place. Avant toute discussion, il invita les deux frères à déguster sa consommation favorite, et ceux-ci durent s'exécuter quoique leur goût ne fût pas particulièrement porté sur ce genre d'apéritif.
Il ne fallait cependant pas mécontenter l'homme et la diplomatie exigeait qu'ils fissent violence à leurs habitudes. Il n'avait jusqu'alors travaillé que dans les cirques et ne connaissait pas les cachets alloués aux artistes de théâtre. Les Isola auraient bien accordé 1.000 francs par soirée pour un numéro aussi spectaculaire, mais comme il ne leur fut demandé que 250 francs, ils prirent la balle au bond et s'empressèrent de signer un contrat. Vincent lui ayant fait remarquer que son aquarium était trop grand pour la scène et qu'il pourrait y avoir du danger, le dompteur de crocodiles répondit en montrant sa main à laquelle il manquait trois doigts : "Du danger ! Voyez donc un peu. C'est à peu près tout ce qu'ils peuvent faire !"
Un aquarium en verre fut construit spécialement pour l'Olympia et chaque soir, on pouvait se demander si Pernelet n'allait pas laisser sa tête dans la gueule de l'un des monstres. On suspendait au-dessus de l'aquarium un morceau de viande et les bêtes se dressaient pour l'attraper, faisant dans l'eau de gigantesques bonds. Cela nous fait souvenir de Valentine Petit, femme de Léonce Petit, qui, dans le même établissement et sous la même direction, dansait dans la cage aux lions tandis que le dompteur Marc tenait les fauves en respect. Parmi les pensionnaires des deux célèbres directeurs, nous ne pouvons omettre
Louise Balthy, dont nombre de Parisiens se rappellent encore les reparties souvent osées.
N'est-ce pas elle qui, se trouvant aux Nouveautés, à une répétition de "La Dame de chez Maxim's" lança, furieuse, cette phrase à un ami ayant maladroitement marché sur la queue de sa robe de soirée :"Eh bien, dites donc, vous ! Si je vous en faisais autant.... !
"
Louise Balthy, ce n'est pas un secret pour ceux qui l'ont connue, manquait de culture et n'avait pas d'éducation, mais elle aimait les beaux vers, la prose harmonieuse, et douée d'une remarquable intelligence, d'un instinct sûr, elle apprit à dire, à chanter, à danser comme peu de ses contemporaines ont réussi à le faire. Pour tenir un rôle à l'Apollo, elle apprit même à jouer du saxophone vers la fin de ses jours ! A Biarritz, la caissière d'un pâtissier lui ayant reproché d'avoir mangé plus de gâteaux qu'elle n'en avait réellement pris, elle répondit gouailleuse :
"Non, me prenez-vous pour une femme du monde ? Et où les aurais-je mis les gâteaux de rabiot ? Regardez à travers mon ventre...
Mais si je voulais faire ça, ma petite, comme il me serait facile de me débiner. Pardié, je n'ai qu'à me rouler autour de moi-même ! ..."Louise Balthy était, en effet, grande et très mince. C'est à l'Olympia que parut le fameux casseur d'assiettes Baggessen, mort à 73 ans, dans sa propriété des environs de Copenhague. Un journaliste lui demanda un jour comment il avait eu l'idée de son numéro et il répondit tout bonnement :"Voilà. J'achetais de la vaisselle dans un magasin de porcelaine quand, par un geste maladroit, je renversai tout l'étalage. Cela fit un tel bruit que les gens restèrent stupéfaits.
Seul, un gosse riait aux larmes et tout à coup s'écria : "Dis, Monsieur, recommence !"Le soir même, je recommençais."Les Isola ayant rencontré Baggessen il y a quelques années, lui demandèrent s'il avait l'intention de continuer son numéro.
- Hélas ! leur dit-il, je ne puis plus. Les assiettes coûtent trop cher et je dépenserais pour les remplacer plus que l'argent que je gagnerais.
Les attractions n'empêchaient pas les spectacles de revues et c'est ainsi que dans"La Revue du Music-Hall", Gaby Deslys débuta comme vedette. Fernand Xau parla un jour aux frères Isola d'un artiste qui, disait-il, était extraordinaire, véritable homme-protée.
Il disait de lui :"Il est universel. Il joue toute une pièce. On a l'impression que quinze personnes sont en scène alors qu'il est tout seul. En quelques secondes, il change de voix, de gestes, etc..."C'était Léopold Frégoli, né à Rome en 1867, créateur du genre transformiste qu'il présenta dans les cinq parties du monde.
Les Isola apprenant que cet homme curieux se trouvait à Londres traversèrent le Channel pour s'entendre dire, avec beaucoup de regrets d'ailleurs, qu'un contrat venait d'être signé et que Frégoli débuterait à Paris, mais au
Trianon-Concert, boulevard Rochechouart. Les directeurs français se proposaient d'attendre obligatoirement la fin de ce contrat, lorsque le cinquième jour un incendie détruisit le Trianon-Concert.Frégoli redevenant libre, les Isola l'engagèrent pour trois mois.
Il en resta sept, faisant tous les soirs des salles pleines à craquer. Il avait des milliers de kilos de bagages, dix décors, huit cents costumes, douze cents perruques et postiches, ainsi qu'un nombre incalculable d'accessoires en tous genres. Il était très dépensier, mais travailleur, se levait à cinq heures du matin pour répéter son numéro. Comme il habitait à l'hôtel Terminus et qu'il jouait de divers instruments, les locataires ne cessaient de se plaindre à la direction, sans que pour cela Frégoli changeât ses habitudes.
Vincent Isola lui dit un jour :"Revenant d'Argentine où tu as été payé à prix d'or, tu as dû rapporter beaucoup d'argent."Frégoli répondit en souriant et en désignant son secrétaire nommé Paradosse"Moi non... Mais lui, oui."Il avait eu un moment, un béguin fou pour la Belle Otéro et passait des heures entières à rédiger pour elle de longues lettres pour lesquelles il cherchait les phrases les plus convaincantes. Capricieux comme un enfant, il refusa une fois de paraître en scène parce que son secrétaire ne lui avait pas fait manger un plat de spaghetti qu'il lui avait promis, prétextant qu'il n'en avait pas trouvé.
Il fallut que les frères Isola lui donnassent leur parole qu'il aurait son plat favori après la représentation s'il consentait à jouer immédiatement, car le publie attendait. Un jour, il leur demanda de l'accompagner à l'Hôtel Terminus pour le débarrasser du petit souci de sa facture mensuelle. Elle se montait à 80.000 francs ! Il paraît qu'en 1896, se trouvant comme caporal avec son régiment en Abyssinie, il fut fait prisonnier par les soldats de Ménélik. Sa réputation de ventriloque était parvenue jusqu'à l'Empereur qui ne pouvait croire qu'il"parlât avec son ventre". Frégoli l'amusa si bien qu'il gagna sa liberté et revint en Italie avec un cadeau de 1.500 lires. Il se retira en Toscane, à Viareggio, dans une belle propriété qu'il avait achetée et où se trouvait une petite colline. Celle-ci le gênant, il fit venir une équipe d'ouvriers avec la charge de transporter la colline un peu plus loin...
C'était l'époque où les pantomimes connaissaient le plus grand succès et parmi celles-ci, on se souvient peut-être du"Coucher de la Mariée"avec Louise Willy. Spectacle d'une audace folle, car l'on voyait pour la première fois une femme se déshabiller sur la scène, tout en gardant son maillot, le nu n'étant pas encore autorisé. Ce fut encore "Le Ballet de l'Impératrice" que Paul Vidal et Jean Richepin avaient apporté aux frères Isola. Lorsque Gailhard, directeur de l'Opéra, eut vu la première représentation, il dit à un ami en parlant des deux directeurs :
"Et dire qu'ils n'étaient pas obligés de le jouer !
"Il songeait sans doute aux obligations de son cahier des charges. En 1902, ils montèrent un Ballet de Louis Ganne intitulé"Japon".
Ganne était vraiment le démon de la musique incarné dans un homme. Souvent nerveux, il lui arrivait de casser sa baguette de chef d'orchestre. Une fois, cet ennui lui étant advenu, il demanda à Émile Isola sa baguette de prestidigitateur, mais il la cassa également et dut terminer avec un tout petit bout de bois.
C'est bien suffisant, dit-il, pour jouer cette sale musique.
"Caroline Otéro créa à l'Olympia"
La Fête à Séville"avec Paul Franck et ce fut un triomphe. Celle à qui d'Annunzio dédicaçait un de ses ouvrages ainsi :"A la Beauté vivante, religieusement", trouvait là toute l'âme de l'Espagne qui lui était chère et elle pouvait l'extérioriser. Un artiste curieux dont on parla beaucoup en son temps fut Little Tich, homme de talent, comédien jovial d'une puissance comique rare. En 1919, lorsque Sacha Guitry alla donner des représentations à Londres, il étonna un journaliste qui lui demandait quel comédien anglais il admirait le plus, en lui répondant sans hésiter :"Little Tich."Ce n'était pas là une plaisanterie, mais un aveu sincère. Little Tich joua au Tivoli de Londres des revues au canevas", c'est-à-dire que les artistes improvisaient leur texte et, naturellement, celui-ci n'était jamais le même.
Les directeurs londoniens ayant voulu imiter les spectacles parisiens, Little Tich étant auréolé du prestige de la capitale française, leur avait dit pouvoir monter un spectacle à l'instar de Paris.
Les Anglais pensaient applaudir ainsi les mêmes scènes qu'aux
Folies Bergère On sait que cet extraordinaire comédien était tout petit et il lui arriva un jour dans les allées du Pare Monceau, une aventure peu banale, qu'il s'amusa souvent à raconter : Supposant avec juste raison qu'on le prendrait pour un petit garçon, il plongea sa tête dans ses mains et fit semblant de pleurer. Le résultat ne se fit pas attendre. Une dame jeune et élégante s'approcha pleine de commisération :
- Qu'as-tu mon petit bonhomme ? un gros chagrin ? - Oh oui, Madame, ma bonne est partie pour - dix minutes... - Eh bien, elle va revenir ? - Oui, mais... j'ai envie de faire pipi et... tout seul.
- Oh ! ce n'est que cela ? Mais je vais t'aider, viens contre cet arbre !
La jeune dame aide le petit garçon, mais tout à coup, son œil s'ouvre démesurément.
- Mais... quel âge as-tu donc, mon petit ami ? fait-elle.
- Quarante-deux ans, répliqua le pseudo-gamin. Je suis Little Tich, le comique excentrique de l'Olympia.
Le journal Le Figaro avait pris l'habitude d'offrir à ses abominés et à un certain nombre de personnalités, des "cinq à sept" au cours desquels se produisaient des artistes en renom. Justement, le roi de Suède se trouvait à Paris en même temps que Little Tich et avait été invité à l'un de ces"cinq à sept".
Périvier, directeur du Figaro, voulant présenter l'artiste au souverain, vint demander aux frères Isola l'autorisation de le faire paraître, ce qui fut tout de suite accordé, mais il fallait obtenir l'adhésion de l'intéressé. Comme Périvier se présentant dans la loge de Little Tich tentait de lui expliquer le but de sa visite en mauvais anglais, le petit homme lui répondit sans aménité"Parlez donc français, je vous comprendrai peut-être mieux."
On eut beau lui dire que le roi de Suède l'applaudirait, que cela lui ferait de la publicité, Little Tich ne voulut rien entendre, et après le départ de Périvier, comme les Isola s'étonnaient de cette insistance à ne pas paraître au"cinq à sept i), Little Tich répondit :"Messieurs Isola, c'est pour vous, ce que j'ai fait. Si le Roi veut me voir, il viendra ici, à l'
Olympia."Un jour, ils virent arriver dans leur bureau un garçon pâle, timide, tenant à la main une lettre de recommandation de leur ami Maurice Boukay qui n'était autre que le ministre Charles Couyba.
Il avait attendu trois-quarts d'heure dans l'antichambre et les Isola ne l'avaient reçu que parce que leur secrétaire Marcel Simon leur avait dit qu'il avait en mains une lettre et qu'il ne voulait la remettre qu'à eux-mêmes. Maurice Boukay demandait s'ils ne pourraient pas trouver une place de secrétaire à ce jeune homme. Les deux frères, malgré leur bonne volonté, ne voyaient rien à proposer au postulant qui en paraissait attristé."Enfin, dit l'un d'eux, peut-être pourrions-nous vous prendre comme sous-secrétaire aux
Folies Bergère, puisque nous avons déjà un secrétaire. Ce n'est pas une très belle situation, mais en attendant mieux..."
A ce moment, en effet, les Isola avaient acheté les Folies Bergère dont il est parlé dans le chapitre suivant. Le jeune homme accepta avec une immense joie et se
laissa choir dans un fauteuil, sous le coup de l'émotion.
"Je pourrai mettre sur mes cartes de visite, murmura-t-il : Sous-secrétaire aux Folies Bergère. C'est merveilleux !..."
Plus tard, dans un de ses ouvrages, Jacques-Charles, car c'était lui, raconta cette scène et ajouta:
"Lorsque je suis sorti de leur bureau, j'avais tellement de joie, que je regardais les maisons en disant :
"Paris est à moi."
Il s'avéra un parfait collaborateur, découvrant des quantités de jolies filles et de véritables artistes aussi puisqu'il apporta un jour, triomphant, un contrat signé de Miss Campton, qu'il avait engagée à 1.800 francs, alors que ses directeurs n'avaient jamais espéré l'avoir à ce prix.
Dresser le palmarès de toutes les découvertes des deux célèbres directeurs, ce serait donner la liste de presque tout ce qui compte dans le théâtre d'aujourd'hui et qui a compté dans le théâtre d'hier. Dans les artistes cités à l'Olympia, il y en a bon nombre qui parurent aussi aux
Folies Bergère, les deux scènes étant sœurs, et l'histoire de l'une convient à l'histoire de l'autre.
Rappellerons-nous la Tortojada, fameuse chanteuse espagnole ; Adda Coley, le rossignol australien ; Bob Walter, née en Algérie, fille d'un entrepreneur de transports militaires et nièce d'un général de brigade ayant commandé à Alger ? Elle prit des leçons de Coquelin cadet et commença par chanter des chansons du XVIIIe siècle. Elle fit des tournées dans toute l'Europe, lança des numéros de danses lumineuses et composa plusieurs pantomimes, notamment :
"Le Rêve de la vieille marquise".
Elle avait beaucoup d'audace et ne craignait pas d'imiter la Loïe Fuller dans"La Danse du Feu", sans pourtant atteindre le succès de la créatrice. Pour emballer le public un peu rétif, les frères Isola lui suggérèrent, à la fin de son tourbillon, de tomber raide sur la scène comme si elle était morte. Le premier soir, cette chute causa un si vif émoi dans la salle, qu'un docteur qui se trouvait là, bondit dans les coulisses, clamant qu'il était médecin et voulant absolument donner des soins immédiats à l'artiste.
On se souvient sans doute du mariage de Liane de Pougy avec le prince Ghika. Pour l'épouser, elle rompit le contrat qui la liait avec ses directeurs. Les frères Isola assignèrent leur pensionnaire en 50.000 francs de dommages-intérêts. Le bâtonnier Clunet défendit leur cause et après une remarquable plaidoirie, dans laquelle il prétendit à juste titre sauvegarder les droits des directeurs et indirectement ceux du public, le président Ditte donna gain de cause aux deux frères.
De la part de ces derniers, l'avocat défenseur annonça alors, que ses clients faisaient remise de la somme, ne voulant pas en toucher la moindre part, et qu'il leur suffisait d'avoir fait reconnaître par la Justice, de laquelle ils n'avaient jamais douté, leur bon droit. Liane de Pougy, devenue Princesse Ghika, resta toujours leur amie. Il faut noter que ces deux hommes profondément épris du théâtre, qui pendant plus de soixante ans n'ont vécu que pour lui, ont été des novateurs modestes et que bien. des pseudos découvertes ou inventions dont se sont servis beaucoup de leurs successeurs, leur appartiennent.
Entre autres, ce sont eux qui, rompant avec la routine des revues de fin d'année, ont monté à toutes les époques, ces grands spectacles à nombreuse figuration, qui sont un enchantement de couleur et de lumière et que tous les music-halls ont adoptés. Un nom que, peut-être, on ne s'attendrait pas à trouver dans la troupe de l'
Olympia, est celui d'
Yvette Guilbert qui interprétait avec des nuances infinies, les chansons devenues célèbres d'un répertoire qu'elle a abandonné depuis.
Certes, elle avait beaucoup d'audace mais aussi un talent sûr ; car avec seulement de l'audace, on tient la vedette un moment. Pour se maintenir au premier plan, il est nécessaire d'avoir du fond. J'adresse un souvenir particulier à Germaine Gallois, cette charmante comédienne, tout sourire et toute grâce, qui répondit un jour au ténor Codon au cours d'un déjeuner que nous faisions à Mandelieu, près de Cannes, avec un esprit de la plus belle qualité et bien français.
Codou s'amusait à lui faire deviner des phrases dites en russe et entre autres :"Je vous aime."Alors, en souriant, elle répondit :"Une femme comprend toujours cela dans toutes les langues."
OUVRAGES AYANT ÉTÉ JOUÉS A "L'OLYMPIA"
- Le Coucher de la Mariée
- La Gran Via
- La Fée des Poupées
- Miss Bouton d'Or
- L'Impératrice (ballet)
- Les Mille et une Nuits (ballet)
- Sardanapale
- Folles Amours
- Une Fête à Séville
- Visions (Pantomime)
- Au Japon (Ballet)
- La Rosière de Saint-Flour
- Menaka
- Néron (Ballet)
- Le Petit Faust (Ballet)
- Madame la Lune (Opérette)
- Le Prince de Pilsen (Opérette)
- Country-Girls (Opérette)
- La Belle de New-York
(Opérette)
- La Revue de l'Olympia
- La Pompadour (Ballet)
- Conscience (Ballet Pantomime)
- Pierrot Soldat (Pantomime)
- Pierrot Pochard
(Pantomime)
- Les Trois Couleurs (Ballet)
- Watteau
- Cendrillon
- L'Ile d'Amour
- Les Saisons de la Parisienne
- Une soirée au Music-hall
PRINCIPALES ATTRACTIONS DE "L'OLYMPIA"
- Frégoli
- Little Tich
- Boucle (Looping the Loop)
- La Flèche humaine (Hélène Dutrieu)
- Dompteur Marc
- Baggessen
- Phoques jongleurs
- Les Crocodiles
AUTEURS DE "L'OLYMPIA" :
- Paul Vidal
- Jane Vieu
-
Jean Lorrain
- Oscar de Cagaëme
- Edmond Missa
- Rodolphe Berger
- Blondeau
- Gabriel Pierné
- Maurice de Marsan
- Eugène Domergue
- René Louis
- Baver
- Séverin
- Gaston Paulin
- Verdeley
- Polica
-
Jean Richepin
- Antoine Banès
- Edmond Diette
- Monréal
- Fabrice Lemon
- Paul Franck
- Thalès
- Louis Ganne
- De Trévière
- André Wormser
- Casadessus
- Paul Lync
- Mathé
- Curty
ARTISTES DE "L'OLYMPIA"
-
Max Dearly
-
Regnard
- Séverin
- Thalès
- Paul Franck
- René Dauvers
- Colas
- Rivers
- Maffert
- Little Fred
- Fernand Fray
- Barral
- Mauricet
- Marien
- Albertal
- Darcet
- Paule Delys
-
Gaby Deslys
- La Belle Degaby
- Valentine Petit
- Mariette Sully
- Capabianca
- Caramano
- Delisia
- Gillardi
- Emma Lescat
- Tortojada
- Adda Colev
- Jane Thylda
- Julia Seal
- Bob Walter
-
Marcelle Bordas
- Micheline
-
Germaine Gallois
- Rianza
- Muguet
- Blanche de Marcylle
- Émilienne d'Alençon
- Odette de Brémonval
- Napierkowska
- Allarty
- Irma de Montigny
- Eddit Wilney
- Raquel Meller
- Maggi Barnett
- Régine Flory
Note : Le texte qui précède est tiré de "Souvenirs des Frères Isola - Cinquante ans de vie parisienne recueillis par Pierre Andrieu" et ont été publiés chez Flammarion en 1945. - Les textes de ces souvenirs peuvent encore faire l'objet de droits d'auteurs.
« Retour à la page d'introduction » |