CHAPITRES
_____________________________________


I - Il est né

II - Le feu sacré

III - De l'eau sur le feu

IV - Struggle for Life

V - L'essor

VI - Le muguet de Paris

VII - Concert Parisien

VIII - L'ascension

IX - Jours de gloire

X - Concert Mayol

XI - Un livre d'or...

XII - Par des chansons

_____________________________________


Ces Mémoires sont disponibles au format *.pdf
ici.
Si vous ne possédez pas le logiciel Acrobat Reader
(gratuit - de la firme Adobe Systems Incorporated)
qui permet de visualiser les fichiers écrits dans ce format, voir ici.

Mayol


LES MÉMOIRES DE MAYOL


Chapitre IX - Jours de gloire

Le succès de " Viens, Poupoule !", qui avait été foudroyant, prit bientôt les proportions d'un triomphe dont, par naturel ricochet, je recueillis personnellement les plus beaux résultats ; Mme Marchand s'en réjouissait encore plus que moi :

- J'espère, me dit-elle un soir, que vous voilà lancé !

- Oui, répondis-je... c'est maintenant qu'il va falloir travailler !

Je considérais en effet que rien ne sert, dans nos milieux, d'atteindre aux plus hauts échelons, si c'est pour en dégringoler aussitôt, plus vite quelquefois qu'on n'y est monté. Le grand Corneille a pu dire, pour les assoiffés d'honneurs et de puissance :

"L'ambition déplaît quand elle est assouvie :
d'une contraire ardeur son ardeur est suivie..."

Il ne me paraît pas qu'il en puisse être de même d'un artiste et que, "monté sur le faîte il aspire à descendre"... Si haut que l'ait poussé la faveur publique, ce qu'il éprouve, d'abord, c'est l'indicible nécessité de s'y maintenir : orgueil ou reconnaissante dignité ? un peu des deux, sans doute. Hissé sur ce pavois, il s'y trouve en quelque sorte dans la situation d'un élu populaire, qui doit s'efforcer, en exerçant son mandat, de justifier la confiance mise en lui par les suffrages qui l'ont nommé, voire d'en mériter d'autres...

Tu me diras qu'en politique il n'en est pas toujours ainsi ? Possible, mais cela sort de notre
rayon ! Passons, Passons...

Pour moi, qui aurais pu me contenter de vivre longtemps sur la belle série de succès que venait de couronner " Viens, Poupoule !", je ne me crus pas le droit de me reposer, fût-ce sur de tels lauriers. Je continuai donc à chercher de bonnes chansons et, comme je n'avais maintenant que l'embarras du choix, j'en lançais de nouvelles ne m'imposât plus obligation de changer de répertoire à dates fixes. Je faisais même régulièrement des créations en province, au cours de tous mes déplacements.

Parmi les plus brillantes réussites de cette époque, je dois citer "Pardonne !", "Souviens-toi", "La Combinaise", la poétique et charmant "Au clair de la lune" de Marinier (toujours !) Et Bessière, "Le Conservatoire de Mimi Pinson", "Penses-tu que ça te réussisse ?", "C'est des amoureux", "Allons, Mademoiselle !", "Amours de trottins"...

- Car les trottins, maintenant, étaient officiellement entrés dans le domaine de la chanson !

- Hé oui ! Seulement, il m'a fallu faire un choix raisonnable : tu ne t'imagines pas ce qu'on a pu tout de suite en abuser !... Il est même curieux de remarquer combien le Français, spirituel pourtant autant qu'inventif, témoigne parfois d'un instinct purement moutonnier. Dès qu'une œuvre quelconque a réussi, c'est à qui voudra la refaire ! Pendant un moment, on ne me portait plus que des "Chansons de trottins" ; pour un peu, je n'aurais plus eu que ça à mes programmes ! Je l'ai, heureusement, bien vite compris, et j'ai pu réagir.

Quelle que soit la bienveillante sympathie d'un public, il faut en effet se garder d'en abuser. C'est pourquoi je me suis toujours ingénié à varier les genres, pour la succession des chansons que j'interprètais dans un même tour. Ainsi, en plus des créations que je ne cessais de multiplier, trouvais-je le moyen de me renouveler sans cesse. Je suis sûr que c'est de ce double effort que mes auditeurs m'ont été le plus reconnaissants. J'en ai eu la flatteuse confirmation dans le nombre de soirées pour lesquelles on me fit alors demander.

A cette époque où, pour tant de choses, il en allait si différemment d'aujourd'hui, les soirées étaient plus rares que maintenant, et surtout moins ouvertes, pour les artistes comme pour les auditeurs.

C'étaient véritablement des réunions "mondaines" au sens le plus rigoureusement distingué du mot, tant par la qualité des hôtes que par la sélection des invités. Le tout gardait donc une haute tenue, dont les maîtresses de maison se montraient légitimement jalouses.

Aussi était-ce une délicate consécration pour un interprète que de voir son concours sollicité en de telles réunions, surtout quand il s'agissait, ce qui était mon cas, d'un simple chanteur de café-concert. Généralement, en effet, on faisait plus volontiers appel à des pensionnaires de l'opéra ou de la Comédie-Française ; ainsi le répertoire gardait-il la même "classe" que les hôtes qui l'accueillaient. Yvette Guilbert, Paulette Darty, Anna Thibaud, Irène Henri s'y trouvaient cependant fort souvent demandés ; quant aux hommes, c'était plus rare, surtout pour les comiques. Polin, par exemple, n'y chantait qu'en habit noir, n'arborant comme accessoires que son képi et son fameux mouchoir d'ordonnance, à 64 carreaux "ce qui fait, disait-il, qu'on peut se moucher 64 fois avec le même mouchoir, sans que ce soit jamais à la même place !"... Pauvre cher Polin !... Son immense talent, si humain et si fin à la fois, se passait aisément de tous autres artifices et, même dépouillé de son cocasse uniforme de "tourlourou" naïf, même en habit noir, Polin ne perdait rien de sa spirituelle et charmante nature... Son génie comique se suffisait amplement, et lui valait toujours un égal succès.

Certaines de ces soirées donnaient un tel lustre aux artistes qu'on y conviait qu'ils n'y demandaient même pas de cachet ; et je t'assure qu'on n'y perdait cependant pas ! Un jour, par exemple, Mr Bloch, secrétaire d'Arthur Meyer, vint me trouver à la Scala, dans ma loge :

- Voudriez-vous, me dit-il, chanter chez Madeleine Lemaire ?

La délicieuse artiste peintre, dont les fleurs et les fruits ? pêches, roses, chrysanthèmes et giroflées, notamment ? étaient justement réputés dans le monde entier, avait alors un salon particulièrement coté. Les réunions qu'elle y donnait rassemblaient tout ce que Paris comptait de noms illustres, à des titres divers. Tu peux donc supposer si la proposition me séduisit ; aussi est--ce avec empressement que je répondis :

- Monsieur, ce sera là pour moi un plaisir des plus flatteurs !

- Entendu, je viendrai vous chercher moi-même... Quant au cachet, c'est vous qui le fixerez...

- Croyez bien, affirmai-je sincèrement, que le prix d'un tel honneur demeure très au-dessus de ce que j'aurais pu demander !

Au soir fixé, Mr Bloch vint me prendre en voiture pour me conduire chez Madeleine Lemaire. Dans le petit salon où j'attendais mon tour, je n'avais pas assez d'yeux pour admirer les merveilles qui s'y trouvaient entassées. Enfin le moment arriva où je dus paraître devant les invités... Dans le profond salut qui m'inclina, à mon entrée, je ne remarquai d'abord personne ; à vrai dire, je me sentais ému, troublé, et je n'avais certes pas menti en assurant combien j'appréciais le prix de l'Honneur qu'on me faisait...

En toute prudence, je m'étais heureusement muni d'un lot de chansons spéciales, soigneusement expurgées du moindre mot qui ne fût pas de bonne compagnie. Une gentille œuvrette de Botrel, refrain de pensionnat plus encore que de salon, me servait de début. Dès le second couplet, je pensai m'évanouir de trac et d'émotion... Suivant mon habitude, je m'étais mis à regarder mes auditeurs et au fur et à mesure, je reconnaissais devant moi, à un mètre à peine de distance, autour de Madeleine Lemaire, Sarah Bernhardt et Réjane, Henri Rochefort et le grand Coquelin, Robert de Flers et Arman de Caillavet, François Coppée, Victorien Sardou, la Duchesse d'Uzès, Lucien Guitry... Derrière eux, dissimulés dans la pénombre, se tenaient toute un galerie d'autres personnages que je ne parvenais pas à distinguer, mais qui ne pouvaient manquer d'être pour le moins aussi illustres !

J'avoue que je me trouvai terriblement impressionné : mes mains tremblaient, j'avais la gorge sèche, je menaçais de bafouiller à chaque syllabe ; il me semblait que j'avais envie de pleurer, tant mes nerfs étaient tendus... Je pus cependant parvenir à chanter deux petites choses de Botrel, anodines au possible... Et je ne sais pas trop, vraiment, comment j'en serais sorti si un secours providentiel, inespéré, ne m'était soudain arrivé. Réjane, la grande Réjane, me dit doucement :

- Mais non, mon ami, ne vous mettez pas ainsi à peine ! Chantez-nous donc votre répertoire habituel de café-concert !... Des petites machines ohé, ohé !...

François Coppée, que je n'eusse jamais supposé si folichon, approuva, en riant comme une petite folle :

- C'est cela, oui !... Dites-nous "À la cabane bambou ! Tiou !"

Il était si drôle en faisant son "tiou !" que je ne pus m'empêcher de rire à mon tour ; j'étais désarmé, et toute mon inquiétude s'envola quand j'attaquai le refrain demandé.

A partir de là, ça marcha très bien ; tu comprends, je me retrouvais chez moi, dans mes meubles ! Je pus même donner mes couplets les plus poivrés, mon brillant auditoire y parut prendre un vif plaisir.

Lorsque je me retirai, Madeleine Lemaire vint elle-même me remercier et me féliciter, en ces termes délicats et choisis dont elle avait le secret. Puis, elle ajouta :

- Je suis confuse que vous n'ayez pas fixé votre cachet ! Vous nous avez fait trop de plaisir pour que je n'insiste pas... Allons, voyons, décidez vous-même...

- Madame, fis-je avec tout le respect que m'inspirait cette exquise artiste, si simple pourtant... de vous, je ne puis accepter qu'une fleur...

Et, vers quatre heures du matin, le fiacre qui me ramenait rue Martel emportait avec moi une œuvre magnifique : un vase de délicieuses roses, que l'on eût crues naturelles. Madeleine Lemaire me l'avait aimablement offert... Ce tableau qui orne maintenant mon salon du Clos Mayol, vaut aujourd'hui, à dire d'experts, quelque chose comme trente mille francs. Tu vois que je n'avais pas perdu ma soirée !

J'eus d'ailleurs bientôt à enregistrer un autre bénéfice supplémentaire, consécutif à cette représentation ; pour curieux et inattendu qu'il fût, il me toucha profondément.

Un après-midi, j'avais pris un fauteuil à la Renaissance pour voir Lucien Guitry jouer l'Adversaire. J'ai toujours adoré le théâtre et, comme je ne pouvais guère y aller le soir, je me rattrapais sur les matinées. Par exemple, je ne demandais jamais de billets de faveur ; je prenais mon coupon au contrôle, comme tout le monde.

Or, au second entr' acte, tendis que je me promenais dans le foyer, je vis s'approcher de moi un de ces rutilants valets de pied, dont Guitry avait meublé tout son théâtre.

- Vous êtes bien monsieur Mayol ? me demanda ce serviteur, en s'inclinant devant moi d'un air parfaitement stylé.

Sur ma réponse affirmative, il me remit une enveloppe fermée qu'il portait sur un plateau d'argent. Puis il se retira, non sans saluée aussi profondément que la première fois.

Assez intrigué, je me hâtai d'ouvrir le mystérieux message. Il contenait une carte, sur laquelle je lus :

LUCIEN GUITRY est heureux d'offrir l'hospitalité au grand artiste Mayol.

Un louis de dix francs en or, représentant le prix de ma place, était inclus dans la lettre.

Comme je n'avais pas encore eu l'honneur d'être présenté à ce comédien génial, je ne pus que me borner, durant le troisième acte, à lui témoigner par mes respectueux applaudissements combien j'étais ému de son geste, gracieux encore qu'un peu original, et de lui faire sentir la profonde admiration dans laquelle je le tenais.

- Si bien que ta soirée chez Madeleine Lemaire t'avait, en définitive, rapporté fort exactement 30,010 francs.

- Tout juste ; plus une admirable représentation "gratuite" de l'Adversaire.

Par exemple, tous ces cachets dans les milieux mondains ne donnaient pas toujours d'aussi brillants résultats.

Un jour, on vint me demander d'aller chanter chez l'ambassadeur d'une République Sud-Américaine... que je ne désignerai pas plus précisément (avec les diplomates, on ne sait jamais !). Lorsque j'arrivai dans le salon, où m'avait conduit un attaché fort aimable, je trouvais, en tout et pour tout, exactement quatre messieurs, de noir vêtus, gravement assis, qui me dévisagèrent avec la plus extrême attention...

Après ma première chanson, je n'entendis pas le moindre applaudissement... Surpris, et un peu démonté, j'entonnai néanmoins la seconde, en regardant, comme j'en avais l'habitude, mes étranges auditeurs. Ils ne sourcillaient pas, même aux passages qui, d'ordinaire, déridaient les plus moroses. Je fis donner alors, plus tôt que je ne l'eusse pensé faire, mon grand cheval de batailler Viens, Poupoule !... Le résultat fut aussi négatif, aussi froid ! Bref, je chantai ainsi huit chansons, au milieu d'une atmosphère lugubre et glaciale. Tu te rends compte dans quel état d'esprit je pouvais me débattre !

Le secrétaire qui m'avait accueilli me fit enfin signe que c'était terminé, et me reconduisit pour me remettre le montant de mon cachet ? heureusement des plus appréciables !

- Vous avez fait énormément de plaisir à Son Excellence, me dit-il aimablement.

- Vous êtes fort gentil, ne pus-je m'empêcher de remarquer, mais ces messieurs n'ont pas eu l'air de s'amuser follement !

- C'est que, je dois vous expliquer... ils ne comprennent pas un mot de français...

Je me retins à quatre pour ne pas éclater de rire ; toutefois, je demandai à mon interlocuteur :

- Mais vous, monsieur, qui parlez si correctement notre langue, j'ai eu le regret, hélas, de ne pas vous voir rire davantage !

- Mon Dieu, avoua-t-il, je n'ai le droit de rire que lorsque Son Excellence en a donné le signal... Mais je puis vous assurer que, derrière les portes, la domesticité s'en est payé à cœur joie...

Cela pouvait, à la rigueur, me consoler relativement ; mais je me suis toujours demandé pourquoi ces braves gens rétribuaient si généreusement des artistes qu'ils ne pouvaient pas comprendre...

Pendant que je te parle des quelques extras qu'il m'arrivait de faire en dehors de mes engagements réguliers, je vais t'en signaler un autre qui prouvera que je n'étale pas toujours uniquement de gros chiffres...

Au moment où je connus le grand succès, un directeur de Troyes me fit demander pour un gala qu'il organisait dans le théâtre-cirque de cette ville.

Il accepta sans discuter les conditions un peu fortes que j'avais demandées ? supposant qu'il allait en rabattre ? et ma soirée arriva. J'y eus un gros succès et, tandis que le public se retirait, puisque j'étais le dernier numéro inscrit au programme, j'attendis dans ma loge, tout en me déshabillant, que l'on vînt, suivant l'usage, me porter mon cachet ou, du moins, me prier de passer à la caisse.

J'étais déjà prêt depuis un moment sans avoir encore rien vu venir, lorsqu'un certain brouhaha, que je discernai dans le couloir, attira mon attention. Je sortis pour me rendre compte de ce qui se passait... et j'appris que le directeur avait filé par le train de 10 heures 1/2 (le dernier de la journée, naturellement) en emportant, plus naturellement encore, la totalité d'une magnifique recette.

Je puis donc affirmer que Troyes demeure, en France et ailleurs, la ville où j'ai été le moins payé, même en y comprenant les faméliques quarante sous de mes pénibles débuts.

C'est la seule fois dans toute ma carrière, que me soit survenue une telle mésaventure ; si j'en ai connu d'autres, elles me coûtèrent moins cher, ce qui me permit de les trouver plus drôles.

Un jour, par exemple, alors que j'étais en engagement dans une grande ville du Centre, on vint me demander, d'une bourgade voisine, pour une matinée de bienfaisance ; ce sont là des choses que je n'ai jamais refusées :

- Vous n'aurez pas besoin de déranger votre pianiste, me dit aimablement le chef de la délégation ; notre "Société de musique" participera au gala : elle sera trop heureuse, et trop fière, de vous accompagner...

J'arrivai deux heures avant la représentation : l'orchestre, qui m'attendait pour répéter, comprenait : un pianiste, un violon, un piston... et un tambour !

- C'est tout ? m'écriai-je, effaré.

- Oh ! ne craignez rien, fit l'organisateur, vous pouvez y aller ; ils ne sont que quatre, bien sûr, mais ils font du "pétard" comme quarante !

Sur ce point, je constatai bientôt qu'il n'exagérait pas ! On finit cependant par s'arranger : je chantai au piano et, pour ménager les susceptibilités de la "Société" locale, je confiai prudemment quelques rentrées, rares et discrètes, au reste de l'orchestre.

Ces petits incidents, qui mettaient une certaine fantaisie dans mon existence maintenant calme, n'étaient pas de ceux dont on s'inquiète beaucoup. Je devais bientôt en connaître d'autres, plus mouvementés, sans que je pusse ni les prévoir, ni m'en accuser.

En novembre 1903, Numa Blès et Lucien Boyer lancèrent aux "Quat' Z'Arts" une chanson d'actualité qui eut tout de suite à Paris un succès retentissant ; elle commentait le récent mariage de Camille Pelletan, alors Ministre de la Marine depuis près de deux ans, dont l'administration se trouvait âprement discutée. Cette fantaisie s'intitulait "Monsieur et Madame Denise" faisant ainsi allusion au prénom de la jeune épouse.

Cela n'était vraiment pas méchant ; les auteurs, qui avaient déjà fait leurs preuves, s'en tenaient à l'heureux principe qui régissait alors les goûts de Montmartre : s'amuser pour amuser.

Ainsi que cela m'était arrivé à plusieurs reprises, avec "les Alliances de Guillaume", ou "L'Arrivée du Tzar" par exemple, je décidai de mettre à mon programme cette chanson d'une brûlante actualité. Le procédé, jusqu'alors, m'avait toujours réussi.

Je n'eus d'abord pas à m'en plaindre. L'œuvre, si elle était, comme de juste, légèrement irrévérencieuse, demeurait de bon ton et d'une saine gaîté. Elle se chantait sur l'air fameux de Bruant " Belle-ville-Ménilmontant".

"A Paris, y a pas longtemps ;
qui donc épousait Pell'tan ?
Quelle est cette femme exquise ?
C'est Denise !
Et, sans le secours d' l'église,
le mêm' jour, au même instant,
qui donc épousait Denise ?
C'est Monsieur Pell'tan
C'est Monsieur Pell'tan !"

Tu vois que cela n'avait rien de bien terrible. Je la gardai dans toute ma tournée du Midi ; à Marseille, à Béziers, elle eut un gros succès de gaîté.

Mais à Montpellier, alors que rien ne pouvait me permettre de la redouter, cette pauvre chanson, au milieu de violentes protestations, créa soudain des conflits plus que bruyants, et que les journaux du crû appelèrent "le scandale Pelletan"... Pas moinsse ! On n'a pas peur des mots dans le Midi !

Il est vrai de dire que, pour l'Hérault, je me heurtais à des clans de politique locale, où le Ministre de la Marine comptait, en nombre à peu près égal, des amis résolus et des adversaires irréductibles.

De sorte que le fait seul de prononcer son nom parut, aux uns une injure grave à l'adresse de leur grand homme, et aux autres, une inqualifiable provocation.

Quelques autochtones, qui venaient de m'entendre dans la région, avaient déjà répandu le bruit que mon répertoire comportait une chanson indésirable ; les deux partis ayant tenu à voir de quoi il retournait, la salle se trouva pleine à craquer pour le soir de mes débuts.

Je fus accueilli, comme toujours, avec la plus sympathique bienveillance ; mais dès que j'annonçai le titre de "Monsieur et Madame Denise", je sentis ? trop tard hélas ! ? qu'il y avait de l'orage dans l'air. A peine eus-je prononcé le nom de Pelletan, que des sifflets se firent entendre, Étaient-ils pour ? étaient-ils contre ? je n'eus pas le temps de m'en inquiéter, car d'autres sifflets leur répondirent aussitôt dans tous les coins de la salle. Aux fauteuils d'orchestre, l'ancien maire, chef de la phalange des amis, se démenait comme un beau diable, fortement houspillé, d'ailleurs, par le groupe des adversaires.

Ce brave échevin venait d'être décoré ? grâce, disait-on, à Pelletan ? ce qui expliquait qu'il se crût obligé à de plus bruyantes protestations.

Les autres, naturellement, virent dans ce geste une excellente occasion de lui manifester leur antipathie, et ce fut un brouhaha indescriptible.

Le plus amusant, c'est que je semblais n'y être pour rien ; les gens se gourmandaient entre eux, échangeant des invectives, voire quelques coups de poings au hasard, exactement comme si je n'eusse pas été sur la scène. Le nom seul de Pelletan les avait, ainsi que dans une simple réunion électorale, dressés soudainement les uns contre les autres. C'est vraiment une belle chose que la politique !

Naturellement, j'avais dû interrompre ma chanson ; mais pour ne pas paraître céder à la cabale, j'enchaînai directement les deux derniers couplets :

"Depuis ce grand évén'ment,
qui qui s'fait un tient charmant
devant un' glac' de Venise ?
C'est Denise ;
Pendant c'temps-là, qui qui s'racle
avec un' brosse en chiendent ?
Stupeur, prodige et miracle !
C'est Monsieur Pell'tan,
C'est Monsieur Pell'tan
Bref, ce ménag' fortuné
Est fait pour êtr' chansonné ;
Pour nous il se poétise
par Denise ;
Il rappell' la fable exquise
d'un' chanson du bon vieux temps :
Monsieur et Madame Denise !
Le ménag' Pell'tan
Le ménag' Pell'tan !"

Le retour de ce nom, et de ce prénom, en dépit du caractère anodin des paroles, redoublèrent l'effervescence ; heureuse, une bonne moitié de la salle applaudissait à tout rompre, ce qui me permit de saluer, et d'attendre la fin de l'orage.

Mais comme, à mesure que les uns applaudissaient, les autres s'empressaient de siffler de plus belle, je me rendis compte que nous n'en sortirions jamais, et je fis signe au chef d'orchestre de m'attaquer, fortissimo, le refrain de Viens, Poupoule ! dont j'avais déjà pu apprécier les vertus calmantes.

Effectivement, dès qu'ils entendirent l'air à la mode, les plus enragés se turent, et je pus continuer mon tour, sans nouvel accroc, avec la conviction que tout était enfin arrangé.

Je me trompais lourdement ; à la sortie, les spectateurs des deux camps s'étaient repris au collet devant le théâtre ; et comme je vins à passer à ce moment-là, une équipe de gens, des étudiants pour la plupart, me fit une ovation fantastique, m'accompagnant jusqu'à mon hôtel. Naturellement, un autre groupe, adverse, leur emboîta le pas en criant tout aussi fort, mais en sens contraire. Il y avait une heure que j'étais rentré chez moi, que le tintamarre durait encore. J'ai bien craint un moment que mon logeur ne me mît à la porte.

Le lendemain, après mûres réflexions, ayant consulté des gens pondérés, je décidai que le mieux était de supprimer purement et simplement le motif de ces troubles, c'est--à-dire ma pauvre petite chanson. Au fond, je l'avais nettement vu, ce n'était pas à moi que l'on en avait : les uns désiraient qu'on blaguât Pelletan, et les autres ne le permettaient pas. Tout le mal était là.

S'il y avait eu, comme on le disait déjà dans les cafés de la ville, un "scandale Pelletan", il n'y avait certainement pas eu un scandale Mayol.

Seulement, voilà, ma décision fut aussi mal interprétée par les uns que par les autres, et mon abstention produisit, contre tous mes vœux, exactement le même orage que la veille. Une partie de la salle réclamait la chanson, et le reste hurlait à perdre haleine pour me faire défense de la dire.

Le troisième jour, en arrivant au Casino, j'appris que, par ordre de police, il m'était fait défense de donner les couplets litigieux ; si l'on avait cru, avec cette énergique mesure, apaiser les esprits surchauffés des deux camps, il fallut bien reconnaître que l'on s'était trompé. Ce fut en effet l'occasion d'un chambard de choix : huées, sifflets, cris d'animaux variés, rien n'y manqua, à l'adresse des promoteurs de l'interdiction.

Les étudiants, d'ailleurs, ne se tinrent pas pour battus : le lendemain matin, vers 9 heures, ils vinrent me chercher à mon hôtel, et m'entraînèrent avec eux. Dans la rue, on me hissa sur deux épaules, et je dus chanter, en parcourant ainsi la ville, "Monsieur et Madame Denise". Sur la magnifique place du Peyrou, toujours porté en triomphe, j'égrenai tous les couplets de la chanson interdite. Louis XIV, sur son cheval, nous regardait pétrifié, et les admirables monuments des XVIe et XVIIe siècles qui entourent cette admirable esplanade, semblaient, par toutes leurs vieilles fenêtres, bayer de stupéfaction.

Enfin la police, tardivement alertée, vint disperser notre curieuse et innocente manifestation.

Ceci se passait en novembre 1902. Je revins à Montpellier un an plus tard, de l'histoire n'était pas encore oubliée ! Toutefois, s'il y eut quelques tentatives isolées pour troubler la représentation à ce propos, la sagesse générales en eut vite raison.

- Il n'y a pas que dans l'Hérault que de semblables incidents se soient produits ?

- Avec une telle violence, oui. Mais comme c'était là un fief politique, et que l'on fit autour de l'histoire beaucoup plus de bruit qu'elle n'en comportait, le Gouvernement finit, à son tour, par interdire la chanson. C'était vraiment trop d'honneur ! D'autant plus que lorsque la décision en fut prise j'avais, pour ma part, renoncé depuis longtemps à la chanter.

En somme ce fut là, surtout, un événement local. J'ai, en effet, interprété beaucoup d'autres œuvres d'actualité et maints couplets montmartrois ; où serais-je allé s'il y avait eu chaque fois de semblables protestations !

L'Ambassade d'Angleterre ne s'est pas formalisée pour "la Polka des English", ni pour "la Polka des Boërs" qui suivit, sur la même musique ; non plus que pour "l'Arrivée de Kruger à Marseille", trois chansons qui n'étaient pourtant pas précisément tendres pour les Britanniques ! J'eus même la bonne surprise, pendant ma saison aux Ambassadeurs, de trouver dans un journal anglais un compte-rendu extrêmement élogieux, où l'on disait notamment, sous la signature d'Edith Kenward :

"... mais, naturellement, nous attendions avec impatience Mayol, le favori de Paris, le charmant diseur de chansons. Il possède sans contredit les plus jolies mains que j'aie jamais vues à un homme. Il fait des mouvements gracieux, plaisants à regarder. C'est un connaisseur parfait de la pantomime. Un vif mouvement, une esquisse de pas, et quelques phrases vous ont été expliquées sans mot dire. Sa diction est tout simplement merveilleuse. Dans ce théâtre en plein air, où souffle le vent, et nullement disposé pour une bonne acoustique, chaque mot de ses chansons s'entend et est compris de n'importe quel spectateur (ce qui ne pourrait se dire pour beaucoup de diseurs et de diseuses)".

Et cependant, à la demande du public, j'avais dû chanter ce soir-là la populaire "Polka des English" !...

De même n'ai-je jamais eu d'histoires au sujet de deux joyeuses satires de Paul Marinier "L'Arrivée du Tzar" et "Les Alliances de Guillaume" ; celle-ci se terminait de cette amusante façon (c'est du trop fameux Kaiser qu'il s'agissait) :

"...Voyant ça, nom d'un' pip
s'est allié, illico
avec que la Princip-
auté de Monaco...
Oh ! Oh ! Oh !
C' pas rigolo...
Si bien qu' les vingt-cinq hommes
de c' pays, résolus,
un beau matin, en somme,
vont nous tomber dessus !
Hu ! Hu ! Hu !
Nous somm's foutus !"

Je rappelle ce couplet parce qu'il devient assez piquant en regard des curieuses manifestations qui se déroulent, au moment où je te conte tout cela, dans la Principauté de Monaco...

Enfin, heureusement qu'aucune tribu nègre ne s'est avisée de nous chercher noise à la suite de "La cabane bambou", et que nul Ethiopien ne s'est imaginé que Marinier et moi pouvions nourrir de noirs desseins à l'égard de sa pigmentation ou même de son habitat...

Quelques mois plus tard, je lançai une adorable fantaisie de ce délicieux pince-sans-rire Vincent Hyspa : "Silhouette Présidentielle", qui blaguait aimablement Armand Fallières, alors notre nouveau Président de la République, le plus gros personnage du pays :

"C'est la fleur délicate
des p'tits pois en cravate,
le seul qui fass' la pige
à Venus Callipyge !
Des puissants de la terre
il est mieux bâti, sur le devant,
et sur le derrière
égal'ment !"...

Eh bien, l'Elysée n'a pas bronché ! Et le Protocole n'a manifesté aucune indignation !

Je me suis d'ailleurs toujours étonné de l'excessive émotion qu'avaient soulevée les couplets de "Monsieur et Madame Denise" ; Pelletan fut ? par Excellence, en tant que Ministre ? la tête de Turc de son époque. Accommodé à toutes les sauces, dont certaines étaient pourtant exagérément poivrées, il se montra personnellement homme d'esprit, et ne protesta jamais.

Peut-être avait-il des amis trop zélés, ce qui pouvait les rendre dangereux pour celui-là même dont ils prétendaient monopoliser la défense... Beaucoup de nos contemporains eussent sans doute, en d'identiques circonstances, souhaité d'aussi ardents protecteurs... Seulement, ils ne les ont pas toujours trouvés...

Pourquoi, cependant, ces enragés thuriféraires n'ont-ils pas regimbé de même à propos d'innombrables histoires alors en circulation, qui ridiculisaient à qui mieux mieux leur "grand homme" ? Je veux en rappeler une, joyeuse et gaillarde, qui eut à l'époque un vif succès. Elle est loin de se trouver oubliée puisque, à vingt-cinq ans de distance, Léon Treich l'a récemment citée dans sa savoureuse collection d'ana ; à Toulon, d'ailleurs, on en fait encore des gorges chaudes :

Mr Pelletan, alors Ministre de la Marine, et qui n'était pas encore mariée à "Mme Denise" s'en fut un jour, raconte-t-on, visiter l'escadre, à Toulon ; il avait emmené avec lui une de ses amies. Il explique au Préfet maritime qu'il veut tout voir par lui-même, et qu'il n'a besoin d'être escorté que d'un matelot.

Le voilà qui monte fièrement sur une échelle conduisant au Pont Jeanne-d'Arc, lui en tête, suivi du Préfet puis de la dame, puis le matelot, fermant la marche. Il faisait beaucoup de vent, et le mathurin, fort intéressé, regardait en l'air : "Ah ! Ah ! le superbe point de vue !"... L'Excellence s'aperçoit du manège et, furieux, demande au Préfet de trouver dans l'arsenal du Code une punition exemplaire pour ce marin qui a oublié le respect dû à une femme amie du Ministre. Puis l'inspection continue... Comme tout se passe bien, Pelletan lève toutes les punitions.

- Et celle du matelot ? demande le Préfet.

- Bah ! fait le Ministre, celle-là aussi !

- Tant mieux, ma foi, car je me serais vu obligé de lui appliquer l'article 124 du Code Maritime, lequel dit :

"Tout matelot qui aura constaté une fissure par laquelle une voie d'eau peut se produire, qui n'en aura pas rendu compte, et qui n'aura pas cherché à la boucher par ses moyens personnels, sera passible du Conseil de Guerre"...

- Dis-moi, Félix, pour l'année 1903 je trouve, dans tes notes, trace d'un événement dont tu as oublié de me parler, et qui me paraît cependant présenter quelque intérêt...

-  ...

- Je lis sur une coupure du Petit Provençal : "... A l'Alcazar, la troupe mimique Adams a créé hier : PARDON ! pantomime du célèbre chanteur Mayol, partition de Trave et Gérard, dont le succès fut très vif".

Mayol, auteur dramatique ? Tu nous avais caché cela !

- Bah ! Péché de jeunesse !... Comme tout le monde, je m'étais senti mordu de la tarentule de faire jouer quelque chose au théâtre !...

C'est une si puissante sensation que celle de voir s'animer sous ses yeux des idées que l'on a conçues, si banales soient-elles.

Comme la pantomime était à cette époque particulièrement en faveur dans le midi, c'est sur ce genre que je m'arrêtai, d'autant plus naturellement que j'eusse été sans doute parfaitement incapable d'écrire un dialogue de théâtre !

- Quel sujet avais-tu choisi ?

- Tu penses bien que je m'étais jeté sur les milieux de marins, en Bretagne d'abord, puis à Toulon, comme de juste, avec un bal au "Chapeau rouge"...

Le premier tableau faisait défiler une cérémonie bretonne du Pardon ; et le dernier, qui se passait au Cap Brun, montrait l'absolution des péchés de l'innocente victime. Ainsi, du début comme de la fin, se justifiait le titre de Pardon.

Il y avait là, comme bien tu supposes, une Marie-la-Bretonne, un Mathurin, un Patrick, un Jean-pierre, un Kériadec... Je n'avais pas négligé la mise en scène : dans le deuxième tableau (il y en avait cinq) un voyait un "défilé de pierres précieuses" qui ferait peut-être sourire nos modernes producers de music-hall, mais qui me parut à l'époque du plus brillant effet.

"La Matelote", obligatoire en de pareils milieux, figurait au quatrième tableau et, dans celui du début, j'avais profité du retour du Jean-Pierre pour lui faire esquisser, sous couleur de raconter ses voyages, des danses de tous les pays, avec accessoires s'il te plaît ; jusques et y compris la "danse du ventre" qu'il exécutait en se servant de "foulards rapportés d'Algérie" (note de l'auteur).

Tu vois que je faisais bien les choses pour un premier début !

Ce ne devait tout de même pas être si mal que ça puisque, en 1913, dans la revue du Moulin Rouge, à Paris, j'eus la flatteuse surprise de voir un sketch dramatique présenter notre "Chapeau rouge" de Toulon, où se déroulait fort exactement la même action que j'y avais moi-même placée autrefois, avec cette différence que les auteurs faisaient tuer en scène l'innocente victime à qui, dans ma candeur naïve, j'avais pardonné dix ans plus tôt...

Je n'ai aucune raison de supposer que cette idée ait pu m'être empruntée ; d'ailleurs, mon nom ne figurait à aucun titre dans les programmes de ladite revue.

Puisque nous en sommes revenus à 1913, pour que tu ne m'accuses pas d'oublier quelque chose, je te signale que cette même année je prêtai mon concours à Saint-Anne, chez les fous... A titre provisoire, et tout à fait exceptionnel, je te prie de le croire.

Ce fut tout de même là une de mes plus fortes impressions : quelques pensionnaires de l'établissement interprétèrent, au début de cette matinée, des chansons comiques ou des scènes dramatiques avec, respectivement, une si joyeuse fantaisie ou un tel élan tragique, qu'il était permis de douter que ces gens fussent vraiment privés de raison...

Tu peux deviner que je me sentais tout de même quelque peu troublé par cette atmosphère, où j'éprouvais autant de crainte que de pitié.

Lorsque mon tour arriva, je puis dire que je connus un très brillant succès, et j'eus beaucoup de mal à quitter la scène : tu penses bien, d'ailleurs, que la plus élémentaire prudence m'engageait à ne rien refuser à l'insistance des habitants du lieu...

Je repensai à cette séance lorsque je vis, quelques années plus tard, représenter au Grand Guignol la pièce hallucinante d'André de Lode Un Concert chez les fous, qui se terminait d'une façon que je n'eusse en rien souhaité le jour où j'y participai moi-même...

- Mais, quelle est cette recette que je trouve sur le même recueil, après le scénario de ta pantomime : "Pour les cheveux" ?

- Oh ! ça, par exemple, je crois bien l'avoir complètement oublié ! Il ne me semble pas du reste que je puisse en avoir beaucoup besoin maintenant.

- Je lis :

1° Laisser infuser une poignée de feuilles d'eucalyptus dans un demi-litre de rhum pendant un mois...

2° Mélanger une petite proportion d'huile de ricin et quinine, 1/10o de litre de pétrole et 1/10o de litre d'eau-de-vie...

"Bien agiter le mélange"....

- Je ne me souviens pas de m'être jamais servi d'une telle mixture, car on avait oublié de me dire s'il fallait s'en frotter les cheveux ou si, plus simplement, on devait la boire. Dans le doute j'ai dû préfèrer m'abstenir...

A moins, encore, que mes cheveux ne soient simplement tombés parce que je les avais mis en contact avec ce liquide complexe ; ça les a dégoûtés, ils sont partis...

C'est en 1904 que je fis ma première tournée, sur les instances pressantes de Charles
Baret : cinquante jours, à raison d'une ville par jour ! Je me trouvais extrêmement fatigué quand j'eus fini, et dus prendre une bonne semaine de repos ; je ne l'avais fichtre pas volé !

Cette année-là, j'avais enregistré quelques heureuses créations, notamment "Lilas Blanc" dont j'ai eu l'occasion de te parler : "Le jeune homme et le trottin", "C'est une gosse"...

En 1905 j'inaugurai, au Palais de Cristal de Marseille, mes premiers 300 francs par jour... Le digne seigneur Pompei, qui présidait toujours aux destinées de cet établissement commençait à s'habituer à mon ascension rémunératrice qu'il semblait maintenant trouver extrêmement naturelle, jugeant sans doute qu'il l'avait toujours prévue... "Oublions le passé !..." dit une valse célèbre, où l'on ajoute même : "Reviens ! !"...

Une petite aventure amusante marqua ce nouveau séjour dans la cité phocéenne : un ami, m'apercevant à la terrasse du Café Riche, se précipite vers moi :

- Oh ! mon cher, s'écrie-t-il, que je suis donc heureux de te voir... La vogue que tu peux avoir maintenant devient extraordinaire... C'est à qui te fera de la réclame, et je n'ai pas besoin de te dire que tes nombreux amis, dont je me flatte d'être, s'en réjouissent pour toi !...

Comme je le regardai assez curieusement en lui demandant les raisons d'un tel enthousiasme, il continue :

"Imagine-toi que Lucien Guitry, qui joue en ce moment au Gymnase, trouve le moyen de lancer ton nom chaque soir dans ses répliques :

Mayol ! dit-il, le beau Mayol ! etc... et il en raconte, et il en raconte !... Et le public d'applaudir, et de rire, tu penses bien !"

Quelque peu surpris, mais ravi au fond, je me précipite au Gymnase pour remercier comme il se devait le grand artiste. Seulement, ce que mon camarade avait totalement oublié de me dire, c'est que la pièce alors à l'affiche n'était autre que le Numa Roumestan d'Alphonse Daudet...

Aussi, l'éminent comédien, tout en me faisant le plus charmant accueil, ne put-il s'empêcher de sourire en me répondant :

- Mais, cher monsieur, tout ce que je dis est dans mon rôle, rigoureusement...

"Il y a, certes, votre nom plusieurs fois répété... mais c'est à feu Daudet que doit aller votre gratitude, s'il y a lieu"...

Il me tendit alors, ouvert à la page qu'il m'indiquait, une brochure, sur laquelle je lus :

- "Mayol !... Allons donc, Mayol !... fini, vidé !" Et dire que l'Opéra donne tous les soirs deux mille francs à ça !

Quel autre que Mayol, le beau Mayol a jamais soupiré la sérénade de Don Juan avec cette délicatesse aérienne, cette passion qui semble d'une libellule amoureuse ? Malheureusement, on ne l'entend plus ; il a beau se dresser sur la pointe des pieds, le cou tendu, filer le son jusqu'au bout en l'accompagnant d'un geste délié de fileuse qui pince sa laine entre deux doigts, rien ne sort, rien ! Paris, qui a la reconnaissance de ses plaisirs passés, applaudit encore, mais ces voix usées, ces figures flétries et trop connues, médailles dont la circulation constante a mangé l'effigie, ne dissiperont pas le brouillard qui plane sur la fête du ministère, malgré les efforts que fait Roumestant pour la ranimer, les bravos d'enthousiasme qu'il jette à voix haute du milieu des habits noirs, les "chut" dont il terrifie à deux salons de distance les gens que essayent de causer, et circulent alors, muets comme des spectres sous le splendide éclairage, changeant de place avec précaution pour se distraire, le dos rond, les bras en balancier ou tombent anéantis sur des sièges bas, le claque ballant entre les jambes, hébété, la figure vide..."

Je ne crus pas devoir pousser plus loin la lecture. Évidemment mon nom se trouvait bien dans l'ouvrage ? mais ne se trouvait-il pas également à Bordeaux, sur la boutique d'un marchand de "fruits secs" ? et Alphonse Daudet l'avait écrit à une époque où nul ne songeait à ma possible vocation artistique, pas même mes parents, puisque j'avais alors à peine trois ans...

D'ailleurs il ne me fallut pas tant de réflexion pour comprendre que la "libellule amoureuse", les "gestes de fileuse" et, même "la voix usée et la figure flétrie" ne pouvaient guère s'appliquer à moi. Enfin, j'étais loin de gagner 2,000 francs par jour, voire même de les espérer ! Et, surtout, je n'avais jamais chanté à l'Opéra !

J'en fus quitte pour acheter Numa Roumestan en sortant du Gymnase et, pendant que j'y étais, je fis emplette de toutes les œuvres d'Alphonse Daudet, pour le cas ou mon patronyme s'y fût encore retrouvé. Mais la tirade que je venais de lire m'attrista comme un inquiétant présage...

Tu vois, cependant, si l'on peut facilement se tromper dans ce que l'on suppose être une manifestation de sa propre gloire !

Quelques semaines plus tard, j'en eus un autre témoignage à Montpellier, où bien des choses, décidément, semblaient devoir marquer mes souvenirs...

Une tournée de Paulus ? la dernière, hélas ! du grand chanteur populaire ? était annoncée pour un peu plus tard. Le jour de mes débuts, comme je venais de répéter avec l'orchestre, un inconnu s'approcha de moi en disant fort courtoisement :

- Permettez-moi, monsieur, de vous saluer, il y a si longtemps que je vous ai applaudi pour la première fois... Vous n'avez pas beaucoup changé... et je sais que vos succès n'ont fait qu'augmenter.

- Très flatté, monsieur, répondis-je. Mais, "bien longtemps" me paraît peut-être un peu excessif...

- Oh ! il y a sûrement trente ans, pour le moins !

J'en avais alors trente-deux ! Tu penses si j'écarquillais de grands yeux ; mais mon interlocuteur, pour bien montrer qu'il ne se trompait pas, ajouta sur un ton péremptoire :

- Vous êtes bien Paulus, n'est--ce pas ?

Il me sembla tomber du haut de mes illusions... Néanmoins, souriant de la méprise ? qui, question d'âge à part, demeurait flatteuse pour moi ? je répondis audacieusement, non sans quelque ironie :

- Non, monsieur, je ne suis pas Paulus, je ne suis que son fils...

Mais, comme il ne voulait pas démordre, il répondit, têtu :

- Je suis certainement très heureux, monsieur, et je ne manquerai pas, lorsqu'il va passer chez nous, de venir applaudir monsieur votre père...

Un peu déçu tout de même, je risquai :

- Mais, ce soir, monsieur, Mayol chante encore !...

Et j'insistai :

"C'est même la dernière représentation de Mayol !"...

Alors le vieux monsieur se redressa, me regarda dans les yeux d'un air presque offensé, et demanda d'un air dédaigneux, impossible à rendre :

- Mayol ? Qué qu' c'est qu' ça  ...

Vanitas vanitatum !...

C'est de la même façon qu'à Toulouse, où le public est sceptique par définition, je rencontrai, quelque temps plus tard, un titi du pays en contemplation devant les affiches où, entre des lithos de Sem et de Barrère, mon nom s'étalait en lettres d'un pied de hauteur.

Toujours, curieux de connaître l'opinion de mes auditeurs éventuels, je m'approchai du jeune homme :

- Et alors, le demandai-je, vous viendrez, ce soir, entendre Mayol ?

- Peuh ! me dit-il d'un air détaché, ça fait plusieurs fois qu'il passe ici, et je ne lui trouve rien d'épatant...

Comme mon dernier séjour à Toulouse remontait à près de deux ans, je m'étonnai un peu mais, en faisant bavarder cet aimable indigène, je compris que bien des imitateurs ? il en pullulait à cette époque ? avaient dû se faire, à mon détriment une réclame facile autant que déloyale. Tu connais le truc ; on met tous petits caractères sur l'affiche :

"X... imitateur de..."

et au-dessous, en énormes majuscules :

"MAYOL"

Le tour est joué, et le public aussi.

Comme j'avais déjà eu maintes fois à me plaindre de semblables pratiques, je ne pus m'empêcher de répondre à cet amateur désabusé :

- Dites-moi, mon ami, quel était le prix des places, lorsque sont passés ici tous ces Mayols, que vous croyez avoir entendus ?

Il prit à son tour une mine étonnée :

- Mais... le tarif ordinaire, naturellement !

- Eh bien, triomphai-je c'est ce qui prouve que vous n'avez eu affaire qu'à de simples imitateurs... Quand vous verrez le prix des places augmenté, vous pourrez dire que c'est le vrai Mayol qui chante.

Avec la plus charmante ingénuité, il me répondit franchement :

- Alors, à partir de là, je m'en fous... car lorsque l'on augmente les places, moi, je reste à la maison...

Sa réplique m'amusa si fort que je lui fis donner gratuitement une seconde galerie... J'ignore totalement si mon numéro l'a satisfait, je ne l'ai jamais revu...

Il est, heureusement, d'autres témoignages pour consacrer la gloire dont on se croit nanti ; juges-en plutôt :

A Tunis, où je chantais pour la première fois ? en juin 1905, au Belvédère ? on me conta l'histoire d'un déserteur des bataillons d'Afrique, récemment repris dans la ville, et dont le signalement offrait des points extrêmement curieux.

Cet homme, tatoué des pieds à la tête, plus encore que l'exquise femme dont je t'ai parlé pour Genève, présentait, gravés en encre indélébile sur les parties les plus charnues de son individu, deux portraits, remarquables de ressemblance paraît-il : sur la droite, Yvette Guilbert et, sur la gauche, moi, tout simplement.

Le travail était si bien combiné que nous semblions, dans ce tableau inattendu, nous regarder de très près, comme si nous étions sur le point de nous embrasser... Par exemple, je n'oserai jamais te dire où l'auteur de ce chef-d'œuvre nous avait fourré le nez à l'un et l'autre !... J'ai toujours regretté de ne pas pouvoir me procurer la photographie de cette intéressante œuvre d'art, elle n'eût certainement pas manqué de pittoresque...

A Tunis encore, pendant que nous y sommes, ma bonne cousine Henriette me valut, sans s'en douter, une autre pinte de bon sang. Comme elle était sortie un matin pour faire quelques courses, elle me revint toute effarée :

- Oh ! Félix, s'écria-t-elle, que je viens d'en voir du beau monde, des arabes, et des arabesques... avé leurs costumes des dimanches, et tout pleins de bijoux, qui entouraient une calèche !

- Qui donc y avait-il dans cette voiture ?

- Une abeille, Félix !

- Quoi  ...

- Une abeille, que je te dis !... Tout le monde criait : "Voilà l'abeille de Tunis"...

Car Henriette, en bonne méridionale, insistait généreusement sur la prononciation des deux "i" grammaticalement exigées par l'y du mot "bey". Je m'efforçai de le lui expliquer.

- Mais, ma bonne Henriette, ce n'est pas l'abeille c'est le Bey de Tunis !

Et, pour qu'elle comprît, je prononçais moi-même : le beille.

Mais Henriette, un peu froissée peut-être que je me sois permis de discuter ce qu'elle avait "vu et entendu", me répondit dignement :

- Eh ! qui sait, c'était peut-être sa femme...

Je n'eus pas le courage de la contrarier plus longtemps.

Si 1905 fut une année riche en anecdotes variées, je ne la trouvai pas moins heureuse du point de vue de mon répertoire, que je continuais à ne pas négliger.

J'enregistrai de nouveaux succès : "Petite Femme comme il faut", de Christiné ; "Le Petit panier" ; "C'est une ingénue", "La Fifille à sa mère", "La Chasse", toutes trois du fidèle Paul Marinier ; "Je te ferai voir", "Leur fille", "Les Alliances de Guillaume", déjà nommées et, enfin " La Mattchiche", que je m'étais fait adapter par Borel-Clerc sur les motifs d'une célèbre marche espagnole, dont la première audition m'avait aussitôt emballé. Cet enthousiasme se trouva justifié puisque " La Mattchiche" devint rapidement un de mes plus grands succès populaires, égalant presque celui de " Viens, Poupoule !". En tout cas, sa vogue me permit de remplacer peu à peu l'obsédant refrain, que trois ans après sa réussite tous les publics s'obstinaient encore à me réclamer ! A partir de là, ce fut " La Mattchiche" qui s'y substitua dans la faveur des foules.

C'est sans doute le bénéfice personnel qu'il en tira, au double point de vue moral et matériel, qui incita par la suite Borel-Clerc à lancer chaque année une "chanson dansée". Je ne les ai pas toutes créées, mais quelques-unes ont brillamment figuré à mon répertoire : cette délicieuse "Clématite", polka japonaise ; "la Malakoff", russe ; "la Tizi-Ouzou" (c'est une Kabyle charmante ! eût chanté Phi-Phi) ; "La Baltique", qui prit fort bien quoique suédoise ; "la Monténégrine", et que sais-je encore ! Mais, tu le comprends, elles étaient trop, toute la géographie aurait fini par y passer !

En 1906, mon contrat avec la Scala arrivait à expiration, et le fait coïncida avec un changement de directeur. Je signai avec M. Mérot, successeur de Mme Marchand, mais pour des périodes infiniment moins longues. Cela me permit de donner libre cours à mon humeur vagabonde, et de circuler plus activement en province, où je n'avais plus que l'embarras du choix, et où, surtout, j'obtenais maintenant des appointements très supérieurs, en proportion, à ceux de Paris.

On m'y imposait parfois des clauses inattendues : à Dijon, par exemple, M. Blache, propriétaire de l'Alcazar, s'obstinant à ne pas vouloir dépasser les 200 francs de cachet qu'il m'offrait, consentit finalement à y ajouter un petit quelque chose : douze bouteilles de Bourgogne !... Le souvenir des couverts "en argent massif" du père Dieudonné ? de machiavélique mémoire ? me laissait une légère appréhension quant à la valeur réelle de ce nouveau "cadeau". J'eus tort, cependant, de me tourmenter : à la fin de mes six jours, je reçus un panier de Marsannay-la-Côte, dont le contenu me sembla, dès notre premier entretien, particulièrement délectable... D'ailleurs, je ne sais pas si tu l'as remarqué, je m'entends toujours fort bien avec le bon vin, et le fait qu'il soit de Bourgogne n'est pas pour diminuer ma sympathie...

Cette année 1906 me fut également favorable au point de vue chansons : parmi les succès je créai notamment :

"Amour noir et blanc", "Bonjour toi", "Lison, mon p'tit rat", "Signorina", "Ah ! le joli jeu !"...

Je lançais toutes ces nouveautés dans des villes presque chaque jour différentes, au hasard des déplacements d'une nouvelle tournée Baret qui me prit quarante-cinq jours, en janvier et février.

Ah ! je t'assure qu'on ne perdait pas de temps avec les itinéraires de cet actif impresario ! Pour débuter, j'avais chanté à Lille en matinée, et le soir à Roubaix... pour revenir le lendemain à Lille.

De même, quelques jours après, je fis la matinée à Rouen et la soirée à Elbeuf. Il n'y a guère que Lyon où, donnant deux représentations consécutives, on séjourna quarante-huit heures.

Heureusement pour moi, Henriette faisait cette fois partie du voyage, figurant officiellement sur mon contrat ; et je n'ai pas besoin de te dire que, si elle m'entoura toujours aussi fidèlement des soins les plus empressés, elle ne manqua pas de m'amuser souvent pas ses réflexions naïves autant qu'imprévues.

A Roanne, par exemple, on m'avait donné une loge ? s'il est permis d'appeler ainsi l'ignoble réduit, sale, sans air et sans lumière qui me fut alloué ? une loge, enfin, totalement dépourvue, entre autres choses, de glace et de lavabo.

En trottinant à travers le théâtre, ma précieuse cousine finit par découvrir une cuvette, qui avait dû être émaillée, et un broc, qui aspirait fortement à devenir passoire. Elle me les ramena triomphalement, avec l'orgueil satisfait d'un prospecteur qui vient de découvrir un filon d'or à grand rendement.

- Quant à la glace, me dit-elle, il faut que je retourne... la concierge m'a promis de t'en chercher une.

Comme au bout d'une demi-heure elle n'était pas revenue, je me décidai à partir. Des cris perçants attirèrent mon attention dès que j'arrivai dans le couloir conduisant à la rue : Henriette se livrait à une prise de bec en règle avec la pipelette.

- Ça, une glace ? criait-elle en brandissant un triangle de verre dont le tain n'était plus là que pour la forme ; ça une glace ! Dites une écumoire, té ! Avé tous ces trous, c'est juste bon pour quelqu'un qui aurait la petite?vérole !

- En tout cas, glapissait la concierge, c'est bien suffisant pour un comique...

- Un comique ! un comique !... s'indignait Henriette, apprenez que monsieur Mayol n'est pas un comique ! C'est un monsieur, même qu'il chante en habit ! et non en carnaval !...

Je n'ai jamais su comment se termina ce duel homérique car, tordu par une formidable envie de rire, je m'étais vivement glissé dehors.

Ces détails, s'ils sont pittoresques, n'en donnent pas moins une idée de l'état lamentable dans lequel se trouvent la plupart des établissements de province, et pas des moindres, quelquefois...

Du point de vue de l'hygiène, quand ce ne sont pas des boîtes à pleurésie, on peut redouter d'y séjourner dans le plus invraisemblable bouillon de culture microbienne. La chose n'a fait d'ailleurs que s'aggraver depuis que la plupart de ces maisons se sont transformées en cinémas, où l'usage des loges est évidemment beaucoup moins fréquent.

Je sais que l'Union des Artistes se préoccupe activement de cette question de salubrité professionnelle ; puisse son autorité obtenir bientôt sur ce point les satisfactions indispensables !

Après un printemps délicieusement passé en Algérie et sur la Côte d'azur (Oran, Alger, Nice), je revins à Paris, terminer mon engagement de la Scala, et faire trois semaines aux Ambassadeurs, sous la direction d'un Cornuché qui ne faisait pas encore prévoir Deauville...

Puis, toujours vagabondant, je fus en Tunisie, à Vichy, à Aix-les-Bains... Je pouvais enfin satisfaire mes goûts de voyage et comme, je ne le cache pas, je n'ai qu'un penchant extrêmement mitigé pour certains hivers froids ? et surtout humides ? de Paris, je m'arrangeais toujours pour que mes contrats dans le Midi pussent coïncider avec le moment de la mauvaise saison. Je ne revenais dans la capitale qu'au printemps, ou vers la fin de l'automne...

C'est un peu pour ces raisons de liberté saisonnière qu'en dépit des offres les plus tentantes je n'ai jamais voulu accepter de jouer dans des revues ou dans des pièces...

Le tort, à mon sens, que l'on a à Paris c'est, dès qu'un artiste a réussi dans une branche particulière, de vouloir l'adapter immédiatement à toutes les sauces.

Combien en a-t-on arrachés, sur le succès d'un tour de chant, à un brillant avenir pour les enterrer dans la comédie ou dans l'opérette ! L'expérience, il est vrai, peut réussir parfois, et nous lui devons tout au moins Max Dearly, Raimu, Tramel, Moricey, Pauley, Dranem et quelques autres.

Mais ceux qui ont pu subir avec succès une telle épreuve avaient certainement leur métier de comédiens dans le sang ; tel qui brille d'un vif éclat dans l'interprétation de chansonnettes, peut fort bien, par contre, ne pas être à la même hauteur quand il s'agit de composer un personnage et de l'interpréter trois heures durant...

Ne risque-t-il pas, d'ailleurs, de se heurter à des gens dont c'est la profession véritable, apprise depuis longtemps avec, non-seulement des dispositions, mais encore une orientation spéciale qu'ils tiennent de leurs primes débuts. Ou bien, même si l'on peut affronter la lutte, n'y a-t-il pas danger, quelque que soit la valeur professionnelle de l'intéressé, à s'aligner à côté de gens éprouvés, ou mieux doués, qui ont tôt fait de tirer vers eux le meilleur du succès et, comme l'on dit en argot de théâtre, de vous "mettre dans leur poche" ?

Tu sais quelle affection j'ai pour Maurice Chevalier, et combien je me suis intéressé à ses premières tentatives au café-concert, autant que j'ai applaudi à sa réussite au music-hall ? Eh bien, rappelle-toi sa lamentable aventure aux Bouffes-Parisiens dans Là-Haut : Dranem, véritablement né comédien celui-là, n'eut pas grand effort à fournir pour faire passer au second plan notre jeune camarade. Le pauvre Maurice, obligé de tenir quand même son rôle, d'abord pour se conformer aux termes de son engagement, et ensuite pour ne pas perdre peut-être, le bénéfice d'un cachet appréciable, si ce n'est pour ne pas risquer de payer un formidable débit, dut s'efforcer de lutter quand même, jusqu'au bout !

- Certains ont même prétendu qu'il dut, pour cela, recourir aux dopings les plus néfastes, si bien qu'il faillit littéralement en devenir fou.

- Il a heureusement compris cette leçon, plus sévère sans doute qu'il ne la méritait, et à fort sagement agi en retournant au genre qu'il n'aurait jamais dû quitter, étant donné l'effort remarquable qu'il avait accompli pour le mettre au point !...

Et puis, il y a là aussi une question de tempérament. Que veux-tu, je ne vois pas très bien astreint à jouer trois cents fois de suite la même chose, pour le moins ; il me semble que je finirais de m'empâter ! Cela crée des habitudes par trop régulières, et j'ai l'impression qu'on y dont revenir un peu comme une espèce de fonctionnaire de son art.

Je ne nie pas qu'il puisse y avoir là, pour d'autres, de puissants attraits mais, en ce qui me concerne, j'ai toujours été, sur ce point, des plus indépendants.

- Cependant, tu as bien, au moins une fois, accepté de jouer une opérette ?

- Cinderella ? Ah ! oui, parlons-en !... L'expérience n'a pu que me confiner dans mon opinion ! Je ne pense pas avoir beaucoup influé sur le sort de cette pièce anglaise qui fut, je dois le reconnaître, assez mal accueillie. Le public parisien n'était pas, alors, très disposé à s'emballer sur de telles naïvetés scéniques, sans fil conducteur ou à peu près ; aggravées, par surcroît, d'une musique sautillante et heurtée que l'époque ne voulut pas admettre.

- "No ! no Nanette", qui l'eût cru  ... "Rose-Marie", qui l'eût dit !

- Ah ! oui, elle a pris depuis une solide revanche, l'opérette anglaise !

En ce qui concerne Cinderella, les directeurs commirent à mon sujet une erreur initiale : je leur avais demandé à ne paraître qu'une seule fois, à présenter, mon numéro exactement comme je le faisais aux Ambassadeurs ou à la Scala. Ils n'ont jamais rien voulu entendre ! Ils croyaient qu'en délayant mes chansons et ne me promenant au milieu de cette pièce déjà suffisamment fade, ils renforceraient un succès sur lequel ils comptaient vraiment. Si bien que j'arrivais là-dedans, chaque fois, comme des cheveux sur le potage !...

L'expérience ne tarda pas à leur prouver qu'ils avaient eu complètement tort, mais il était déjà trop tard pour revenir en arrière. Du reste, comme je ne m'obstine jamais dans une erreur, j'ai demandé à partir au bout d'un mois et j'ai moi-même amené mon remplaçant : Darcet qui, de tous mes imitateurs, a certainement été le plus remarquable. Pour le servir, il offrait d'ailleurs avec moi une ressemblance physique des plus frappantes, surtout sur la scène.

A cette époque, les critiques n'avaient sans doute pas les mêmes goûts qu'aujourd'hui pour un tel genre de spectacles ; Cinderella fut donc en général, "cueillie" de belle façon, et ses interprètes, moi compris, bénéficièrent de ce manque d'indulgence à peu près collectif. Adolphe Brisson me trouvait alors "placide, et surtout empâté". Que dirait-il, le malheureux, s'il pouvait me voir aujourd'hui !

En tout cas, Cinderella, me valut une éblouissante série de chansons : "Sur le bassin des Tuileries", "Par le petit doigt", "Le repos du dimanche", "Gardez-vous fillettes", "Les robes de Colibri" et, surtout, "Les mains de femmes".

Pour cette dernière, l'auteur, Émile Herbel, n'avait fait que rassembler sur mes indications, dans un même sujet général tous les gestes qui m'étaient déjà familiers. Tu te souviens d'une semblable tentative déjà faite dans le même sens, mais qui avait été loin de donner un aussi heureux résultat ; peut-être ne venait-elle pas à son heure ? ou bien ne me trouvais-je pas moi-même en possession, encore, des moyens suffisants pour la tenter...

La musique des "Mains de Femmes" était du compositeur Berniaux, à qui elle servit de lancement, et qui me donna par la suite, entre autres succès : "Ma petite Bretonne", "Elle pique à la mécanique", "Elle est de l'Italie", etc...

Si, dans l'ensemble, Cinderella fut sévèrement accueillie, quelques journaux cependant témoignèrent d'une plus bienveillante indulgence ; ils ne crièrent pas au chef-d'œuvre, bien sûr ? c'eût été d'ailleurs difficile ! ? mais, enfin, ils firent très loyalement la part des choses.

- Je vois en effet, dans les coupures des journaux parisiens de cette époque, des impressions comme celle-ci :

"Mayol est véritablement le Judic masculin de l'heure"...

- C'est gentil, mais tout de même un peu fort !

- Cet autre déclare :

"Voici enfin le tenorino d'opérette de l'avenir !"

Tout le monde, tu le vois, demeurait convaincu que tu devais aborder cette branche théâtrale.

- C'est flatteur, certes ; mais il ne faut voir en cela je te le répète, que les tendances trop faciles que l'on a en France, et particulièrement à Paris, de vouloir intrôniser dans n'importe quel genre un artiste qui a réussi dans une spécialité bien déterminée...

D'ailleurs, j'ai toujours été le premier à reconnaître que pour chanter, il convenait, non seulement d'avoir une voix autrement classée que la mienne, mais, surtout, d'avoir fait dans toutes leur amplitude les solides études musicales et techniques que nécessite l'art du chant... Aujourd'hui, parbleu, je sais bien qu'on improvise en quinze répétitions un chanteur d'opérette : quelques couplets, une demi-douzaine de pas de danse, et servez chaud ! Evidemment l'opérette moderne ; mais enfin, je ne sors pas de mon point de vue : à chacun son métier, les opérettes ? et les chansons ? seront bien chantées...

- Cependant, lorsque tu pris la direction du Concert Mayol, tu as bien créé quelques pièces à musique où, non-seulement tu lançais de nouvelles chansons, mais où tu tenais également un rôle, généralement de premier plant : "Le Mariage d'Hakouma" et "Berlingot", par exemple...

- Sans doute, mais les livrets de Lucien Boyer et Battaille Henri, chansonniers éprouvés qui avaient, depuis toujours, en quelque sorte, travaillé pour moi et qui, en tout cas, me soumettaient leur travail au fur et à mesure, afin que je puisse suivre sa marche.

Nous discutions longuement, âprement même quelquefois. Je faisais supprimer les points où je ne me serais pas trouvé à l'aise ; je proposais quelques idées dont je sentais mieux la réalisation pour mes moyens et, de cette véritable collaboration, sortaient des spectacles qui se tenaient debout. Je ne courais pas, du moins, le risque d'y paraître jamais ridicule, ni d'y sembler vouloir... chanter plus hait que ma voix, ce qui se fût infailliblement produit si je m'étais attaqué, entre autres, à "la Fille de Madame Angot", "aux Cloches de Corneville" et autres "Mousquetaires au Couvent" !

Au reste, les musiques que j'avais à chanter dans de telles pièces ne prétendaient pas à être du Lecocq, du Planquette, ou du Varney... Je les demandais tout bonnement à des spécialistes de la chanson, compositeurs habitués à ce genre particulier et connaissant bien les moyens dont je disposais, tels que Willy Redstone et Adolf Stanislas. Pour "le Mariage d'Hakouma", j'avais même, plus simplement encore, suivi les règles qu'on observait alors au Café-concert, et fait adapter les paroles de tous les couplets sur des airs déjà populaires, judicieusement choisis suivant les interprètes qui devaient en être chargés...

Après Cinderella, deux engagements, à Marseille et à Bordeaux, me rappelèrent pour un mois dans mon cher Midi, ce que j'appréciais d'autant plus qu'on était au mois de décembre. Brrou !...

Puis, pour la première fois, je pus m'offrir trois semaines de repos, qui me permirent de passer à Toulon les fêtes de Noël et du jour de l'an.

J'avais d'ailleurs besoin de ce répit préventif car, le 7 janvier, je commençais ma troisième tournée Baret, laquelle devait durer près d'un trimestre.

Je connus à nouveau les joies relatives de chanter en matinée dans une ville, et de faire la soirée dans une autre, souvent assez éloignée. J'y eus également l'agrément d'entreprendre tout de suite après le spectacle d'aimables petits voyages : de Chartres à Liège, par exemple et, pour me remettre, ensuite, de Liège à Poitiers, sans cesser naturellement de chanter tous les jours...

Cette tournée me permit toutefois, par une heureuse compensation, de recueillir quelques enseignements fort curieux sur ma possible généalogie.

Le jour où nous passâmes à Mâcon, je fus extrêmement surpris de voir, dans le Progrès de Saône-et-Loire un article intitulé : "Saint-Mayol est ressuscité".

Persuadé que c'était là une plaisanterie d'un goût peut-être discutable, je me précipitai sur la gazette ; et j'appris avec une stupeur que tu devines, que la ville de Mâcon avait jadis compté, au Xe siècle, un chanoine nommé Mayol, dont la notoriété fut, disait-on, considérable !

Le roi Hugues Capet l'avait même mandé à Saint-Denis, mais mon malchanceux ancêtre présumé y était mort en arrivant. Je ne crus pas devoir prendre le deuil à ce moment, ayant appris la nouvelle trop tard. Mais je tins à cœur de me procurer quelques renseignements complémentaires sur le digne homme. Or, sais-tu où ce Mayol avait passé la majeure partie de son existence, et accompli la partie la plus importante de son œuvre  ... à l'Abbaye de Cluny !...

- Quand je te dis que nous étions faits pour nous rencontrer !

- Tout de même, cette petite découverte me consola de l'homonyme découvert autrefois à Bordeaux ; à tout prendre, aux "fruits secs" je préfèrais nettement le saint homme de l'Église. Pour un peu, j'aurais pu dire, comme le père Lescaut dans Manon :

"Je vais leur annoncer là-bas
qu'ils ont un saint dans la famille ;
j'en sais beaucoup qui ne me croiront pas..."

Tout cela ne m'empêchait pas de me sentir très fatigué ; heureusement, la fin de cette randonnée me permit de passer six jours consécutifs à Lyon ; sans ce repos opportun, je me demande dans quel état physique je me serais trouvé pour débuter, aussitôt après, à Toulouse, à Monte-Carlo et à Alger, où m'appelèrent, sans autre intervalle que celui nécessaire aux voyages, trois engagements successifs. Dans ces divers déplacements et durant les deux mois que je fis à Paris aux Ambassadeurs, en juillet et en août, je lançai toujours des nouveautés :

"Ne joue pas avec ça", "l'Espérantelle", "Le cœur des mamans", et le triomphal "Si vous voulez de l'amour !"...

Puis, vinrent "Silhouette Présidentielle", dont nous avons parlé, et "Monsieur Durand" dont les paroles, d'une savoureuse fantaisie avaient été adaptées par Marinier sur les motifs d'une musique que j'avais repérée : "La Marche Écossaise", de Thérèse Whittemann. Puis vinrent "l'œuf à la coque", "Ma Pitchounetta", "Le vrai Diabolo", "Que je n'ose pas dire", "La valse du muguet", "Maire-Marie" et, enfin, "La jolie boîteuse".

A Toulon, où je fis ensuite dix jours chez le bon papa Pelegrin, mes concitoyens qui, tu t'en souviens, avaient déjà eu la délicate attention de m'offrir mon premier habit noir, ajoutèrent encore à leur affectueuse sympathie. Le soir de mes adieux, on me remit une fort belle médaille d'or, produit d'une souscription locale, que me donna Mr Pelegrin, et sur laquelle il avait fait graver ces mots touchants :

"A mon petit Ludovic

1890

A mon grand MAYOL

1907"

Je fus ému aux larmes, et ce précieux souvenir, tu le penses bien, figure en place d'honneur dans mon petit musée du Clos Mayol.

Pour inaugurer l'année 1908, et afin de n'en pas perdre l'habitude, je partis pour ma quatrième tournée Baret, janvier et février, au cours de laquelle je repassai à Toulon. Cela faisait la quatorzième fois que j'y chantais depuis le jour de mes timides débuts !

C'est au cours de cette randonnée que je créai, aux Folies Bergères de Rouen, "Ma petite bretonne", au succès populaire. Quelques autres essais, par exemple, furent moins brillants...

Je me rattrapai dans la suite, dès le mois de mars, avec "Haïa", curieuse fantaisie arabo-montmartroise de Lucien Boyer, que je lançai, dans l'intention que tu devines, à Alger. Puis, à l'Apollo de Paris, "Je suis un bon garçon", de Christiné, "La musique des trottins", "La dame et le monsieur"...

Certains critiques, toujours acharnés à couper un couplet en quatre, avaient depuis longtemps pris l'habitude de discuter aigrement les paroles de mes chansons. Si Nozière pouvait écrire : "Je ne crois pas que le texte soit des plus spirituels, mais les musiques en sont toujours follement gaies, et Mr Mayol en tire un parti, total et maximum, qui me semble n'appartenir qu'à lui..." d'autres, plus intransigeants s'attachaient à démontrer que ces modestes productions étaient "dénuées de littérature"... Quelle drôle d'idée d'aller chercher de la littérature dans un couplet de café-concert !

André Antoine, le célèbre critique à qui le théâtre actuel doit tant, était certes beaucoup plus près de la vérité lorsqu'il déclarait :

"J'aime, pour mon compte, ces refrains populaires, qui sont toute la littérature et la poésie des simples. La chanson reste malgré tout le plus grand plaisir de la rue, et vous avez souvent vu dans nos faubourgs, le soir à la sortie du travail, un attroupement où les figures tirées par la fatigue s'éclairent un instant aux complaintes sentimentales qu'on emporte pour fredonner à l'atelier. Depuis de longues années, Mayol est l'espèce de génie de ces joies naïves. Il alimente de ses refrains la gaîté et la sensibilité de nos midinettes..."

"... Evidemment il n'a pas toujours la fortune de rencontrer, comme il lui arriva tant de fois, ces sortes de petits chefs-d'œuvre tels que Les mains de femmes qui, envolé un soir de ses lèvres, est parti faire le tour du monde..."

"... Ce que j'admire surtout, c'est l'exécutant, la variété de ses gestes, qui sont uniques. Il a vraiment créé un genre, et trouvé dans la mesure et la nuance une célébrité aussi grande que celle du grand Paulus, qui fut tout simplement le Coquelin du café-concert."

Tu vois qu'un homme comme Antoine, un des plus éminents de la vie artistique, n'hésite pas, pour de simples petites chansons, à parler de "chefs-d'œuvre" ou à évoquer la grand Coquelin.

On a tort, en effet, de vouloir exiger d'une chanson les qualités littéraires de poèmes classiques. De telles œuvrettes, qui n'ont que quelques minutes pour se faire apprécier, s'adressent à un public, varié sans doute, mais où domine l'élément populaire. Il faut donc, dans ce temps extrêmement court, parvenir à frapper sûrement l'âme de ces auditeurs "simples et naïfs" dont parle Antoine, éveiller leur émotion ou provoquer leur joie ; on ne peut y parvenir que par des moyens directs, et avec une langue bonne enfant qui n'ait pas l'air de vouloir époustoufler les gens... Je vais plus loin : en pareille matière, une chanson trop bien faite, littérairement parlant, n'aurait aucune chance d'être appréciée par le public qu'elle vise. Cela n'empêche d'ailleurs pas certains auteurs de signer leurs rimes et de châtier leur forme, tout en restant dans la note populaire indispensable.

On dira ce que l'on voudra, mais il ne me semble pas, dans le genre, qu'il soit possible de faire aussi parfait que cette adorable "Cousine" qu'on ne cesse de me redemander encore. Rappelle-t'en le dernier couplet :

"Mais ell' m'écrivit l'autre année :
"Cher Cousin, tu m'excus'ras,
je ne viens pas...
Depuis huit jours je suis mariée
et pour plaire à mon mari,
j' reste à Paris..."
La méchante lettre !
Quel trouble en mon cœur elle fit naître...
Du fond de mon être
Monta comme un frisson de rancœur
J'interrogeai dans ma douleur
Les arbres, la grève, les fleurs...
Cousine, Cousine,
Toi, si tendre et si câline...
Cousine, cousine,
Mon pauv' cœur, tu le piétines !
On devait se marier au printemps...
Et moi je suis là, té, j'attends
Cousine, cousine
l'amour, c'est des boniments !..."

Crois-tu qu'en aussi peu de texte on puisse tracer un tableau plus émouvant, plus vif, et plus vrai ? Cela ne visait pourtant pas à la "littérature", encore que Lucien Boyer, qui en écrivit les paroles, puisse se piquer parfois de dépasser de beaucoup un genre aussi simple.

- En tout cas, à la même époque où tu me cites certaines critiques un peu excessives, je retrouve dans tes cahiers cette impression autrement plus enthousiaste :

"... Mayol datera une époque de la chanson au café-concert, et son nom restera... Et bien des poètes et des chansonniers n'oublieront pas qu'ils sont tributaires du talent exceptionnel de cet artiste justement applaudi..."

Il est évident que sur ce point, tu peux largement te flatter d'avoir lancé des producteurs à succès comme Paul Marinier, Christiné, Valsien, Gabaroche...

- C'est, précisément, en 1908 que j'ai créé "Le Regret" la première chanson de Gaston Gabaroche, qui est devenu un de nos plus délicieux compositeurs. En même temps, j'avais comme nouveautés : "Amoureux sauvetage", "Elle est de l'Italie", "Clématite", "Y a du bon", "Elle est gentille", "L'Amour au Chili", "Elle pique à la mécanique", "Conte Louis XV", " J'étais pure" (de Marinier), "Un petit bout d'homme", et "Si l'on aime", de Pierre Chapelle...
"Ah! voui", de Marinier et Christiné qui, avec moi, devaient fatalement se rencontrer au coin d'une chanson... et enfin, "Le jouet"... que tu connais, peut-être ?

- Oui, je l'ai même connue toute petite !... Et Gabaroche avait réussi là un nouveau et durable succès...

- Tu vois que je ne perdais pas mon temps ! Cependant je voyageais maintenant plus que jamais. J'avais fait à Paris tous les établissements possibles, du Moulin Rouge aux Folies Bergère, et de la Gaîté-Rochechouart à l'Apollo... Entraîné par cette espèce de bougeotte qui était pour moi un des agréments du métier, je fis une nouvelle tournée. Ah ! toute petite, cette fois : sept jours, à peine, avec un impresario totalement inconnu alors : Oscar Dufrenne... Celui-ci, tout jeune encore, avait déjà interprété aux Bouffes et à la Gaîté toutes les opérettes à succès, avant de passer au Grand-Guignol où il se fit une belle place. Mais il gardait en lui le goût des grandes entreprises, et c'est ainsi qu'à la suite d'une association avec André Grandjean, il venait de monter sa première affaire de tournée théâtrale. Cela ne lui a pas trop mal réussi, puisque Dufrenne est maintenant directeur du Palace, de l'Empire... et propriétaire du Concert Mayol ; sans compter quelques autres affaires de tournées dont l'importance devient chaque jour plus considérable...

C'est dans l'un des premiers spectacles qu'il monta ainsi, que débuta, d'abord comme acteur, ensuite comme auteur, un jeune garçon : Henri Varna, devenu aujourd'hui l'un de nos producteurs les plus estimés, et le bras droit de Dufrenne dans la plupart de ses opérations...

Comme on se retrouve !...

... Oscar Dufrenne, dès ses débuts d'impresario, apporta dans les affaires la même inlassable activité et le même goût des grandes initiatives qui ont, depuis, légitimement assuré sa réussite et sa fortune.

Profitant de ce que mon premier contrat avec Baret arrivait à expiration, il m'offrit de monopoliser mes tournées, à des conditions que je n'eusse sans doute pas obtenues ailleurs.

C'est ainsi qu'après notre semaine d'essai sur les plages du Nord, je repartis pour son compte, durant quarante jours, à travers la France. Je n'eus pas cette fois, d'une ville à l'autre à faire des voyages compliqués ni à effectuer des trajets sensationnels ; l'itinéraire était fort sagement combiné.

Par exemple, Dufrenne se rattrapa bientôt, avec la randonnée dans laquelle il me lança pour un bon trimestre et qui, par l'Espagne et le Portugal, me fit faire le tour complet de la Méditerranée, me ramenant, trois mois plus tard, par la Suisse, l'Alsace, le Luxembourg et la Belgique !

Je ne m'en plaignais d'ailleurs pas, puisque cela coïncidait avec le premier trimestre de l'année, période généralement froide, que je préférais passer dans les pays de climat plus clément.

A Lisbonne, je pus constater que, selon le refrain d'opérette, "les Portugais sont toujours gais" ; j'y trouvai en effet, un public charmant.

J'y trouvai même aussi, à l'hôtel où j'étais descendu, les traces d'un vieille coutume, définitivement disparue, me semble-t-il, de nos modernes et fastueux palaces : le livre des voyageurs...

Chacun, au gré de son esprit, de son imagination ou de sa vanité, inscrivait là les réflexions que lui inspirait son séjour dans la ville, ou que lui suggérait un fait quelconque de son passage. Le Perrichon de Labiche a immortalisé cet usage...

C'est ainsi qu'un prêtre ? du moins je le supposais ? avait griffonné, sur une page de ce registre, les lignes suivantes, propres à inciter à de graves méditations : "Homme, souviens-toi que mort, tu seras mangé par des vers !..."

Il me sembla qu'une telle réflexion en un pareil lieu, manquait un peu de fantaisie...

Alors, au souvenir de la première nuit, agitée et assez combative, que je venais de passer dans l'hôtel, j'ajoutai, au-dessous de la phrase macabre du prélat, cette réflexion plus prosaïque, mais non moins justifiée :

"C'est entendu mais, vivant, je suis, ici, dévoré par les punaises"...

Je ne sais pas s'il est vrai, comme on l'a prétendu, qu'en matière de confort on ne trouve dans les auberges de la péninsule ibérique que ce qu'on y apporte soi-même ; en tout cas l'accueil y était charmant, et les notations pittoresques dans le goût de celle que je viens de te citer y abondaient.

A Madrid, dans les couloirs d'un autre hôtel, dans le hall et dans ma chambre ? sans doute aussi dans les autres ? je remarquai une phrase, toujours la même, que des écriteaux multipliaient à l'infini ; j'en conclus que ce devait être là une recommandation de première importance.

Je me la fis donc traduire...

Un portier, audacieusement prétendu interprète, qui baragouinait quelques mots de français, finit par me permettre de comprendre ceci :

"Si vous avez l'habitude de cracher par terre chez vous, vous pouvez en faire autant ici. Nous tenons à ce que vous vous trouviez ici comme chez vous..."

On ne pousse pas plus loin la prévenance en matière d'hospitalité !

Il faut croire pourtant que les Espagnols ? ceux de cette époque, du moins ? avaient sur certaines choses des idées différentes des nôtres.

Au lendemain de ma première représentation au Théâtre Comedia, quelques journaux du crû donnèrent ma caricature, croquée la veille par des dessinateurs madrilènes. Avec stupéfaction je relevai chez tous la même erreur, qui eût paru à nos élégants parisiens un véritable crime de lèse-coutume :

1° On m'y représentait en smoking, alors que je n'ai jamais chanté qu'en habit.

2° Sacrilège !... à ce smoking inattendu, on avait adjoint un gilet blanc... et l'on m'avait fourré une cravate noire!...

Peut-être, après tout, était-ce l'usage là-bas, et ces braves humoristes s'étaient-ils crus alors dans l'obligation de me conformer à leur mode vestimentaire...

Il me survint également à Madrid une petite aventure qui amusa fort la galerie, mais dont je me trouvai d'abord un peu gêné.

Un soir, le Directeur se présenta dans ma loge dès que j'y fus arrivé, m'annonçant à grand renfort de gestes que Sa Majesté Alphonse XIII honorerait la représentation de Sa haute présence.

Fichtre ! C'était la première fois qu'il m'arrivait de chanter devant un Roi ! Je me promettais donc d'essayer de mériter les suffrages d'Alphonse XIII.

Le Directeur, m'ayant montré à travers le rideau l'avant-scène du Souverain, m'expliqua que, suivant le protocole du pays, c'était d'abord devant Sa loge que je devais saluer en arrivant, et par trois fois.

- Sa Majesté, me dit-il, sera certainement là avant votre tour, car Elle tient à vous entendre.

Fort de cette assurance, j'entrai donc en scène, et m'avançai directement devant la loge royale, à laquelle je fis, le plus gracieusement que je pus, trois profonds saluts.

Comme je me relevai, je constatai que l'avant-scène, toujours vide, n'était guère qu'on trou noir devant mes courbettes. Légèrement déçu, cela se conçoit, je revins m'incliner devant la salle, en murmurant malgré moi, mais pour moi seul :

- Ah ! Zut !... Il n'est pas là !...

Je dois avouer que, dans la certitude où j'étais que personne ne comprenait, je n'avais peut-être pas dit exactement : zut... Juge alors de mon effarement lorsque, à la minute même où je jurais ainsi à la manière d'un général d'Empire, la porte de l'avant-scène s'ouvrit et Alphonse XIII parut... Alphonse XIII, qui était déjà un des monarques les plus parisiens !...

Pour masquer ma confusion, je me précipitai vers l'avant-scène et, derechef, me prosternai en trois saluts. Le Roi daigna incliner légèrement la tête, mais il me sembla qu'il dissimulait sous sa moustache brune un sourire légèrement ironique, aggravé encore par la flamme amusée du regard.

S'il avait entendu ma réflexion, lui l'avait certainement comprise, mais l'avait-il entendue ? Je n'ai jamais pu me le faire préciser.

Nous voici ensuite pendant six jours, en chemin de fer, à traverser l'Espagne puis, en bateau, à traverser la Méditerranée, et le 21 janvier je débarquais à Alexandrie.

J'y restai quatre jours ; en dehors de mes représentations à l'Alhambra, je visitais la ville, qui m'enthousiasma littéralement. J'y rencontrai, dans tous les coins, des familles entières de chats, de tous âges et de tout poil, admirablement soignés d'ailleurs.

Comme j'avais, dans mon enfance, fort peu appris l'histoire ancienne, ce fut une révélation pour moi de connaître le véritable culte que, de tout temps, les Egyptiens avaient voué à ce félin. Il semblait qu'à travers les siècles cette adoration se fût perpétuée...

- Cependant, fis-je à l'aimable gentleman qui m'accompagnait, en Europe, certaines superstitions s'attachent à cet animal ; s'il est des gens qui l'adorent et le choient, il n'en manque pas qui le repoussent, on assure notamment, en France, que les chats noirs portent malheur...

Et le brave Egyptien, avec un léger sourire, me répondit :

- Oh ! ça, c'est un bruit que les blondes font courir...

D'Alexandrie nous fûmes au Caire, dont la vue m'emballa plus encore que mon premier contact avec la terre des Pharaons.

Je chantai cinq jours à Printania et, dans l'intervalle, je ne manquai pas de visiter également ce pays admirable, notamment le vieux Caire, dont le pittoresque était vraiment des plus charmants. Naturellement, je rendis visite au Sphinx, dont je n'essayai pas de deviner les secrets millénaires, et je fus voir également, ainsi qu'il sied, les fameuses Pyramides. Je ne fis pas comme l'Anglais, qui prétendait y chercher les "quarante siècles", d'autant que, depuis Bonaparte, cale devait en faire quarante-et-un...

En quittant l'Egypte, nous devions aller à Constantinople mais, par suite d'un hasard malencontreux ? dont en ce qui me concerne, je ne songeai pas à me plaindre ? nous restâmes en panne durant sept jours au Pirée.

J'en profitai pour parcourir Athènes, dont je ne fus pas moins enthousiasmé. Je me sentais tout ému en pensant que c'était là un des plus anciens berceaux de la civilisation, et c'est avec une sorte de pieux respect que je visitai l'Acropole et son admirable musée, le Théâtre de Dionysos, l'Aréopage, et le fameux Musée National, qui renferme toute l'histoire de la sculpture grecque.

Enfin nous pûmes arriver à Constantinople, où je devais rester trois jours, pour chanter au Théâtre des Petits-Champs.

Je trouvai le temps un peu court pour voir tout ce que cette étrange ville offrait de curieux, mais j'eus le loisir cependant de parcourir la Corne d'Or et de passer devant le vieux Sérail, dont les jeunes Turcs n'avaient pas encore aboli l'existence, ni l'usage. Je demeurai légèrement troublé en présence de ces murs et ces portes derrière lesquelles il se passait quelque chose... Et, songeant aux eunuques officiels de l'intérieur, je me rappelai l'amusante boutade de Pierre Véron :

- L'état d'eunuque, disait-il, serait un fort joli rôle, s'il n'y avait pas les coupures...

Je fus agréablement surpris d'apprendre qu'à l'époque c'est le français, en Turquie, qui était à la base de l'enseignement, et j'éprouvai un heureux étonnement de trouver, contre toutes mes attentes, des journaux édités, en français, à Constantinople même... Je ne manquai pas de les acheter et de les dévorer, car les caractères arabes, quelque élégants qu'ils puissent être, m'ont toujours paru un peu mystérieux, et pour cause...

Beaucoup de gens, là-bas parlaient donc le français, même dans les classes les plus modestes. Un jour que j'étais assis à la terrasse d'un café de Péra, une fillette vint me tendre la main, en murmurant d'une voix dolente :

- Donne-moi des sous, m'sieu... maman elle est malade !

Je n'avais pas sur moi la moindre petite pièce et je dis à la gamine :

- Je n'ai pas de monnaie aujourd'hui, mon petit, Reviens ! demain, je serai encore là et je te donnerais quelque chose pour soigner ta maman.

Avec un sourire terriblement dédaigneux, elle me répondit simplement :

- Demain ce en sera plus la peine, maman sera guérie...

J'avais, certes, été surpris de me trouver si peu dépaysé en Turquie, mais ma stupéfaction fut à son comble en arrivant en Roumanie où, durant la quinzaine qui j'y passai, j'eus l'impression, décor à part, de n'avoir pas quitté la France.

A Bucarest, où je demeurai sept jours, mon étonnement grandit en apprenant que la plus grande parties des monuments publics avaient été construits sur les plans d'un spécialiste français nommé, je crois, Galleron.

Par exemple, j'eus une grande déconvenue au point de vue climat. Je m'étais attendu à une température douce et agréable, et je connus, pendant toute une semaine, un froid de canard, bien que l'on fût à la fin de février...

La veille de mon départ, un vent violent se mit à souffler en tempête et je subis un orage d'une violence inouïe, qu'ils appellent là-bas, modestement, un orage de printemps...

Qu'est-ce qu'on doit prendre l'hiver !

Par exemple, j'oubliais vite tous ces petits mécomptes dès que j'étais en scène, tant le public roumain me donnait l'impression d'être "parisien", au meilleur sens que l'on puisse garder à ce mot...

Il en fut de même à Iassy, ville splendide, qui produit, ce qui ne gâte rien, des vins excellents. Un indigène, m'ayant invité à déjeuner, tint à m'en faire déguster quelques crûs. Le premier qu'il me versa me parut une abominable piquette, que je pensai cependant devoir louer avec le plus grand enthousiasme. Il me parut surpris et fit porter une autre marque ; celui-là, par exemple, était vraiment la liqueur des dieux dont parlent les poètes, un nectar ! Comme je ne lui en faisais pas de compliments mon hôte s'étonna :

- Comment, dit-il, vous avez trouvé tant de qualificatifs flatteurs pour le premier vin, qui est fort ordinaire, et vous ne dites rien de celui-ci ?

- Ma foi, lui avouai-je en riant, le second est tellement bon qu'il peut vraiment se passer d'éloges, mais c'est l'autre, le premier, qui avait sérieusement besoin de louanges.

Il rit de bon cœur, en me disant :

- Ah ! vous êtes bien du pays de Rabelais !...

Car je suis sûr que ce diable de Roumain connaissait beaucoup mieux que moi l'auteur de Pantagruel.

A Braila, où je passai également deux jours, je fus obligé d'ingurgiter à chaque repas d'incommensurables quantités de caviar, car il y a dans ce pays d'importantes pêcheries d'esturgeons, et l'on avait tenu à me faire apprécier ce régal local. J'avoue que, tout en trouvant cela assez agréable, je ne parvins pas comprendre l'enthousiasme que ces petits œufs noirs, trop salés, peuvent provoquer chez certains gourmets qui n'hésitent pas, dit-on, à les payer des fortunes. Mais enfin, il faut bien tout connaître...

Je terminai mon séjour en Roumanie par deux représentations à Galatz où, depuis qu'il y a des artistes, et qui tournent, l'habitude est prise de dire "spirituellement" que l'on donne des "soirées de Galatz"...

Après trois jours d'un voyage, fatigant mais admirable, par-delà le Danube, les Alpes d'Autriche et le Tyrol, nous nous rapprochions de la France et donnions une représentation à Bâle. J'eus quelque émotion en voyant pour la première fois le Rhin, qui coupe curieusement cette ville si animée...

Bien que cela fût naturel, j'éprouvai quelque étonnement à n'entendre, dans les rues, que la langue allemande. Dire que la Suisse est si près de chez nous, et qu'en Roumanie, si loin, on ne parle que le Français !

J'admirai, à Bâle, sa pittoresque cathédrale gothique en grès rouge. Il s'y trouve aussi, m'a-t-on dit, une bibliothèque et un musée particulièrement remarquables, mais je n'eus malheureusement pas le temps de les visiter.

Puis, nous fûmes à Mulhouse, qui n'avait pas encore fait retour à la France, mais dont l'accueil fut cependant des plus émouvants.

Enfin, à Liège, Namur et Charleroi, je rentrai à Paris le 6 mars...

Ouf !...

Je pris un repos bien gagné d'une semaine et, ensuite, je partis pour le Midi où m'appelaient mes engagements.

Dans le train, je rencontrai ce joyeux phénomène de Jules Moy, un peu encombrant par moments avec ces facéties parfois excessives, mais presque toujours si drôle, irrésistiblement.

Il allait comme moi à Bordeaux, ainsi dans un autre établissement. A partir d'Angoulême, il me fit part de ses inquiétudes de rencontrer, dans la cité girondine, un raseur de ses amis qu'il paraissait avoir en véritablement terreur.

- Quand je l'aperçois sur l'Intendance, disait-il, je traverse en courant, moi qui n'aime pas courir, pour fuir plus sûrement...

Or, en débarquant à la gare Saint-Jean, tandis que nous cherchions des porteurs pour nos bagages, une voix joyeuse cria :

- Jules Moy !... Jules !...

C'était le "raseur" en question qui, ayant vu son ami affiché, calculant judicieusement qu'il devait arriver par ce train-là, s'était précipité pour l'accueillir à sa descente de wagon :

- Jules !... Jules Moy !...

Et le terrible humoriste, furieux, passa devant son camarade en criant avec véhémence :

- Non... non... ce n'est pas moi... je n'arrive que demain !

Il se perdit dans la foule et je ne le revis que trois jours après, à la terrasse du Café de Bordeaux... en compagnie de son raseur, qui l'avait retrouvé et qui, maintenant, ne le lâchait plus.

Une semaine plus tard, je chantai à Toulouse, qui était de plus en plus la patrie des ténors. Celui qui voulait s'enrhumer pour devenir "basse" avait dû sans doute n'être qu'une exception très accidentelle.

Ayant deux jours à perdre après mon contrat, avant d'aller à Nice, je profitai de l'occasion pour assister, au Capitole, à une représentation de La Juive, où le rôle d'Eleazar devait être tenu par un artiste de l'Opéra.

Comme d'habitude, il y avait foule, et la plupart de ceux qui étaient là connaissaient la partition par cœur. Quelques-uns, même, l'avaient apportée avec eux pour suivre et contrôler l'interprétation du chanteur de Paris.

Lorsqu'il attaqua le fameux morceau :

"Rachel, quand du Seigneur, la grâce tutélaire..."

un silence tragique se fit dans la salle ; c'était l'endroit où, rituellement, l'on "attendait le ténor". Il s'y trouve en effet un certain contre-ut terriblement difficile à réussir, et qui fait la joie des amateurs... quand il est agréablement "poussé".

L'artiste, un vieux routier, sans doute un peu fatigué, lança le fameux contre-ut en voix de tête, ce qui ne me parut pas, personnellement, tellement désastreux. Mais la salle ne fut pas de cet avis : des cris se firent entendre, reprochant amèrement au malheureux ténor d'avoir "esquivé la nôte"...

Une voix, au balcon, tonna :

- La nôte  ... Il ne l'a pas lancée, la nôte !... Il l'a frôlée...

Et, des fauteuils d'orchestre, un autre mélomane, non moins courroucé, s'écria, la nôte !... Il lui a fait signe, tout juste !...

Peu s'en fallut que la représentation ne fût interrompue. Elle continua cependant ; je remarquai que le baryton qui chantait à côté de ce pauvre ténor était, lui, nettement insuffisant : sa voix manquait de timbre, d'assurance, et d'éclat, et son articulation me sembla des plus pâteuses.

- Pourquoi, demandai-je à mon voisin, vous en prendre à ce ténor, qui chante fort bien à mon sens, et non pas à son camarade qui ne me paraît pas des plus fameux ?

Ce digne Toulousain me foudroya du regard, et me répondit avec le plus profond mépris :

- Possible, mais l'autre, ce n'est qu'un baryton.

Je me suis secrètement félicité de n'avoir pas à venir chanter de l'opéra à Toulouse !...

Enfin, après ces nombreuses randonnées plutôt bien remplies, je rentrai me reposer à Toulon pendant trois semaines, et je t'assure que cette fois ce n'était pas du luxe !

Je chantai tout de même, en quelques occasions, pour des soirées que l'on organisait alors au bénéfice des sinistrés de Provence : je prêtai mon concours au Casino, au Théâtre, aux Sablettes, et dans deux ou trois autres concerts.

L'été me ramena à Ostende, où je touchai, pour la première fois de ma carrière, un cachet de mille francs par représentation...

La Direction avait trouvé utile à sa publicité de faire connaître ce chiffre au public par la voie des journaux. Je ne sais si le résultat répondit à son espoir, mais cette indiscrètion eut pour moi des conséquences parfaitement inattendues.

A l'hôtel, où je m'étais installé, on me présenta à la fin de mon séjour une des ces notes écrites, non pas avec un coup de fusil. Mais au moins avec une compagnie de mitrailleuses ! Bien que suffoqué du coup, je payai sans discuter.

Je m'assis quelques instants dans le salon pour griffonner ces cartes postales, et je demandai au garçon :

- Avez-vous des timbres à 40 centimes ? (c'était alors le tarif pour les relations internationales).

- Parfaitement, monsieur, me répondit-il avec empressement... Combien vous en faut-il ?

J'eus l'air d'hésiter un peu.

- Euh ! dis-je... ça dépend combien vous les vendez !

Cet aimable serviteur pris la chose assez mal et s'en fut d'un air froissé. Revanche toute platonique, cependant, et qui me coûtait assez cher !...

Pour oublier ces menus incidents, j'allai passer l'après-midi dans les salles de jeu, où je n'avais pas encore mis les pieds. J'y remarquai bientôt un nouveau riche (il y en avait déjà à cette époque, mais on les appelait des parvenus) qui jetait d'impressionnantes liasses de billets de banque sur le tapis vert, et perdait avec une désastreuse régularité.

A la fin, exaspéré par cette malchance, oubliant les airs d'homme du monde qu'il voulait affecter, il s'écria :

- C'est effrayant de perdre comme ça !... Vous vous foutez du peuple !...

Mais, comme on le regardait avec quelque ironie, il comprit sa gaffe et s'empressa de la rectifier en ajoutant :

"et de l'aristocratie aussi..."

Ostende, qui n'était pas encore la plage élégamment fréquentée qu'elle est devenue, semblait d'ailleurs tirer du jeu les principales des ses ressources. Dans le moindre coin où l'on pouvait poser des cartes, on trouvait des gens attelés à quelque partie.

En quittant le Casino, j'observai justement quatre hommes acharnés au poker à la terrasse d'un très modeste café. On faisait cercle autour d'eux, et chacun put remarquer qu'il n'y en avait qu'un qui gagnait : toujours le même, mais avec une veine tellement insolente qu'elle devait finir par paraître suspecte. Enfin, ayant à peu près détroussé ses trois partenaires, il se leva et s'en alla en sifflotant.

Un monsieur qui était à côté de moi, et qui me semblait investi que quelque surveillance officielle, tapa sur l'épaule de ce joueur vraiment trop heureux :

- Vous avez beaucoup de chance, lui dit-il, mais vous ne devriez pas gagner à tout coup, ça se verrait moins !

Et l'autre, le plus tranquillement du monde, de lui répondre :

- Possible, monsieur, mais je n'ai pas le temps : la saison ne dure que trois mois !

De retour à Paris, après mon contrat aux Ambassadeurs, je chantai durant tout le mois de septembre au Concert Parisien... Le papa Dorfeuil était mort et c'est son fils Georges, que j'avais connu presque enfant, qui assurait maintenant la direction des deux maisons.

Dans cet établissement où, quatorze ans plus tôt j'avais été si fier d'entrer à 300 francs par mois, on me donnait maintenant la même somme par représentation.

Ai-je besoin d'insister sur l'émotion violente, mais si douce, que j'éprouvai en remontant sur ces planches où s'était effectué mon début ? Quels souvenirs me revinrent alors à la mémoire en l'espace d'une seconde !

Tout comme autrefois, j'allai ensuite à la Gaîté-Montparnasse, au même tarif que faubourg Saint-Denis, plus l'indemnité de transport ; mais il y avait maintenant des taxis, et je touchais 20 francs par jour pour ma voiture...

Sur la fin de l'année, Dufrenne me proposa une nouvelle tournée, en deux séries de trente-cinq jours chacune.

Je n'eus pas de chance, car je passai novembre et décembre en Belgique et dans le Nord de la France, au moment où sévissait le plus fort de ce froid que j'aimais si peu.

Je fis trois semaines à Paris, à la ScalaFursy, descendu provisoirement de Montmartre venait d'inaugurer sa direction.

Puis, pour me rattraper des températures humides de la première série, je passai les 35 autres jours de la tournée Dufrenne dans le Centre et dans le Midi faisant notamment Nice, Monte-Carlo, et Cannes, où l'on ne parlait pas encore de raids hippiques féminins. Aujourd'hui, on en ramasse, si j'ose dire, à l'écuyère...

Je fus, en mai 1910, à Marseille ; toujours au Palais Cristal. C'était la dix-huitième fois ? sans compter naturellement, ma première audition, dont je préférais oublier le souvenir. Si je signale d'ailleurs ce nouveau passage dans la cité phocéenne, c'est que j'y touchais pour la première fois mon cachet de mille francs, juste revanche des anciennes épreuves. Mais quelque chose manquait à ma joie : le père Pompéi n'était plus directeur ; le bougre venait de passer la main...

Après des nouvelles randonnées à travers la France, coupées par une laryngite, qui dura un mois, passé à me reposer à Toulon, j'arrivai enfin au 1er septembre 1910, date de l'ouverture, sinon de l'inauguration du Concert Mayol...

- Pardon, Félix, tu oublies en 1910 un événement tragique et important dans ta vie ; permets-moi de le rappeler :

C'est à cette époque que se produisit, dans la nuit du 9 au 10 février, le dramatique naufrage du transatlantique Général Chanzy, faisant le service entre Marseille et Alger. Toute la troupe d'artistes qui devait figurer deux jours plus tard au programme du Casino d'Alger fut engloutie dans les flots de la Méditerranée.

- Hélas ! oui c'est là que périt mon pauvre ami Francis Dufor, si courageux, si travailleur, et si plein de talent...

- Justement, et tu recueillis aussitôt sa veuve, à qui tu assuras une situation en lui donnant la direction de l'Édition Mayol que tu venais de fonder...

- On ne pouvait pas la laisser dans la misère ; avec le chagrin qu'elle avait, elle serait morte avant l'heure... Sur mes instances, Dufrenne la garda comme caissière quand il me racheta le Concert Mayol.

Il y avait aussi sur le Chanzy cet infortuné Janniot, qui s'intitulait si justement "le Tabarin moderne"... Pauvre Janniot, il n'était que gaîté et fantaisie... Regarde s'il n'y a pas, par moments, à croire à une certaine fatalité dans nos destinées. Janniot, dès l'apparition du cinématographe, s'était donné à l'art muet, et il commençait à s'y faire une belle place, chez Pathé.

Mais les planches lui manquaient : "Tabarin, disait-il ça demande un tréteau !" Et, décidé à reprendre quelques engagements, il venait enfin d'obtenir ce contrat pour Alger, le premier après quatre ans d'absence de la scène ! Et il était si heureux de refaire son numéro... Infortuné Janniot !...

- Tu ne parles pas de Marcelle Lafarre ?

- Pauvre chère amie ; je l'avais vue la veille de son départ. Nous avions déjeuné ensemble avec son mari : Sauveur, qui fut mon accompagnateur, et sa petite fille, Sylvie, un bébé à peine, qui avait amené une joie folle dans ce ménage si parfaitement uni.

- Oui, mais puisque tu ne veux pas le dire, laisse-moi rappeler que ce bébé, tu as demandé aussi à assurer son sort ; tu l'as recueilli, fait élever et éduquer, si bien qu'aujourd'hui la fille de Marcelle Lafarre est une grande et belle demoiselle de vingt ans, pourvue, grâce à toi, d'une instruction et d'une éducation parfaites, et d'une situation promise au plus brillant avenir... N'est-elle pas, maintenant, comptable dans une des plus grandes banques de Marseille  ...

- En effet, mais pourquoi mettre cela dans mes mémoires ?

- Pour le mettre en même temps dans la mémoire des autres !..

«   Retour à la page d'introduction   »