CHAPITRES
_____________________________________


I - Il est né

II - Le feu sacré

III - De l'eau sur le feu

IV - Struggle for Life

V - L'essor

VI - Le muguet de Paris

VII - Concert Parisien

VIII - L'ascension

IX - Jours de gloire

X - Concert Mayol

XI - Un livre d'or...

XII - Par des chansons

_____________________________________


Ces Mémoires sont disponibles au format *.pdf
ici.
Si vous ne possédez pas le logiciel Acrobat Reader
(gratuit - de la firme Adobe Systems Incorporated)
qui permet de visualiser les fichiers écrits dans ce format, voir ici.

Mayol


LES MÉMOIRES DE MAYOL


Chapitre III - De l'eau sur le feu

- C'est à la suite de cette expérience que tu es parti pour réaliser to beau rêve ?

- Parti, si tu veux... mais pas arrivé !

- Comment cela ?

- Le récit de ma première tentative est une véritable histoire marseillaise... D'abord parce que c'est la cité phocéenne qui en fut le "théâtre" à tous les sens du mot... et aussi parce qu'elle rappelle d'assez près l'anecdote du "duel de Marius", tu sais  ... Ce populaire enfant de la Cannebière, qui se plaisait à vanter son courage, répétait avec orgueil : "Hé, vé... que j'ai bien failli avoir un duel !". Tu penses si ceux qui le connaissaient y trouvaient à rire ; mais, pour ne pas le froisser, ils affectaient de demander, un peu railleurs : "Non, sans blague...
Un duel, toi ?"
... Alors, Marius, digne et superbe, expliquait : "Parfaitement... j'ai reçu des gifles !".

Eh bien, l'aventure de ma première audition est dans le même goût, à ceci près qu'elle n'eut rien de drôle !

- Encore ta farouche famille ?

- Non, pas pour cette fois... C'est la vie, elle-même qui s'est chargée de m'infliger une sévère leçon !... Et, pour mon amour-propre, ce fut plus qu'un soufflet ; une dégelée impitoyable !

- Sapristi !

- Hé oui ! fort de mes espoirs, et surtout de mes ambitions, j'espérais qu'après le succès que j'avais obtenu à la séance de Pickmann, mes oncles rabattraient de leur entêtement.

Déjà, j'entrevoyais presque la possibilité de débuter, dans d'honorables conditions, à Toulon même. Mais, hélas, mon tuteur, mis au courant de mes démarches, me fit de si terribles menaces que je n'osais plus insister.

Sans renoncer toutefois à mon projet, je pris mes dispositions pour tenter la chance ailleurs... Un beau matin, quittant, sans prévenir personne, l'Hôtel du Louvre ? après y avoir toutefois touché mon maigre mois ? je débarquai à Marseille.

A cette époque on donnait chaque jour, au Palais de Cristal, ce que l'on appelait une "répétition publique". Les candidats artistes en quête d'engagements avaient le loisir, en se présentant au Directeur, de se faire entendre devant le public, spécial, de ces matinées qui ne l'étaient pas moins.

Avec la belle assurance de mes dix-huit ans [1890], et fort de mes succès d'amateur, je demandai donc, comme tant d'autres, à passer une audition, ce qui me fut accordé sans la moindre difficulté...

Je ne sais pas si tu connais le Palais de Cristal de Marseille mais, si on qualifie l'Opéra de "vaisseau", cet immense café-concert méridional est véritablement un de nos plus grands transatlantiques ! C'est d'ailleurs un peu l'impression que j'en eus tout de suite, après avoir parlé au Capitaine, pardon : au patron, le seigneur Pompei.

Celui-ci, en effet gardant soigneusement ses distances, m'accueillit avec une certaine morgue, imité en cela par ses officiers en second : régisseur et chef d'orchestre. La vaste scène me parut exactement le pont d'un navire, et les vagues humaines qui ondulaient au long des "bastingages" de ses innombrables galeries dégageaient une véritable odeur marine, dont j'eus peur un moment d'être incommodé...

Tu vois que rien ne manquait à la comparaison, si ce n'est la traversée...

- Et, à ce que je comprends, elle fut mauvaise ?

- Une catastrophe !... Pour cette redoutable tentative j'avais adopté, comme tu le penses, une des chansons dont j'étais le plus sûr : c'était, naturellement, un succès de Paulus, intitulé : "Allez... circulez"... Est-ce ce titre, si fâcheusement choisi, qui incita mes auditeurs à de trop faciles plaisanteries, ou quelque autre raison qui me fit personnellement perdre le contrôle de moi-même? ... Toujours est-il que, dès mon arrivée devant la rampe, je me sentis subitement comme privé de tous mes moyens... Ne fut-ce pas, aussi, la pénible impression que j'éprouvai soudain de me trouver déjà loin de chez moi, et de ne plus voir devant mes yeux nul visage connu, aucun regard indulgent... Sans doute, enfin, cette salle me sembla-t-elle brusquement plus vaste encore que celle de notre Grand-Théâtre. En tout cas, je dois avouer que j'eus tout simplement un trac affreux. On ne s'imagine pas, en effet, ce que cela peut être pour un amateur, quand il débute officiellement, de ne pas pouvoir mettre un nom, accrocher un souvenir sur aucune des figures qu'il trouve tout à coup devant lui !... En réalité, j'étais sans doute encore bien gosse pour une telle expérience et mes dons, à peine éduqués, me trahirent tout de suite. Ayant l'affreuse sensation qu'on n'allait pas m'entendre, je fus incapable de donner toute ma voix ; peut-être même ai-je bafouillé quelque peu dans ces paroles que j'avais si souvent chantées, et avec tant de succès !... A chaque seconde je perdais pied et, m'en rendant parfaitement compte, je m'efforçai désespérément de lutter, malgré tout ! Un murmure ne tarda pas à s'élever, nettement réprobateur. Pour comble, le refrain de la chanson acheva de précipiter ma déroute ; comme j'entonnais, en tremblant : "Allez, circulez" ; un titi s'écria :

- Eh bien ! c'est ça "circulez !"

Aussitôt, dix, vingt, cent spectateurs reprirent en chœur la phrase maudite et, tandis que je m'époumonais à vouloir me faire entendre quand même, toute la salle maintenant hurlait, sur l'air populaire des "lampions" :

- Cir-cu-lez ! Cir-cu-lez !

Naturellement leur véhémence ne pouvait que rendre plus apparent leur accent méridional ; pour un gars provençal, je te jure que c'est encore plus triste d'être "emboîté" avé l'accent !...

Je n'eus, je te l'assure, ni haine ni rancœur contre ceux qui, dans leur inconsciente férocité, brisaient ainsi mon beau rêve ! Je me rendais compte pour la première fois que, devant un peuple en joie, en présence d'un public venu pour s'amuser ? et prêt à s'amuser au besoin de n'importe quoi, si ce n'est n'importe comment ? il fallait témoigner d'une force, d'un souffle, d'une autorité ou d'un charme que j'étais loin de posséder encore !... De ce point de vue, l'assurance de certains artistes très ordinaires a souvent plus fait pour leur attirer la faveur des foules qu'un talent parfois discutable.

Ma plus cruelle désillusion, dans cette mésaventure, c'est que j'eus l'affreuse pensée qu'il me serait désormais impossible de renouveler ma tentative... Sans pouvoir achever ma pauvre chanson, je m'enfuis vers la coulisse, et je m'écroulai devant le manteau d'Arlequin. Le malheur voulut qu'on me vît encore de la salle ; quelques obstinés se remirent à hurler de plus belle : "Cir-cu-lez ! Cir-cu-lez !"

- Faï ta malle ! chantait-on...

Expression populaire que je ne connaissais que trop, et sur le sens de laquelle il m'était impossible de me méprendre.

- Faï ta malle ! Faï ta malle ! entendis-je encore.

Avec la suprême énergie que donne le désespoir j'osai répondre, des sanglots dans la voix, et sans être en état de mesurer le ridicule de ma naïve repartie :

- Je n'ai pas de malle... je n'ai qu'une toute petite valise !

Mais la foule était déchaînée, sur le même rythme lancinant et féroce, en s'accompagnant bruyamment des mains et des pieds, toute la salle, tordue dans le même rire moqueur et triomphant s'acharnait après mon pauvre effort, répétant en chœur :

- La valise ! la valise !...

Le directeur, affolé et furieux, hurlait de son côté, derrière un portant :

- Enlevez-le ! Mais enlevez-le donc ! On va tout me casser s'il reste là !

Je sortis enfin, et me jetai à ses pieds :

- Monsieur, implorai-je, je sens que j'ai manqué de moyens... mais je travaillerai tant et tant que j'arriverai à quelque chose, vous verrez ! Je vous en supplie, monsieur, je ne veux que de quoi vivre !

- Fous-moi le camp !... me dit-il bourru...

- Soixante francs par mois, mon bon monsieur ! implorai-je encore ; juste de quoi ne pas mourir de faim... Je ne demande rien de plus !

- Fous-moi le camp !... répéta-t-il, hors de lui, en esquissant un geste si menaçant que ma résistance désespérée en fut brisée du coup...

De rage, mais en me tenant prudemment sur le seuil, je criai à mon tour :

- Bientôt, monsieur, vous me donnerez, par jour, ce que vous me refusez aujourd'hui par mois !

Et je partis, en claquant la porte, comme dit une expression qui n'a jamais été plus juste...

Cinq ans plus tard, le seigneur Pompéi me payait cent francs par représentation ? et il y avait trois matinées dans la semaine ? Seulement, que veux-tu, à cette époque, j'étais passé par Paris...

- C'est égal, un tel échec avait bien de quoi décourager les plus opiniâtres, surtout à ton âge !

- Oui !... J'avais rêvé Austerlitz... et je trouvais Waterloo !... Et pourtant, je n'ai pas lâché, heureusement pour moi...

- Et pour la chanson !

«   Retour à la page d'introduction   »