CHAPITRES
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1 - De Blida
2 - À la conquête de Paris
3 - Les Capucines-Théâtre Isola (sic)
4 - Parisiana
5 - Olympia
6 - Folies Bergère
7 - Gaîté Lyrique
8 - Voyages pittoresques
9 - Opéra-Comique
10 - Sarah-Bernhardt
11 - Mogador
12 - Mon frère et moi
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Les frères Isola


SOUVENIRS DES FRÈRES ISOLA


Chapitre 9 - Opéra-Comique

(Voir la note à la fin)

u cours du mois d'octobre 1913, les frères Isola reçurent un coup de téléphone assez laconique du ministre Louis Barthou, qui peut se résumer ainsi :

"Voulez-vous venir diriger l'Opéra-Comique avec Gheusi ? J'envoie Carré au Français."

Jules Claretie allait prendre sa retraite et obtint deux mois de prolongation de son mandat, pour... mourir administrateur de la Comédie Française ; Albert Carré passait de l'Opéra-Comique à la rue de Richelieu.

Ils acceptèrent et se rendirent immédiatement à l'invitation du ministre, à condition que cette association ne pourrait en aucun cas "faire échec à l'unité de direction" ; c'est-à-dire que tout devrait se faire en plein accord et sur un pied d'égalité entre les trois associés.

Le titre officiel des frères Isola était : Directeurs administratifs de l'Opéra-Comique, et celui de Gheusi : Directeur artistique.

En raison de cette direction tricéphale, il est assez difficile de déterminer la part exacte de chacun et sa responsabilité dans la bonne marche de la salle Favart. Aussi, dirons-nous : "L'Opéra-Comique", sans spécifier le pourcentage revenant à l'un ou à l'autre des directeurs.

Qui conna?t les frères Isola, sait combien tous deux sont de braves gens, dans tout ce que ce qualificatif peut désigner de simple, de loyal, et d'ennemi de la polémique stérile.

Ils m'ont conté l'histoire de leurs rapports avec leur associé sans aucune acrimonie, regrettant sincèrement son caractère difficile connu par beaucoup de ceux qui l'ont approché, et je certifie que dans ces souvenirs, ils n'ont désiré que l'expression de la vérité, sans vouloir faire de peine à qui que ce soit, ni donner lieu à des demandes de rectification pour servir la publicité de tel ou tel.

Dans "Cinquante ans de Paris", P.-B. Gheusi n'a pas été tendre pour ses anciens associés. Le jour où il a écrit la partie de ses souvenirs dans laquelle il parle d'eux, il a d? tremper sa plume dans l'encrier empli de fiel. Celui de miel était à côté, mais voilà, il s'est trompé... pour une lettre.

Oublions les phrases méchantes d'un homme aigri, et ne nous souvenons que de la dédicace dont il revêtit l'exemplaire de sa brochure : L'Opéra-Comique sous la Haine, adressée par lui aux deux frères :

"A Emile et Vincent Isola
Combien je regrette !!!
Je vous recommande mon fils Raymond,
admirable administrateur de théâtre et le vieux

P.-B. GHEUSI."                                            

Ces regrets étant exprimés, ne parlons plus des dissentiments intimes et continuons l'Histoire.

La prise de possession de l'Opéra-Comique eut lieu le 1er janvier 1914. Un mois avant, les Isola ayant conservé des intérêts à la Gaîté, à l'Olympia et aux Folies-Bergère, durent les abandonner pour respecter le cahier des charges. Ils cédèrent la Gaîté à Bravard, Gabriel Trarieux et Charbonnel.

En réalité, ils auraient préféré l'Opéra à l'Opéra-Comique, mais Barthou qui l'avait compris, avait vaincu leurs hésitations, par cette phrase :

"Messieurs, je vous connais, je vous apprécie. Acceptez l'Opéra-Comique. C'est l'antichambre de l'Opéra."

Les commanditaires d'Albert Carré avaient laissé leurs fondss à la disposition de la nouvelle direction, qui fit appel à une souscription d'argent frais jusqu'à concurrence d'un million et demi.

Des travaux importants se révélaient, en effet, indispensables : installation d'un ascenseur, déplacement des contrôles, du bureau de location; aménagement des toilettes, augmentation de cent cinquante strapontins, achat d'un tracteur pour le transport des décors, etc...

Le public prit volontiers le chemin de la salle Favart, et refuser les retardataires parce qu'il n'y avait plus de place, n'était pas chose rare.

Chéreau était régisseur-metteur-en-scène au théâtre municipal de Nice, que dirigeait Salignac, le célèbre chanteur. Les directeurs l'engagèrent pour l'Opéra-Comique et préférèrent régler son dédit, appréciant sa collaboration. Lorsqu'il partit, ce fut M. Dubois, professeur au Conservatoire, qui lui succéda dans son poste de confiance.

La première pièce donnée fut La Marchande d'Allumettes, de Rosemonde Gérard et de Maurice Rostand, musique de Tiarko Richepin, qui ne remporta qu'un succès d'estime.

Jean Périer fut l'un des plus remarquables pensionnaires de l'Opéra-Comique.

Jeune homme, modeste employé au Crédit Lyonnais, il avait ambitionné de devenir coulissier, mais les hasards de la vie lui permirent de se diriger vers les coulisses du théâtre et de créer, entre autres œuvres fameuses : Pelléas et Mélisande, Ciboulette, Le Chemineau, etc... Un des succès les plus grands de la salle Favart fut Marouf, savetier du Caire, d'Henri Rabaud, avec Marthe Davelli, Jean Périer et Vigneau.

Au cours d'un grand d?ner officiel, Gheusi connaissant nombre de personnalités, entre autres quelques ministres, parla de Rabaud, et à l'issue de ce d?ner, l'auteur de Marouf apprit qu'il allait être décoré.

La collaboration directoriale continua cahin-caha jusqu'à la clôture estivale de 1914. Emile et Vincent partirent alors à Vittel où ils retrouvèrent des amis à l'Hôtel du Parc.

Cet établissement, tenu par une Allemande, était en effervescence. Juillet voyait s'amonceler à l'horizon les nuages lourds d'un imminent conflit. Les Allemands de l'hôtel préparaient en hâte leurs valises, les Français étaient fiévreux, espérant encore un miracle qui reculerait la tragédie sanglante dont pourtant on ne pouvait deviner l'ampleur.

Mobilisation générale - Déclaration de guerre, quoique, disait un ministre, "la mobilisation n'est pas la guerre."

Elle le fut, hélas !

Les deux frères n'avaient jamais été soldats, non parce qu'ils étaient opposés à servir la France qu'ils aimaient, mais parce que réformés pour la même cause : taies sur un oeil, consécutives à une rougeole enfantine qui diminuait sensiblement leur acuité visuelle.

Ils décidèrent de rentrer immédiatement à Paris, et quelques heures après s'arretent à Neuville-La-Charité, où Charles Couyba avait sa propriété. Seule la ma?tresse de maison était là, le ministre étant à Paris, retenu par la gravité des événements. Au téléphone, il rassura ses amis.

"Ne craignez rien, dit-il, les Anglais sont décidés à venir avec nous."

En 1914, cette collaboration était considérée comme une bonne affaire.

Dès leur arrivée à l'Opéra-Comique, ils aperçurent Gheusi, en tenue de capitaine, prêt à aller rejoindre son poste auprès de Galliéni. Un peu ému, il leur confia les destinées du théâtre. Les deux frères estiment alors, puisque l'Opéra-Comique est fermé par suite des circonstances, que leur devoir est de s'engager, quoique leur âge les dégage de toute obligation militaire.

Ils se rendent à la caserne de La Tour-Maubourg, où ils voient leur ami, le colonel Reine, puis ayant écrit à Messimy, ministre de la guerre, reçoivent cette réponse : "Messieurs, c'est un honneur pour vous de vouloir prendre du service, mais votre place est à l'Opéra-Comique."

Désireux de retrouver une activité, quelle qu'elle soit, ils partent pour Bordeaux afin de rencontrer Dalimier, sous-secrétaire d'Etat aux Beaux-Arts, qui leur conseille de retourner à Paris et de voir Malvy.

Le 10 décembre 1914, l'Opéra-Comique rouvrait ses portes mais ne joua que quatre jours par semaine. C'est à ce moment que disposant de loisirs, Emile Isola se sentit attiré par la peinture.

Il acheta les fournitures nécessaires, et sans avoir pris aucune leçon, commença de peindre pour s'amuser.

Un jour, ayant fait involontairement une tache sur une toile, il l'agrandit, dessina des montagnes, quelques arbres, et intitula cette "oeuvre" : "Isola Bella".

Dumien, un de leurs commanditaires, qui revenait de Venise, voyant ce tableau chez eux, s'écria : "Isola Bella ! Mais c'est frappant, c'est tout à fait ça !" Emile ne démentit pas et fit cadeau de la toile à celui qui savait si bien apprécier sa peinture.
Le temps alloué pour les spectacles du soir étant fort court, d'importantes coupures durent être effectuées à divers ouvrages tels que Les Contes d'Hoffmann et Louise, dont l'acte de l'atelier disparut. L'Opéra-Comique organisa généreusement de nombreuses représentations au bénéfice des blessés de guerre, des aviateurs convalescents, et beaucoup de permissionnaires furent reçus gracieusement. Un dimanche en matinée, alors que la foule se pressait aux guichets, Vincent Isola aperçut deux "poilus" devant l'affiche du jour. Ils hochaient la tête en considérant le public qui faisait queue. Certainement les derniers ne pourraient pas obtenir de place. Tous deux étaient amputés d'un bras et leur manche vide pendait, proclamant avec l'éloquence muette des humbles, ce qu'avait été leur sacrifice. Vincent leur demanda s'ils désiraient entrer. Ils avouèrent que le tarif des places était trop élevé pour eux. Le directeur appela alors un inspecteur et les fit conduire, éberlués, dans une avant-scène, d'où ils purent profiter du spectacle sans bourse délier.

Tandis que les spectateurs applaudissaient les artistes, les soldats tapaient du pied en criant leur joie. Ils ne pouvaient applaudir... ne possédant plus qu'un bras.

Les prix des denrées augmentant et la vie devenant difficile pour les petites bourses, une coopérative fut fondée pour tout le personnel de l'Opéra-Comique.

Un dimanche après-midi, Mme Vincent Isola avait été rendre visite à une amie habitant près de l'Etoile. Elle rentrait tranquillement par le tramway quand un voyageur parla d'une bombe tombée sur l'Opéra-Comique.

Affolée à l'idée que son mari et son beau-frère se trouvaient à ce moment dans leur bureau, elle demanda des précisions que le monsieur ne put lui donner. Plus morte que vive, elle arrive au théâtre et trouve les deux frères très calmes, expédiant les affaires courantes.

La bombe n'était pas tombée sur l'Opéra-Comique même, mais à proximité, et le mal avait surtout été... pour les carreaux. Les directeurs avaient fait jouer la "Marseillaise" et il n'y avait pas eu de panique.

Pour pouvoir continuer quand même pendant les alertes, des abris avaient été ménagés dans les sous-sols. Les artistes chantaient tant bien que mal sur des tréteaux, et l'on représenta ainsi Marouf et Les Contes d'Hoffmann. Une des premières médailles militaires de la guerre fut obtenue par un neveu des Isola, nommé Maguin.

A la déclaration des hostilités, il était sergent-major de chasseurs à pied. Se trouvant en première ligne aux Trois-Epis, il avait profité d'un bref repos pour coucher exceptionnellement dans un lit chez une brave paysanne.

Au petit jour, bien reposé, il s'habilla et demanda à son hôtesse quelque chose de solide pour attacher sa montre à la poche de sa vareuse.

La bonne femme revient avec un scapulaire et lui dit :

- Tenez. Prenez-le. Il vous portera bonheur.

Quelques heures après, il versait un peu d'alcool dans son "quart", et précédant ses camarades à l'assaut, l'élevait comme une cible en criant :

- Ceux qui en veulent n'ont qu'à me suivre !

A l'instant, lui arrivait une balle en pleine poitrine. La cible était trop belle.

Ricochant sur la montre, le projectile dévia et ne lui enleva que trois doigts alors qu'il aurait pu être mortel.

Pendant sa convalescence, venant voir ses oncles à l'Opéra-Comique, le sergent Maguin rencontra Sacha Guitry auquel l'anecdote fut contée.

Ce dernier le complimenta et lui dit :

- Regardez votre montre. Quelle heure est-il ? Le jeune homme avoua que sa montre s'était arrêtée au moment de l'accident.

- Eh bien ! lui dit Sacha, c'est celle-là la plus belle heure de votre vie !...

En raison d'une, très vieille servitude, les descendants directs de la famille de Choiseul avaient droit à perpétuité à l'avant-scène de droite, six places, à l'Opéra-Comique.

Le duc de Choiseul avait, en effet, donné son terrain pour y bâtir le premier théâtre, mais s'était fait octroyer en dédommagement, par acte notarié du 28 ao?t 1781, la jouissance gratuite et perpétuelle de cette avant-scène précédée d'un salon, avec entrée spéciale sur la rue Favart.

Ce privilège fut transmis par héritage à la duchesse de Gramont, à M. de Choiseul-Stainville, à la duchesse de Marmier, aux ducs de Fitz-James, etc..., sans que quiconque parv?nt à en obtenir l'abolition.

Au début de 1880, cependant, l'Administration essaya d'en déposséder les bénéficiaires, et un beau soir, deux gardes municipaux barrèrent la porte de la loge.

Les héritiers du duc de Choiseul, forts de leur droit, firent un procès à l'Etat, lequel fut condamné à leur rendre leur avant-scène et à leur verser 10.000 francs de dommages-intérêts, pour les avoir privés du spectacle durant plusieurs mois.

Un arrangement survint enfin pendant que les frères Isola étaient directeurs administratifs.

Les représentations continuaient malgré les hostilités. La cantatrice Nelly Melba, pour laquelle, à Londres, Escoffier avait créé la pêche qui porte son nom, étoilait l'affiche ainsi que Battistini et Tita Ruffo.

On a conté sur Nelly Melba une anecdote dont je n'ai pu contrôler la véracité, mais qui est possible.

Dans tous les cas, elle est bien jolie :

"Mme Melba répétait. Par la fenêtre ouverte, les savantes vocalises s'échappaient. Parmi les auditeurs rassemblés autour de la maison, une petite fille, subjuguée et ravie, n'y tint plus.

- Ecoute ! dit-elle à sa maman. Ecoute ! Un oiseau..."

N'est-ce pas là le plus beau compliment dont toute cantatrice voudrait être digne ?

Un des plus grands rôles à succès de Battistini, artiste italien, possesseur d'une belle fortune et qui embrassa la carrière théâtrale par dilettantisme, fut Pétrone dans Quo Vadis.

Massenet transposa pour lui en voix de baryton le rôle de Werther écrit pour ténor, et Battistini en fit une merveille.

Tita Ruffo, autre grand' baryton italien, était absolument inconnu en France quand il débarqua pour la première fois à Paris en 1905. Il chanta et tout de suite le public accueillit cette admirable voix avec les marques de la sympathie la plus vive.

Les directeurs de l'Opéra-Comique montèrent "Les Quatre Journées", d'Alfred Bruneau, qui ne tinrent que quatre soirées, sans doute pour que leur brève carrière f?t d'accord avec le titre. Le livret était de Zolà et les décors de Henri Martin.

Gheusi, amateur d'art éclairé, go?ta à un tel point l'oeuvre picturale de Henri Martin, son ami, qu'il emporta précieusement les toiles du peintre comme souvenir.

Quand Debussy mourut, en 1918, les frères Isola assistèrent à l'enterrement de leur ami, en tête du cortège, avec Gustave Charpentier.

Plus tard, lorsque fut inauguré le monument élevé au grand compositeur, de nombreux discours furent prononcés, dans lesquels il ne fut pas question des frère Isola. C'était injuste. Gustave Charpentier leur écrivit une lettre, marquant sa surprise qu'on n'ait pas, dit un mot sur la présence des deux frères à la cérémonie.

A eux revient la gloire d'avoir redécouvert et monté cette oeuvre admirable de Mozart que sont Les Noces de Figaro.

A la fin de la guerre, les difficultés entre les associés s'accrurent, mais un remaniement eut lieu au retour d'Albert Carré, promu colonel.

Emile Fabre, qui avait rempli l'intérim d'administrateur de la Comédie Française, fut maintenu à ce poste et Albert Carré reprit la direction artistique de l'Opéra-Comique, en association avec les Isola, ses amis.

Gheusi, de ce fait, put profiter de sa liberté.

Nous ne pouvons en un simple chapitre, conter l'histoire de toutes les créations ou reprises qui eurent lieu pendant les douze ans de direction des frères Isola.

Citons cependant Forfaiture, dont le film avec Sessue Hayakawa, connut un formidable succès. L'interprétation réunissait les noms de Marguerite Carré, épouse d'Albert Carré, et de Vanni-Marcoux. On reprit Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, sur un livret de Maeterlinck.

Albert Carré était l'auteur du charmant livret de La Basoche, sur lequel André Messager composa une agréable partition. Les frères Isola tenaient à ce que cette oeuvre f?t montée, mais il fallait Fugère pour interpréter un des rôles, et Albert Carré était fâché avec lui.

Grâce à l'entremise des Isola, l'artiste et le directeur se rencontrèrent, s'embrassèrent, et... La Basoche fut créée, sans, omettre le concours d'André Baugé, baryton indispensable pour l'un des principaux rôles. Fugère était né à Paris le 22 juillet 1848, et on sait qu'à quatre-vingts ans, il chantait de façon charmante, sans beaucoup de voix certes, mais avec une intelligence inou?e, un métier unique.

D'André Messager, si fin, si plaisant, si "musicien", je ne rappellerai que ce souvenir évoqué par Albert Carré en février 1929, lors de la mort du compositeur : "Il fut mon collaborateur, il fut mon conseiller et, si je lui mis aux mains sa première baguette de chef d'orchestre, le jour où les destinées de l'Opéra-Comique me furent confiées, j'en ai été largement récompensé, car c'est lui qui m'apporta Louise et qui me présenta à Gustave Charpentier, c'est lui qui m'entra?na au cinquième étage d'une maison de la rue Washington, où Claude Debussy me fit entendre les premiers tableaux de Pelléas et Mélisande qu'il venait d'achever ; c'est lui qui, avec son profond savoir, avec sa foi d'artiste et la s?reté de son jugement, m'aida à réaliser, à l'Opéra-Comique, une époque qui aura sa place, je le crois, dans l'histoire de la musique française." Un jour, Georges Leygues vint trouver les deux frères pour qu'ils montassent une pièce espagnole du compositeur Albeniz : Pepita Ximenes. C'est donc à l'ancien ministre de la Marine que Paris doit la connaissance de cette oeuvre créée par Madame Marguerite Carré.

Delna ne pouvant plus chanter, les frères Isola allèrent à Bruxelles engager Fanny Heldy pour La Traviata, et en profitèrent pour ramener aussi de Belgique, le ténor Ansseau, qui connut un véritable triomphe dans Orphée de Gluck. Fanny Heldy, Liégeoise, partit pour la gloire le balai à la main, a-t-on dit. C'est authentique. L'impresario qui l'avait remarquée et venait lui proposer un engagement pour la Monnaie, la trouva, balayant consciencieusement le trottoir devant sa maison.

Elle ne s'appelait pas encore Fanny Heldy.

L'impresario lui demanda s'il se trouvait bien au domicile de l'étoile naissante. Elle répondit affirmativement, lâcha son balai et prit le porte-plume pour signer le contrat. Le Roi Candaule, d'Alfred Bruneau, n'eut pas un très grand succès, malgré la brillante interprétation de Jean Périer et de la belle Marthe Chenal, qui donnait pourtant aux spectateurs, à chaque représentation, la vision suggestive de son corps admirable.

Petit incident parmi cent autres :

Un dimanche après-midi, Carmen était au programme. L'artiste qui jouait le principal rôle se trouve souffrante au dernier moment. On fat appel à la première "doublure" qui n'aurait pas d? s'absenter, mais... qui n'était pas là.

Sur cinq titulaires du rôle, co?ncidence, pas une ne se trouvait à Paris. Ce fut une artiste venue en spectatrice, qui chanta au pied levé, fort bien d'ailleurs.

Le samedi 18 janvier 1939, date mémorable dans les fastes de l'Opéra-Comique.

Une représentation est donnée au bénéfice de la Caisse de Secours de la Société des Auteurs et Compositeurs et de l'Union des artistes dramatiques et lyriques.

On joue La Fille de Madame Angot, de Charles Lecocq, avec l'interprétation suivante :

Mlle LANGE?????.............. Marthe Chenal, de l'Op?ra?
CLAIRETTE??????............. Edm?e Favart, de l'Op?ra-Comique?
POMPONNET?????............ Marthe Davelli, de l'Op?ra-Comique???
HERSILLIE???????........... Marie Leconte, de la Com?die-Fran?aise
AMARANTHE??????......... Lapeyrette, de l'Op?ra??
LOUCHARD?????............... Maurice Renaud, de l'Op?ra?
ANGE PITOU?????............. Francell, de l'Op?ra-Comique??
TRENITZ????????........ Max Dearly?
LARIVAUDI?RE????............. F?lix HuGuenet???
BUTEUX????????.......... Dranem
CADET????????............ Maurel??
CYDALISE??????............... Ang?le Pommet?
UN OFFICIER??????..?? Chasne???
AVOTTE??????..?............ Jeanne Henriquez, de l'Op?ra
MME HERBELIN??..??.......... Yvonne Chazel, de l'Op?ra-Comique?
BABET??????..??........... Ren?e Camia
   
Huguette Duflos, de la Com?die-Fran?aise
Constance Maille, de la Com?die-Fran?aise
Jeanne Provost?
                                         LES Paule Andral?
                             MERVEILLEUSES. Andr?e Vally
Garchery
Maguy Varna

Inutile de dire que cette manifestation fut triomphale et que la recette s'en ressentit. On dut donner une seconde représentation pour une autre oeuvre de bienfaisance.

Chaque année, le théâtre de l'Opéra-Comique éditait une petite brochure que l'on envoyait aux abonnés, dans laquelle était présenté le programme de la saison avec les créations prévues.

A titre documentaire, nous reproduisons ci-après le texte de la saison 1922-1923, qui montrera l'effort artistique accompli par les deux frères en collaboration amicale avec Albert Carré.

"Il est de tradition, à l'Opéra-Comique, de réserver aux abonnés les plus intéressants spectacles avec la primeur des oeuvres inédites et des reprises importantes.

"Les oeuvres inédites ne manqueront pas en 1922-1923. Il est permis, de dire qu'aucune saison n'aura été plus fertile en nouveautés, au théâtre de l'Opéra-Comique, que celle dont le programme vient d'être arrêté par MM. Albert Carré et Isola frères.

"Ce programme comprendra tout d'abord Polyphème. La partition que le commandant Cras (car ce jeune compositeur est un de nos plus distingués officiers de marine) a écrite sur le merveilleux poème d'Albert Samain a, comme on le sait, été couronnée au Concours musical de la Ville de Paris de 1921. Le premier prix de ce concours lui fut accordé :à l'unanimité. La distribution comprendra MM. Vanni-Marcoux et Bussy, Mmes Marguerite Carré et Roussel.

"Viendront ensuite : "Le Hulla, ouvrage nouveau de l'auteur de Tarass Boulba qui, en 1920, valut à M. Marcel Samuel-Rousseau d'être classé d'emblée parmi ceux de nos compositeurs de théâtre sur lesquels on est mn droit de fonder les plus grandes espérances.

"Le Hulla que va représenter l'Opéra-Comique n'est pas un drame comme Tarass-Boulba, mais une comédie musicale en trois actes, sorte de Conte des mille et une nuits que les moeurs persanes ont inspiré à l'un de nos plus délicats poètes, M. André Rivoire.

"Quand la cloche sonnera, un drame lyrique en un acte de M. Bachelet, qui a été distribué à Mme Balguerie, MM. Lapelleterie et Lafont.

"Puis d'autres ouvrages :

"Sainte-Odile, légende musicale en trois actes, paroles de M. Lignereux, musique de M. Marcel Bertrand.

"L'Opéra-Comique a retenu un délicieux ouvrage en un acte de M. Puccini, intitulé Gianni Sicchi, qui fait fureur en Italie, en Amérique et vient d'être joué avec grand succès à Bruxelles, et il a le projet d'ajouter à son répertoire Nausicaa, une comédie lyrique en deux actes de M. Reynaldo Hahn, dont le succès fut des plus brillants au Casino de Monte-Carlo.

"Quelques ouvrages légers compléteront ce programme :

"Le Festin de l'Araignée, ballet en un acte de M. Albert Roussel.

"Les Uns et les Autres, un acte de M. Max d'Ollone, d'après Verlaine.

"La Griffe, deux actes de M. Sartène, musique de M. Fourdrain.

"Et un ballet inédit de M. Florent Schmitt, intitulé : Le petit elfe ferme l'oeil. "Parmi les reprises sensationnelles qui, en 1922-1923 seront offertes aux abonnés de l'Opéra-Comique, citons : "La Habanera, de M. Raoul Laparra, qui fut créée en 1908. "La Lépreuse, de M. Lazzari, dont la création remonte à 1912. "Mais ce n'est pas tout : "Désireux d'ajouter à son répertoire, comme il avait fait jadis pour le Vaisseau Fantôme, une oeuvre de Wagner, l'Opéra-Comique a porté son choix sur Tristan et Yseult, dont le caractère intime convient si merveilleusement au cadre du théâtre de la rue Favart et dont MM. Maurice Léna et Jean Chantavoine viennent d'achever une traduction inédite, scrupuleusement conforme au texte original, et spécialement destinée à l'Opéra-Comique. "Cette reprise couronnera la saison lyrique de l'Opéra-Comique de 1922-1923, dont nous venons d'indiquer les grandes lignes. Elle bénéficiera d'une distribution exceptionnellement brillante."

Emile et Vincent Isola habitaient le même immeuble dans le quartier des Champs-Elysées, l'un au troisième étage et l'autre au quatrième. Ils donpaient souvent de grands d?ners auxquels assistaient de nombreuses personnalités : Hébrard, qui avait toujours la manie de faire des discours ; Georges Leygues, Léon Bérard, Léon Bourgeois, Dalimier, toutes les védettes de l'époque, tant politiques que théâtrales, littéraires et artistiques.

Leur réputation de directeurs fastueux s'était répandue pour ainsi dire dans le monde entier; et l'on connaissait aussi, ce qui est plus rare, leur loyauté en affaires, l'honnêteté scrupuleuse dont ils faisaient preuve dans tous les actes de leur vie.

Cette réputation fut cause d'une histoire bien amusante et émouvante à la fois.

Dans une grande ville bretonne, vivait la famille d'A..., composée du père, de la mère, d'un jeune garçon et d'une fillette de treize ou quatorze ans. Celle-ci s'estime très malheureuse parce que, suppose-t-elle, ses parents lui préfèrent son frère. Cette idée devenant une obsession, elle rumine de s'enfuir ,à Paris "faire du théâtre".

Elle prépare longuement son coup, fait des économies, et un beau jour, au lieu d'aller au lycée, prend le train pour la capitale où elle débarque sans encombre; son cartable d'écolière à la main, plus émue qu'elle ne veut en avoir l'air.
Où va-t-elle diriger ses pas ?
Tout simplement chez les frères Isola.
Pourquoi chez eux ?
Parce que dans sa famille, elle a entendu son père parler d'eux avec grande sympathie, vantant leur caractère et leurs qualités de directeurs.

Elle pense donc qu'elle ne peut avoir de guides plus qualifiés et, sans crier gare, S... d'A..., sonnait à l'appartement d'Emile Isola, comme elle aurait aussi bien pu s'adresser chez Vincent.

Elle commença par raconter une histoire à dormir debout, puis pressée de questions par les deux frères, avoua la vérité, exprimant, au milieu de ses sanglots, la ferme intention de rester à Paris avec eux.

Pendant ce temps, les parents fous d'inquiétude déclaraient à la police la disparition de leur fille, et on opérait des sondages dans la Loire.

A force de raisonner l'enfant, ils parvinrent à lui faire accepter de rentrer chez elle, accompagnée par Marcel Simon, leur administrateur, qui s'acquitta au mieux de sa mission, béni par les parents heureux et tout prêts à pardonner la fugue de la petite écervelée.

L'histoire se termina donc très bien, mais on frémit, quand on songe à ce qui serait advenu de cette toute jeune fille, si au lieu de s'adresser à d'honnêtes gens, elle était tombée entre les mains de personnes qui en auraient facilement tiré parti, car la petite était jolie.

Détail charmant : depuis cette équipée, les frères Isola reçurent tous les ans pour No?l, une magnifique dinde que la famille d'A... leur envoyait en reconnaissance de leur geste. S... se maria, partit en Amérique où elle devait faire du cinéma; mais elle revint voir ses vieux amis, et pour leur montrer qu'elle n'était plus jalouse, leur recommanda même son frère qui voulait monter sur les planches. Voici une autre anecdote assez curieuse cueillie dans la moisson contée : Les directeurs avaient l'habitude de se promener parmi le public pendant l'entracte, afin d'écouter les réflexions des spectateurs. Un jour où l'on jouait Louise, de Gustave Charpentier, l'un des deux frères aperçoit dans un couloir, une jeune fille assise sur un strapontin. Pensant qu'elle ne s'est pas aperçue de la fin de l'entracte, il lui dit que l'acte est commencé. Elle fond en sanglots et avoue :

" Je ne puis voir cette pièce jusqu'au bout. J'ai quitté mon père et ma mère, comme l'héro?ne, pour suivre un jeune peintre. C'est toute mon histoire et j'ai tant de peine !..."

Elle se leva et s'en fut sans que l'on s?t jamais son nom.

Certainement Gustave Charpentier n'a jamais connu l'émotion que sa belle oeuvre avait produite dans le coeur de cette jeune fille. A cette époque, les compositeurs n'eurent pas à se plaindre de la direction de l'Opéra-Comique. Lalo ne disait-il pas : "On ne peut compter le nombre de compositeurs français qui ont été joués à l'Opéra-Comique, mais on peut compter ceux qui ne l'ont pas été." Gustave Quinson écrivit aux Isola pour leur recommander un jeune auteur qui promettait, disait-il. Il s'agissait d'Albert Willemetz.

Voici la lettre, toute modeste, que celui-ci adressa aux deux directeurs. Plus tard, devenu directeur à son tour, Albert Willemetz, en recevant de semblables missives, se souvint-il qu'il avait été accueilli de charmante façon par les deux frères :

29 mars 1917.

"Messieurs,

"Mon ami Quinson vient de m'apprendre que vous avez bien voulu m'accorder demain un rendez-vous à 4 heures.

"Je viens vous en remercier profondément. Je me permettrai donc de venir avec un tout petit manuscrit dont la lecture ne saurait vous ennuyer plus d'un petit quart d'heure. "En attendant, veuillez trouver ici, Messieurs, l'assurance de mes sentiments distingués et reconnaissants.

"ALBERT WILLEMETZ."

Lors d'une visite à l'Opéra-Comique, Sacha Guitry leur dit :

"Je suis très bien avec Charles Lecocq et il m'a fait quelques confidences. Avant de mourir, son désir le plus cher serait de voir La Fille de Madame Angot au répertoire de l'Opéra-Comique."

Quelque temps, après, les deux frères s'y décidèrent, mais plus pour faire plaisir au vieux compositeur que par conviction, pensant à la différence qui existe entre l'opéra-comique et l'opérette.

Nous publions ci-dessous deux lettres inédites de Charles Lecocq adressées aux frères Isola. Elles sont particulièrement intéressantes en ce sens qu'elles donnent de curieux détails sur le travail du compositeur :

"Mes chers directeurs et amis,

"Notre traité reste toujours incomplet puisque le rôle de la Directrice n'est pas encore distribué. Il y a deux femmes qui le joueraient parfaitement : Mlle Ferny de Trianon, et Mme Tariol-Baugé, en ce moment aux Folies-Dramatiques. Mais la première n'obtiendra pas de Lagrande -- furieux de ne pas jouer Le Petit Duc - la permission de jouer ailleurs.

"Quant ,à la seconde, comme elle a joué en province le personnage du duc de Parthenay, acceptera-t-elle de, jouer la Directrice ?

"Reste Mme d'Hervilly que je n'ai pas entendue encore, Mme Diony-Maurel qui suit le rôle, et puis Mme Mary Thery... Il faudra pourtant arriver à une solution. Quel chemin prendrons-nous ? Je ne le sais guère.

"Hier, j'attendais chez moi Archaimbaud qui m'avait donné rendez-vous à 2 heures. Il n'est pas venu et ne m'a même pas écrit un mot d'excuse. Nous avions déjà vu ensemble la moitié de la partition dont il ne connaissait les mouvements que par les représentations qu'il a conduites en province. Sera-t-il capable de conduire à Paris Le Petit Duc ? Je voudrais l'espérer.

"Si j'ai pensé à lui à cette occasion, c'est que j'aurais désiré crue la pièce soit toujours conduite par le même chef, un nouveau chef d'orchestre au pupitre est une gêne pour tout le monde.

"Dois-je prendre Lagoanère ?

"J'ai vu Polain hier. Il est enchanté de son rôle qui lui allait si bien à Monte-Carlo, m'a-t-il dit.
Il va le repasser et je lui ferai dire son duo avec Audoin, si je pense arriver à les avoir tous les deux.

"Je ne sais pas si Dancrey est disponible en ce moment. A elle aussi je voudrais bien faire répéter les duos et les ensembles.

"Je fais en ce moment la besogne d'un copiste. Je corrige les parties d'orchestre sur un exemplaire neuf et plein de fautes. C'est un travail très fatigant et très long, mais je m'y résigne parce que les copistes me feraient attendre et que je serais obligé tout de même de réviser leur travail.

"Avez-vous en votre possession les dessins, les costumes et la mise en scène détaillée ? Si je vous fais toutes ces questions et vous, écris cette lettre, c'est avec le désir que nous puissions, dans, ma prochaine conversation, revenir sur toutes ces choses et en trouver la solution.

"Vous serez toujours certains de me trouver chez moi à 1 h. 30 ou à toute autre heure que vous m'indiquerez. "Croyez, mes chers directeurs et amis, à mon entier dévouement.

"CHARLES LECOCQ."

"1912. -- 28, rue de Surène."

"Chers directeurs et amis,

"J'ai vu Beaudu toujours prêt à me rendre le service que je lui demande de m'aider à mettre au point quelques détails de mise en scène. Comme il est en excellents termes avec Labis, c'est à moi qu'il rend service dans l'intérêt général. Il remplace en cette circonstance mes collaborateurs qui ne sont plus là, et peut faire une besogne des plus utiles qu'il m'est impossible matériellement d'accomplir moi-même.

"Comme Beaudu a monté Le Petit Duc excellemment à l'Eden et aux Variétés, il le connaît dans les coins, comme on dit. Il obtiendra certainement de Carré son autorisation, mais il faudrait que Lagoanère aille le trouver à l'Opéra-Comique et lui fasse la demande. Carré a, du reste, été toujours exquis avec moi.

"Croiriez-vous que l'un des auteurs de l'Arrière-petite-fille de MMe Angot a l'effronterie de m'écrire pour me proposer un livret de sa façon. Et ce Monsieur ne sait même pas orthographier mon nom. La pièce des Folies Dramatiques ne devait être qu'une revue et non pas une plate réédition de ma "Fille Angot", et soyez s?rs que si je m'en étais douté, j'aurais refusé l'autorisation. Joubert m'avait invité à venir dans sa loge à la première...

Mais j'ai décliné cet honneur.
"A demain et mille amitiés.
"Dimanche ler décembre - 28, rue de Surène. "CHARLES LECOCQ."

Aucun directeur de théâtre, si perspicace f?t-il, ne peut se vanter de n'avoir connu que des succès.

A l'Opéra-Comique, certaines pièces n'obtinrent à leur début que peu de faveur auprès des spectattars. Les frères Isola connaissaient ce résultatt en les créant, mais il ne faut pas oublier que le rôle de la subvention est justement de permettre aux directeurs de monter un certain nombre d'oeuvres qui co?teront plus qu'elles ne rapporteront, mais méritent l'audience du public.

Jonnart, gouverneur de l'Algérie, avait fait caleau aux frères Isola d'une très belle série de photographies de leur Algérie, dans une reliure en maroquin..

Un jour, la reine de Roumanie vint les voir dans leur bureau. Ils lui montrèrent le cadeau du gouerneur général. La souveraine s'y intéressa tant, lu'elle emporta la majeure partie des photographies en disant aux directeurs un peu interloqués. - Vous direz à Jonnart que c'est moi qui les ai ! Toutes les personnalités défilèrent à l'Opéra-Conique. S. E. Scapini, aujourd'hui ambassadeur de France, ne manquait pas de féliciter les deux frères du spectacle auquel il venait assister.

Depuis, devenu aveugle, il leur proposa de jouer aux cartes avec eux. Ils furent surpris, mais un ami commun leur confirma que le grand mutilé jouait très bien.

L'armistice de 1918 était signé depuis peu. Un jeudi, en matinée, ils se promenaient dans la sallep)endant l'entracte, quand Vincent entendit près le lui : "Bonjour, monsieur Isola." Il se retourna et se trouva face à face avec un monsieur d'un ,ertain âge, vêtu d'un costume gris.

Vincent ne se rappela pas quelle pouvait être cette personne.

Celle-ci lui dit :

"Eh bien, vous ne reconnaissez plus vos abontés ?"

"Excusez-moi, mais nous en avons tellement!..."

Tout à coup, un peu confus de son manque de némoire, il reconnut le général Pétain, accompagné de la générale.

"Vous demanderez à Mme Bain si elle ne me econna?t pas. Nous sommes de bons amis tous les [deux", lui dit en souriant le vainqueur de Verdun.

Mme Bain était l'employée chargée du service des abonnements. Le 11 novembre 1919 avait lieu la célébration de l'anniversaire de l'Armistice. On jouait à l'Opéra-Comique Le Voile du Bonheur, de Georges Clemenceau, musique de Charles Pons. Le Président selon son habitude entra par la rue Favart et pénétra ainsi directement dans le bureau des frères Isola. Ceux-ci lui exprimèrent aussitôt la joie qu'ils éprouvaient de le voir chez eux en un tel jour. En passant place de la Concorde, il avait été reconnu et porté en triomphe.

- Ne vous réjouissez pas de me voir, s'écriat-il, nous sommes sept.

- Seriez-vous cent, nous serions flattés de votre présence.

Comme l'un des frères lui disait :

- Monsieur le Président, quelle verdeur ! Vous avez le record de la jeunesse !

- Et vous, répondit Clemenceau du tac au tac, vous avez le record de la fraternité.

Le petit groupe s'installa dans l'avant-scène directoriale, voulant assister incognito au spectacle. Clemenceau se trouvait caché pour les spectateurs, mais par un judas, sa tête bien caractéristique se reflétait dans une glace. Au bout de quelques minutes, des murmures s'élevèrent, puis les voix se firent plus distinctes, et enfin des cris surgirent, réclamant le "Père la Victoire".

L'intéressé s'en étonna, ne comprit pas comment on avait pu l'apercevoir, s'entêta à ne pas bouger, reprochant même aux directeurs de l'avoir trahi.

Pendant une demi-heure, les cris ne cessant pas, on dut interrompre le spectacle et prier le Président, le supplier même, de bien vouloir se montrer. Il le fit en bougonnant un peu, et le public fut satisfait.

On sait que Clemenceau avait souvent des mots féroces. Comme un des frères Isola lui disait un jour que le compositeur Charles Pons serait heureux de lui serrer la main,

- Ah, s'écria-t-il, celui qui a assassiné ma pièce ? Où est-il ?

Parmi les interprètes du Voile du Bonheur, on trouvait Lafont, énorme, possédant un appétit d'ogre.

- Lafont, lorsqu'il voyage, est obligé de prendre deux services au wagon-restaurant, dit Vincent Isola.

- Est-ce que vous n'avez pas peur que cela finisse un jour par un service funéraire ? repartit Clemenceau.

Une veille de fin de mois, le commissaire divisionnaire de-la Préfecture, Guillaume, vint demander Vincent Isola, seul présent à l'Opéra-Comique ce jour-là, car Emile était assez gravement malade.

- C'est sans doute pour des places. Donnez-lui ce qu'il désire, dit le directeur à l'employé.

Celui-ci revint et précisa qu'il ne s'agissait pas de places mais d'une affaire très grave demandant un entretien particulier immédiat.

Vincent pensa qu'il allait apprendre une mauvaise nouvelle de son frère et il fit aussitôt entrer le visiteur.

Le commissaire conta alors que le matin même, il avait reçu dans son bureau la visite du caissier du théâtre, nommé Picard, venant se constituer prisonnier pour avoir pris 525.000 francs dans la caisse.

Le lendemain était jour de paye et le caissier n'avait pas, comme il l'aurait d?, versé à la banque le montant d'abonnements recueillis.

Il faut dire que cet employé considéré comme un modèle, ponctuel et respectueux, occupait son poste à l'Opéra-Comique depuis dix-sept ans et jouissait de la confiance de tout le inonde. "On lui aurait donné le bon Dieu sans confession", reconnut le personnel quand il fut mis au courant de l'affaire.

La paye s'effectua cependant normalement le lendemain, grâce à la promptitude avec laquelle les frères Isola réagirent pour boucher le trou imprévu.

Picard ne fut condamné qu'à dix-huit mois de prison. Ce n'était vraiment pas cher !

Après douze ans de direction ininterrompue, les deux directeurs éprouvèrent le besoin de "changer d'air". Ils pensaient qu'au bout d'un certain temps vient la routine, que beaucoup de détails finissent par échapper et qu'il faut laisser la place à d'autres. Et puis... ils ne faisaient pas de politique !

Nous publions ci-après la liste des principaux ouvrages créés ou repris sous, la direction des frères Isola, en association avec Gheusi, puis avec Albert Carré, ainsi que les noms des compositeurs, auteurs et artistes auxquels les amateurs de théâtre durent tant d'heures inoubliables.

Publier des anecdotes sur tous est impossible, ils sont tant, et la vie de chacun en fourmille !

Accordons une mention spéciale au beau talent de Mme Marguerite Carré, qui créa entre autres ?uvres menées au succès : Fortunio d'André Messager, et Le Mariage de Télémaque, de Claude Terrasse. Elle fut une superbe Louise et une parfaite Madame Butterfly. Sa fille, Jenny Carré, continua le nom célèbre en étant elle-même une artiste par son go?t aussi s?r qu'apprécié, dans le dessin des costumes habillant nos vedettes sur les plus grandes scènes. Emile Isola portait une barbiche. Vincent, lui ayant fait remarquer qu'il n'était plus à la mode, il l'enleva et cela provoqua un petit incident un soir qu'ils étaient invités à une première, à la Ga?té-Rochechouart. Dans presque toutes les revues de l'époque, on imitait les directeurs de l'Opéra-Comique.

Ils se rendirent à l'invitation, et Mme Varley, la directrice, les reçut, comme toujours avec affabilité, mais elle paraissait affolée. Tout à coup, ils la virent courir vers un inspecteur de la salle et lui parler à l'oreille.

Mme Varley revint vers eux et les plaça dans une avant-scène ; ils eurent alors le fin mot de l'histoire.

Mauricet, qui imitait Emile, avait été prévenu d'urgence qu'il devait retirer le postiche collé à son menton, car le directeur venait de se faire raser.

A la fin de 1925, les frères Isola quittaient la direction de l'Opéra-Comique où tant d'artistes leur devaient leur joie, et plus décidés que jamais à tenir en d'autres théâtres le sceptre directorial, achetaient Sarah-Bernhardt et Mogador.

OUVRAGES PRÉSENTÉS A L'"OPÉRA-COMIQUE"
(1914 à 1925)
Ouvrages Compositeurs
Marouf Rabaud
Le Hulla Samuel-Rousseau
Graziella Mazelier
Gismonda H. Février
La Rôtisserie de la Reine Pédauque Charles Levadé
Polyphème J. Cras
Sainte-Odile Marcel Bertrand
Le Roi Candaule Bruneau
Il était une bergère Marcel Lattès
La Coupe enchantée G. Pierné
La Reine Fiamette Xavier Leroux
Le jongleur de Notre-Dame Massenet
Ariane et Barbe-Bleue P. Dukas
La forêt bleue Auber
Tristan et Yseult Wagner
Pelléas et Mélisande Debussy
La Lépreuse S. Lazzari
La Habanera Raoul Laparra
Le Pays Ropartz
La Vie Brève Manuel de Falla
Pepita Ximenes Albeniz
Manon Massenet
Carmen Bizet
Le Roi d'Ys Lalo
Thérèse Massenet
Pénélope Gabriel Fauré
Le Mariage de Télémaque Claude Terrasse
Irato Mehul
Le Barbier de Séville Rossini
Le Festin de l'Araignée Roussel
Le Petit Elfe ferme l'?il Florent Schmitt
Lumière et Papillon Georges Menier
Lorenzaccio Moret
La Griffe Fourdrain
Les Quatre Journées Bruneau
La Vie de Bohème Puccini
Fortunio Messager
Le Châlet Adam
Don Quichotte Massenet
Les Noces de Jeannette Victor Massé
Les cadeaux de No?l Marchal
La petite marchande d'allumettes Tiarko Richepin
Les amoureux de Catherine Maréchal
Les Dragons de Villars Maillart
Werther Massenet
Cavalleria Rusticana Mascagni
La Navarraise Massenet
Le Sauteriot Mazzari
Madame Sans-Gêne Giordano
Sapho Massenet
Le Chemineau Xavier Leroux
La Légende du Point d'Argentan Fourdrain
Le Voile du Bonheur Pons
Madame Butterfly Puccini
Le Ballet des Nations P. Vidal
Alceste Gluck
Iphigénie Gluck
Le Vaisseau Fantôme Wagner
Scènes Alsaciennes Massenet
L'Appel de la Mer Rabaud
Quand la cloche sonnera Bachelet
Masques et Bergamasques Fauré
Cosi Fan Tutte Mozart
La Plus Forte Henri Bachelet
Béatrice Messager
Gianni-Sicchi Puccini
Les Libellules Forshing
Orphée Gluck
La Tosca Puccini
Lakmé Léo Delibes
A l'ombre de la cathédrale Hue
Les Noces de Figaro Mozart
Don Juan Mozart
Louise Gustave Charpentier
Paillasse Léoncavallo
La Dame Blanche Bo?eldieu
Mireille Gounod
Mignon A. Thomas
La Basoche Messager
La Fille de Madame Angot Lecocq
Les Noces corinthiennes Henri Busser

 


Note : Le texte qui précède est tiré de "Souvenirs des Frères Isola - Cinquante ans de vie parisienne recueillis par Pierre Andrieu" et ont été publiés chez Flammarion en 1945. - Les textes de ces souvenirs peuvent encore faire l'objet de droits d'auteurs.

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