CHAPITRES
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I - Il est né

II - Le feu sacré

III - De l'eau sur le feu

IV - Struggle for Life

V - L'essor

VI - Le muguet de Paris

VII - Concert Parisien

VIII - L'ascension

IX - Jours de gloire

X - Concert Mayol

XI - Un livre d'or...

XII - Par des chansons

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Mayol


LES MÉMOIRES DE MAYOL


Chapitre VIII - L'ascension

C'est le 1er mai 1900 que commençait mon contrat avec Mme Marchand. Je ne m'encombre pas, certes, de folles superstitions, mais je ne puis m'empêcher de souligner que la plupart, sinon la totalité, des événements heureux de ma carrière ont été marqués par cette date du 1er mai.

En souvenir de mon audition improvisée du Concert Parisien, et du muguet porte-bonheur de la pauvre petite Jenny, un tel rapprochement ne pouvait que m'emplir de confiance. Toutefois, contrairement à mon espoir de passer ; enfin, à la Scala, c'est à l' Eldorado que je débutai tout d'abord ; mais, au bout de dix jours une malencontreuse laryngite m'obligea à interrompre mes représentations, et me contraignit à un repos forcé de deux semaines.

Si je n'avais pas eu pour mon métier tout l'amour frénétique qui m'a toujours poussé et soutenu, je me serais presque réjoui de cet événement : 1900 était en effet l'année de l'Exposition, et tu penses bien que pour la circonstance aucun directeur n'envisageait l'habituelle fermeture estivale. Alors, adieu les bonnes et chères vacances à Toulon !... Mes quinze jours de congé obligatoire furent donc, maladie à part, en quelque sorte les bienvenus...

Aussitôt rétabli, c'est à la Scala que, le 24 mai, j'effectuai ma rentrée. La bonne Mme Marchand faisait une différence entre ses deux établissements, non point tant à cause de leur classe respective, mais en tenant compte plutôt du prix des places dans chacun d'eux. Aussi, bien qu'engagé à 600 francs par mois pour les deux maisons, mes appointements de la Scala furent de 650 francs. Il est vrai de dire qu'à cette époque la Scala était, si je puis risquer cette comparaison un peu sacrilège, la Comédie-Française du Concert. Le fait de figurer à l'un de ses programmes, fût-ce en infime lever de rideau, assurait immédiatement à celui qui en était l'objet les lettres patentes les plus indiscutables.

Pour continuer le rapprochement, je pourrais soutenir que la Scala comportait alors, comme la maison de Molière, des "pensionnaires" et des "sociétaires". Ceux-ci, qui occupaient toute la seconde partie du programme, étaient des artistes dûment consacrés, et aimés du public. C'est en majeure partie pour eux que l'on venait au spectacle. Rien ne les limitait quant au nombre de chansons qu'ils pouvaient interpréter dans la même soirée ; tout dépendait seulement de l'accueil que leur faisaient les spectateurs.

Dans ce groupe de "sociétaires" brillaient, lors de mon arrivée : Lejal, Anna Thibaud, Yvette Guilbert, Polaire alors "la plus fine taille du monde" ; et cette exquise Lanthenay, qui devait faire quelque temps après une si brillante carrière aux Variétés. Je pris, en écoutant cette rare artiste, de précieuses leçons de diction.

Parmi les "pensionnaires", je retrouvais mon bon camarade Max Dearly ? décidément, nous nous suivions ? et Moricey qui, tous deux, rejoignirent ensuite Lanthenay aux Variétés ; Adrienne Larive, Lucy Manon, Alice de Tender, Sinoël, et Boucot.

Tu vois que tous, depuis, ont réalisé une carrière mieux qu'honorable.

- Tu étais donc dans les pensionnaires ?

- Oui, mais je passais en fin de première partie, ce qui me conférait le droit de chanter deux chansons : au Concert Parisien, les derniers temps de mon séjour, j'en disais jusqu'à six... En somme, en changeant de maison, il faillait recommencer la lutte ; c'est sans doute à cette émulation constante ? et obligatoire ? que nous avons tous dû de faire notre chemin.

Mon passage à la Scala me fut ainsi des plus utiles, non seulement pour la notoriété qu'il m'assura, mais à cause des brillants exemples que j'avais sans cesse sous les yeux, et des observations nouvelles qu'il me fut donné de faire une fois de plus sur le public.

Celui de la Scala était particulièrement élégant : autant l' Eldorado était une salle populaire, au meilleur sans du mot, autant la maison sœur faisait l'effet de "parente riche".

Cela me joua un tour assez curieux, où je pus apprendre à mes dépends qu'on cesse rarement de s'introduire, et qu'il ne faut jamais manquer de réfléchir avant de faire quoi que ce soit.

Pour mes débuts à l' Eldorado, j'avais repris à mon programme "La Neige", que je venais de créer au Concert Parisien les tout derniers jours que j'y chantai. Ce fut, dans l'établissement du boulevard de Strasbourg, un triomphe qui déborda mes espérances les plus optimistes. Aussi, en passant à la Scala, je n'eus garde d'abandonner un succès aussi affirmé...

Ah ! mon pauvre ami, quelle veste !

- Comment expliques-tu ce changement soudain ?

- Précisément par la différence de genre et de public que je t'ai signalée :

Au quatrième couplet, notamment, je chantais, en parlant des pauvres enfants sans gîtes, qui souffrent du gel et de la faim :

"Alors, les petits,
de froid engourdis,
pleurent leur souffrance...
pendant que, gaîment,
les riches, vraiment,
vont faire bombance !...

La neige, comme un duvet,
fine, fine, fine, fine..."

Tu penses bien que ce tableau social enthousiasmait les auditeurs populaire ; mais, par contre, lorsque je le détaillai devant les élégants spectateurs de la Scala, bien qu'ils eussent souri aux trois premiers couplets, ils me firent brusquement grise mine, et je compris ? un peu trop tard, hélas ! ? que sans m'en douter, et bien malgré moi, j'avais commis un véritable crime de lèse-public...

Qui eût pu croire cela, en passant simplement d'un trottoir à l'autre ?

Je renonçai à chanter "La Neige" à la Scala, mais je la conservai pour la province, où elle retrouva la faveur qui l'avait accueillie au Parisien et à l' Eldorado.

Je ne manquais heureusement pas de compensations pour mon nouveau répertoire ; je lançai notamment : "Les Parents de Province", de notre ami Dominique Bonnaud ; "Voyage en chambre", "Le Mariage en quatre temps", "On s'crève", " La lettre du gabier", qui réussirent plus particulièrement.

- Tu en créas cependant d'autres, dans l'intervalle ?

- Sans doute, mais il faut se rendre compte de l'extraordinaire consommation de couplets qu'on pouvait faire en ce temps-là.

L'Eldorado et la Scala, où l'on refusait du monde à peu près tous les soirs ? et d'une façon
qui n'était pas alors un banal cliché ? en interprétaient chacun près d'une centaine par représentation !

Comme les artistes renouvelaient tout ou partie de leur programme au bout de la semaine, tu vois ce qu'il passait de refrains essayés dans ces deux établissements, que l'on appelait, l'un : le Temple et l'autre : la Comédie-Française de la Chanson... Et dire que ce sont maintenant deux théâtres... deux théâtres, et encore !

- A ton sens, la chanson serait-elle donc morte ?

- Non, en sommeil plutôt, mais dans une léthargie profonde et lourde, dont le tonnerre des jazz finira bien par la tirer.

Ayant chanté à la Scala pendant six mois, sans un jour de repos ? pour cause d'Exposition Universelle ? je pris un congé de six semaines afin de remplir quelques engagements en
province : Genève, Bézier, Cette, Montpellier, Nice.

J'eus le grand chagrin de ne pouvoir m'arrêter à Toulon autrement qu'entre deux trains, car j'avais à peine vingt-quatre heures, en quittant Nice, pour rejoindre la Scala, où je débutais le lendemain !

J'y fis trois créations qui ne sont pas sorties d'une honnête moyenne, mais je commençais à avoir une clientèle, et les encouragements ne me manquaient pas.

Un jour, ayant prêté mon concours à une soirée mondaine, je reçus le lendemain un délicat envoi de Mme Rouzaud, directrice de "la Marquise de Sévigné". Le paquet, élégamment présenté, comme toujours, était orné d'un admirable portrait de l'illustre épistolière et une carte, sous enveloppe, y était jointe.

Je venais à peine de m'éveiller, lorsque ma bonne cousine Henriette se précipita à ma porte, tambourinant de la plus véhémente façon :

- Qu'y-a-t-il ! sursautai-je. Le feu est à la baraque ?

- Mais non, mais non ! s'essoufflait Henriette de l'autre côté de la cloison... Dépêche-toi, petit c'est une marquise qui veut te parler !

Je ne comprenais pas très bien ; aussi, pour ne pas prolonger ces difficiles explications à travers le panneau de bois, me décidai-je à risquer un œil. (N'oublie pas que j'avais à ce moment-là un appartement de trois pièces !) Je glissai donc un regard à travers l'huis entr'ouvert pour m'assurer de la qualité, et des attraits possibles de ma visiteuse... Si j'estimais que ça en valait la peine, je n'avais qu'à prier d'attendre, et à me précipiter dans mon cabinet de toilette pour m'y pomponner quelque peu.

Hélas, la noble marquise... était un épais livreur aux gros godillots, à figure enluminée. J'en fis la remarque à ma cousine.

- Bien sûr que ce n'est pas lui, la marquise ! reconnut-elle, mais il vient de sa part, que je te dis !

Très intrigué, décidé à comprendre tout de même, j'envoyai Henriette chercher le paquet et l'enveloppe et alors, je devinai tout. Le digne employé, à qui l'on demandait de qui venait cet envoi, avait répondu, car il ne pouvait pas répondre autre chose : "de la part de la Marquise de Sévigné" ; comme il aurait dit, évidemment : de la part de la Samaritaine, ce qui n'eût cependant inspiré aucun rapprochement avec l'histoire biblique, ou avec la pièce d'Edmond Rostand !

Ayant remercié et gratifié le porteur, je dus donner livre cours à ma gaîté, dont la pauvre Henriette se formalisa d'abord ; puis elle se décida en rire avec moi.

L'excellente femme, qui a des qualités domestiques incomparables, s'est toujours obstinée dans ses petits points de vue ; elle n'a jamais admis qu'on lui compliquât l'existence pour des usages ou des préjugés qu'elle trouve absolument vains.

- Vé ! m'a-t-elle dit souvent, tous ces chichis, ça n'empêche pas de mourir...

Parbleu !...

J'eus peu de nouveautés sur la fin de cette année 1900 : les éditeurs, et même certains auteurs ou compositeurs, avaient pris des vacances, les veinards ! Ah, ils s'en souciaient bien, ceux-là, de l'Exposition ! Elle augmentait les recettes partout et, par conséquent, le chiffre des droits ; comme le public, d'autre part, était sans cesse renouvelé, ceux qui avaient un répertoire varié et plaisant, pouvaient vivre dessus. C'était heureusement mon cas.

Mais si mes fournisseurs habituels s'étaient offert du repos, ils n'avaient pas boudé au travail; dès 1901, je commençai à marcher de succès en succès, et je puis dire que c'est de là, vraiment, que date mon ascension définitive.

De janvier à mars, entre autres œuvres dont je n'eus qu'à me louer, je lançai : "Ce qui disent les yeux", "On sonne la retraite", "L'arrivée de Kruger à Marseille", et cette admirable "Folichonnade", avec laquelle Christiné accrocha un triomphe de plus à notre amicale petite collection.

Puis ce fut, en juillet, la populaire "Embrasse-moi, Ninette !" dont la vogue fut aussi soudaine qu'étourdissante. Je l'avais essayée en province ; elle s'intitulait modestement "Chanson Provençale", et je la chantais même avec une pointe d'accent, sans oser y insister cependant, par crainte d'y être trop vite repris. Mais Paris adopta "Ma Ninette" tout comme Genève, et comme Bordeaux où je venais de la lancer.

A Bordeaux, j'avais retrouvé un sympathique phénomène que connaissaient tous les artistes de passage, un peu simple d'esprit peut-être mais extrêmement amusant. Il gardait, certes, quelque peu la folie des grandeurs, mais son exubérance méridionale était tellement divertissante que, non seulement on lui passait tout en faisant semblant de le croire, mais encore on recherchait volontiers sa conversation.

Bouligard ? c'était son nom ? tour à tour figurant, souffleur, machiniste, marchand de programmes ou homme-sandwich, se plaisait à répéter simplement : "Au théâtre, moi, je remplacerais n'importe qui : j'ai tenu tous les emplois !". Seulement, il ne précisait pas lesquels.

Il tint à honneur de me saluer dès mon arrivée, et de se mettre à ma disposition ; il prit même un petit air protecteur pour me déclarer :

- Je suis content que vous faites des progrès...

Et, mélancoliquement, il ajoutait :

- Mais ne soyez pas comme moi, tâchez d'en profiter.

- Tu as donc vraiment été artiste, Bouligard ? lui demandai-je.

- Moi ! Vôlâille de dinde ! j'ai tout fait, que je vous dis, dans ce métier ! Tenez, d'où que vous venez ?

- De Genève...

- Voui ? Eh bien, moi aussi que je suis été à Genève, et que j'y ai gagné le gros cachet !

Je feignis de m'intéresser prodigieusement à son récit, pour voir où il voulait en venir.

- Combien donc as-tu gagné, Bouligard ?

- Plus que vous ne croyez, allez.

- Quarante, cinquante francs ?

- Peuh ! Vous pouvez mettre un zéro de plus.

Effaré, je n'osais proférer la somme, qui me paraissait fantastique : 500 francs par jour !... Mais déjà Bouligard, suivant son idée, précisait :

"Parfaitement, monsieur Mayol, j'ai eu jusqu'à soixante francs..."

Je me gardai de soulever une controverse arithmétique qui eût pu désobliger ce garçon, bon diable en somme, mais qui se nourrissait si facilement, et à peu près uniquement, d'illusions.

A la Scala, pour la réouverture de 1901, j'eus encore une série brillante avec deux petits bijoux de Paul Marinier : "Ah ! la jolie saison" et "l'Arrivée du Tzar" ; puis vinrent : "la Lettre du déserteur", "Repopuli, repopulons !", "La Légende des fraises", "Dans ton lit", "Visite au salon" et "la Lettre du prisonnier Boër".

A cette époque un auteur, ayant remarqué que je commençais à me personnaliser par mes gestes, entreprit de faire une chanson qui me permît de les utiliser. Il l'appela "Tes mains..." et ce fut une veste remarquable. Une veste, pour les mains, c'est peut-être un contresens vestimentaire mais, du point de vue qui m'intéressait, n'y avait-il pas là, déjà, l'embryon de ces Mains de femmes qui devaient, quatre ans plus tard, faire le tour de France, sinon d'Europe... pour ne pas aller trop loin...

1902 !

Quelle année cela fut pour moi ! et quels souvenirs elle grava dans ma carrière.

A force de chercher un répertoire qui me satisfît complètement, j'avais enfin trouvé de précieux collaborateurs, qui me soumettaient leurs idées avant d'en réaliser définitivement la mise au point ; il nous arrivait ainsi de travailler souvent ensemble, dans la plus parfaite et la plus utile harmonie, dirai-je, puisqu'il s'agit surtout des musiques.

Je me suis toujours, tu le sais, intéressé aux airs de mes chansons. Petit à petit, j'en ai même découvert quelques-uns, qui me semblaient pouvoir plaire plus particulièrement ; je demandais alors à l'un de mes fournisseurs ? Paul Marinier le plus souvent ? de m'adapter des paroles à la musique que j'avais retenue. C'est de cette façon, notamment, que je m'étais antérieurement fait faire, déjà, "La Polka des English", après avoir entendu la joyeuse Polka des Clowns.

De même ? et pour des motifs identiques ? il m'arrivait, en étudiant une chanson, de meubler certaines "rentrées" et quelques ritournelles, soit par un mot, une petite blague que j'ajoutais à cet endroit sans paroles, soit, un peu plus tard, par un geste approprié.

Cette année-là, avant mon départ pour la province, Christiné m'avait soumis une musique dont je m'étais trouvé littéralement emballé ; elle me resta presque tout de suite en mémoire, ce qui me permit de supposer qu'elle serait à son tour rapidement populaire.

J'eus l'occasion de répéter plusieurs fois les couplets que Trébitsch avait mis sur cette amusante mélodie, intitulée Polka des trottins. Déjà, au piano, j'avais remarqué dans le refrain certains temps agréablement meublés par Christiné avec de plaisantes notes de rappel ; tu te souviens :

"Gentils trottins, ouvrez les yeux...
Prenez bien garde aux vieux messieurs..."

Après chacun de ces deux vers, se trouvaient deux petites notes du plus joyeux effet ; mais, lorsque je répétai à l'orchestre, elles passaient à la partie de clarinette, donnant, coup sur coup, deux "coin-coin" plus réjouissants encore.

C'est pour occuper le temps de ces deux "coin-coin" et pour les appuyer, puisqu'ils étaient drôles, que je pensai un jour à les accompagner par des gestes amusants de trottins. Comme, pour les répétitions, je n'étais qu'en veston, j'esquissai simplement ce petit mouvement de la main en arrière, et j'ai si souvent employé depuis, et qui semble retrousser brusquement une robe trop longue. (On pouvait à l'époque se permettre de tels mouvements ; ce serait difficile aujourd'hui, pour ne pas dire impossible.)

Ce léger mouvement, à peine dessiné encore, m'avait paru amuser beaucoup les musiciens de l'orchestre, si bien que lorsque je créai la chanson au Casino de Lyon, je plaçai mon petit geste à tous les refrains. Il eut tout de suite un succès considérable, plusieurs fois, même, par la suite, je remarquai des spectateurs qui, à cet endroit de la musique, faisaient machinalement le même mouvement que moi...

C'est de là, et de là seulement, que date mon interprétation des "chansons de trottins", tant pour le choix des sujets que j'ai recherchés, que pour les gestes qu'ils me permirent d'utiliser.

- En somme, c'est surtout du moment où tu lanças des types de trottins que date ton grand succès ?

- Mon Dieu, oui ! Que veux-tu, maman avait été modiste, et il est probable qu'un certain atavisme me disposait plus spécialement à imiter les gestes de la fillette qui porte un carton à chapeau, ou qui déambule au pas de course sur les grands boulevards.

Aujourd'hui, l'importance de mon tour de ceinture ne me permet plus guère ces attitudes ; alors, au lieu d'imiter les trottins, je représente les vieux beaux qui les suivent... Ça ne sort pas de la famille, et ça amuse toujours le public.

"La Polka des trottins", je ne te l'apprends pas, fut un très gros succès, que l'on fredonna bientôt dans les ateliers, au coin des rues, partout enfin où les fauvettes populaires trouvaient l'occasion de chanter.

A la Scala, où je la rapportai de Lyon, elle me fut réclamée chaque soir pendant près de six mois, jusqu'à ce que j'ai lancé le triomphal "Printemps chante", qui lui succéda dans mon répertoire.

Entre temps, j'avais créé, avec la même veine, "Petite femme honnête", de Christiné ; "Un gâs qu'a perdu l'esprit", de Gaston Couté ; "Pleure pas pour ça", "C'est pour les pauvres" et "Le verger de Mme Humbert", chef-d'œuvre montmartrois de Dominique Bonnaud, que l'on pourrait presque reprendre aujourd'hui au sujet de "la Gazette du franc".

"Le Printemps chante" marqua pour moi un nouveau pas dans mon ascension. Les paroles et la musique en étaient de l'exquis Paul Marinier, que je considère depuis longtemps, non pas comme le prince, mais comme le roi des chansonniers. A la fois auteur et compositeur, spirituel en diable, avec un sens inné du rythme et de l'effet comique il a toujours brillamment tenu le milieu entre le cabaret et le café-concert ; quel dommage qu'il n'ait pas été plus ambitieux, il nous aurait certainement donné bien d'autres grandes choses...

Par exemple, il a un défaut capital : il est négligent, et ne répond pas aux lettres.

- A qui le dis-tu !

[À propos de " Viens, Poupoule !"]

- Comme tu le vois, l'autorité de mon tour de chant ne faisait qu'augmenter, et elle allait recevoir une consécration définitive et étourdissante avec " Viens, Poupoule !". Cette chanson, bien que particulièrement heureuse, a cependant une histoire :

Depuis longtemps, je te l'ai expliqué, j'avais pris l'habitude de guetter, comme à l'affût, les jolies musiques sur lesquelles il me semblait qu'on pût écrire des paroles pour moi...

Or, à la Scala, avant mon tour, passait une danseuse : Adrienne Larive, dont les airs étaient généralement des mieux choisis. Plusieurs fois déjà, en attendant le moment d'entrer en scène, j'avais précisément remarqué un refrain de guinguette sur lequel elle faisait un pas fantaisiste, et qui s'accompagnait à certains endroits, ainsi que dans "la Polka des trottins", d'un "coin-coin" de clarinette fort amusant.

Je finis bientôt par connaître par cœur cette joyeuse ritournelle, que je chantonnais à mon insu derrière les portants. A l'obsession qu'elle créait pour moi, je ne doutais pas qu'on pût risquer d'en faire une chanson à succès, et je me décidai à demander à ma camarade :

- Qu'est-ce- donc que cette musique ?

- Un air allemand, très populaire là-bas, me dit-elle ; ça s'intitule "Kom Karoline".

Parmi les éditeurs que je connaissais maintenant, l'un d'eux, Mr Mérot, faisait ? je le savais ? de fréquents échanges de musique avec Berlin. Je lui parlai de celle-ci :

- Il faut que vous tâchiez de ma la procurer ! lui suggérai-je.

Quelques jours plus tard, il vint m'annoncer :

- J'ai votre affaire... J'ai pu l'obtenir contre deux rousselettes de votre répertoire.

Tout de suite, nous voulûmes faire traduire les paroles en français, mais ça ne donnait absolument rien : "Viens, Caroline" ne nous disait décidément pas grand-chose... Le "viens" m'amusait, mais ce nom de "Caroline" semblait trop dur.

J'en parlai à Christiné, qui travaillait alors régulièrement pour moi, et qui devait arranger la musique... si l'on arrivait à mettre la chanson debout.

Ensemble, nous avons, pendant des semaines, fouillé le calendrier pour y découvrir un nom. Aucun ne nous donnait ce que nous cherchions, même pas les "Viens, Lisette, Ninette, Musette"... que nous essayâmes tout à tour. Cela nous parut mièvre, quelconque... Et je ne te parle pas, bien entendu, des folles découvertes que nous fîmes en essayant "Viens Amélie", "Viens Virginie", "Viens Euphrasie", et autres Mélanies !...

Or, un jour qu'après la matinée dominicale nous devisions dans le hall de la Scala, ce fut un homme du peuple qui ? sans s'en douter, le brave bougre ? nous donna le mot tant désiré... Oui, un joyeux ouvrier, descendant des galeries, pressait sa femme, plus indolente :

- Allons, appelait-il, Viens, Poupoule ! Viens !...

Je regardai brusquement Christiné ; ensemble nous nous écriâmes :

- Ça y est !...

Aussitôt, fredonnant tous les deux notre musique, nous nous mettons à crier comme des perdus : "Viens, Poupoule !, Viens, Poupoule !, viens !..." et nous voilà partis à bâtir la chanson...

Jamais je n'ai vu, ni connu un tel emballement au travail... La réunion de ce "Viens" et de ce "poupoule", que déjà je m'appliquais à dire en gonflant les joues, nous sembla d'un effet irrésistible. Je crois bien, du reste, que c'est ce qui resta tout de suite dans l'esprit du public.

Pour éviter la monotonie résultant d'un unique refrain, surtout si facile à retenir, je proposai de varier les types à chaque couplet.

A tout seigneur, tout honneur... Le premier fut dédié au sympathique ouvrier anonyme qui nous avait permis de trouver notre idée, et tu vois que tout y est bien :

"Le sam'di soir, après l'turbin...
l'ouvrier parisien
dit à sa femm' : comme dessert,
j'te paie l'café-concert...

Viens, Poupoule ! Viens, Poupoule !
Viens !...
quand l'entends des chansons
ça m'rend tout polisson..."

Comme autres tableaux populaires, nous ajoutâmes un bal de dimanche dans les guinguettes au bord de l'eau, le repos familial d'un brave sergent de ville...

"les jeunes mariés, très amoureux,
qui... vien'nt de rentrer chez eux"...

puis :

"deux vieux époux tout tremblotants
mariant leurs p'tits enfants"...

et, enfin :

"un député, tout frais nommé
invitant sa moitié
à v'nir entendre un grand discours
qu'il prononçait l' mêm' jour"...

Christiné, avec la collaboration de Trébitsch, réussit parfaitement le tout, de même qu'il arrangea de très heureuse façon la musique d'Adolf Spahn, pour lui donner une allure plus nettement populaire.

Par une curieuse coïncidence, bien faite pour renforcer mon espoir si j'avais cru devoir douter c'est le jour même de mon trentième anniversaire que je créai cette chanson, le plus incontestable triomphe de toute ma carrière, le 18 novembre 1892. [*]

[*] 1902 ! - Un exemple, parmi plusieurs, des erreurs de date dans ces Mémoires (note de l'éditeur)

- Ce fut pour toi un bien joli cadeau, ainsi d'ailleurs que pour tes auditeurs de la Scala...

- D'après mon engagement, c'est en effet à la Scala que j'aurais dû être à cette date, mais l'excellente Mme Marchand m'avait demandé de faire exceptionnellement, deux semaines dans la "maison d'en face" comme nous disions, du 5 au 27 novembre. En réalité, " Viens, Poupoule !" fut donc créée à l' Eldorado...

C'est à cette chanson que je dois le grand départ de ma fortune artistique.

Pendant quatre ans, partout, je me suis vu obligé de la chanter. Seulement, sans vouloir paraître ingrat, elle finissait par me lasser : elle était en effet trop facile à retenir, et je ne cessais de l'entendre seriner chaque jour à tous les coins de rue, par tous les amateurs de France et de Navarre...

Comme genre de succès je préfère, en ce qui me concerne, "Le Printemps chante" et "Cousine" qui n'étaient pas si aisément à portée de toutes les mémoires populaires, et où je pouvais trouver des effets plus personnels.

Pendant la guerre, un des mes neveux m'écrivit : "Tu sais que nous entendons, en face de nous, des boches chanter " Viens, Poupoule !" !

Je ne voulais pas le croire tout d'abord, et je supposais qu'ils fredonnaient tout simplement leur "Kom Karoline" national. Mais d'autres témoignages, non moins précis m'obligèrent à me rendre à l'évidence : "Kom Karoline" était bien retournée dans sa patrie d'origine, mais avec nos paroles françaises, que les foules allemandes s'étaient empressées d'accaparer... Il a toujours fallu qu'ils nous prennent quelque chose !

- N'avais-tu pas interprété toi-même cette chanson en Allemagne ?

- Non, car je n'ai jamais voulu y chanter ; je crois même bien, des grandes vedettes françaises, être le seul artiste dans ce cas... Pur sentiment personnel d'ailleurs, car des offres tentantes m'y furent souvent faites, surtout à ce moment de mon succès à la Scala.

Aussi, tu comprendras que je n'oublie pas ce que je dois à " Viens, Poupoule !" !

Je me trouvais à expiration de contrat avec Mme Marchand ; après ce triomphe ? je ne puis guère employer d'autre mot ? elle me réengagea pour deux ans, à des appointements doubles : quinze cents francs par mois, et l'accroissement proportionnel fut au moins aussi fort en province, où je touchais maintenant régulièrement plus de cent francs par jour.

Certains trouveront peut-être que j'étale trop complaisamment les chiffres de ces cachets ; tu penses bien que ce n'est pas là le témoignage d'un vain et trop facile orgueil. Il m'a semblé, au contraire, pour ceux qui voudraient bien s'intéresser à la marche ascendante de mes efforts et de mon succès, qu'il y aurait lieu à d'amusantes comparaisons dans la progression financière dont m'a payé la réussite. Du reste le public me semble avoir toujours témoigné d'une vive curiosité pour de telles questions. Aujourd'hui, bien sûr, où l'on fait tant de choses à l'américaine, depuis le vol jusqu'aux bas, on classe un homme d'après le chiffre de ses revenus, en déclarant, à la mode de New-York : "il vaut tant" ! De ce point de vue, qui néglige les qualités individuelles, l'appréciation perd évidemment de son intérêt, et je ne m'y arrête jamais...

Il me souvient cependant d'un magazine qui, en 1912, étalait un "tableau comparatif des gros cachets" ; j'eus l'honneur, aussi insigne qu'inattendu, d'y figurer aux côtés de Caruso (12,500 francs), Félia Litvinne (6,000), Sarah Bernhardt (5,000), Kübelik (3,000)... Tu vois qu'avec mes 1,500 francs de l'Eldorado de Nice, j'arrivais encore loin de ces illustres gloires, et ce n'était d'ailleurs que justice !...

Après " Viens, Poupoule !" je n'eus plus besoin de réclamer pour qu'on mît mon portrait sur les chansons. Les éditeurs le collaient partout, même sur des œuvres que je n'avais jamais chantées mais dont, paraît-il, cette petite supercherie facilitait la vente.

Ainsi, des milliers d'exemplaires circulèrent en France, voire hors de France, avec mon nom et mes traits. C'est ce qui contribua le plus à me faire connaître partout, et qui donna, même à ceux qui m'avaient ignoré jusque-là, le désir d'entendre, non pas Mayol peut-être, mais le créateur de Viens, Poupoule !, ce succès populaire entre tous...

- Il s'en donc vendu beaucoup ?

- Juges-en : le commerce des formats, seul, a rapporté à l'éditeur plus de 150,000 francs !

- Un beau chiffre pour l'époque ?

- Le plus brillant résultat du même genre jusqu'alors : "En r'venant de la r'vue", avait produit 75 000 francs...

" Viens, Poupoule !", en dehors de tout ce que je lui dois, m'a valu un jour une consécration amusante :

A la Scala, alors que je chantai depuis dix-huit mois ce refrain fameux, on vint me prévenir qu'un groupe de messieurs, chargés d'une énorme gerbe de fleurs, demandaient à me parler. Un peu surpris tout d'abord, je réclamai quelques précisions.

- Je crois, me dit le groom, que c'est une délégation de peintres en bâtiments.

Je comprenais de moins en moins ; mais le meilleur moyen de me faire expliquer les choses, était de recevoir ces braves gens : je m'y déclarai donc prêt, et quelques secondes plus tard, je les accueillais dans ma loge.

L'un deux me remit, effectivement, une magnifique pyramide fleurie, abondamment fournie de muguet, et me dit :

- Monsieur Mayol, une vieille histoire que nous racontèrent nos grands'pères affirme que, pour notre corporation, les chansons exercent une influence sur le rendement du travail... Tous les peintres chantent pendant l'ouvrage et, naturellement, leur coup de pinceau marque le rythme de l'air qu'ils ont choisi... Et ils prennent toujours les succès en vogue...

"En vertu de ce très ancien usage, jusqu'ici, nos ouvriers allaient beaucoup moins vite, parce qu'ils chantaient, en s'accompagnant en mesure : "La Valse bleue"... "Amoureuse" et autres lenteurs mélodiques."

"Or, depuis que vous avez lancé " Viens, Poupoule !", ils n'ont plus que ce joyeux refrain à la bouche et au bout du pinceau, et je vous jure que la besogne s'en ressent ! Notre personnel rattrape enfin le temps perdu ; comme c'est, en somme, à vous que nous le devons, nous sommes venus vous en témoigner notre gratitude"...

Je ne pus m'empêcher de rire aux éclats, et je remerciai ces braves gens de leur geste, à la fois amusant et naïf, mais qui m'avait causé le plus vif plaisir.

Je doute fort que ma bonne camarade Paulette Darty, qui triomphait alors à la Scalaavec les valses chantées, fort à la mode depuis quelque temps, se fût amusée comme moi de la chose. Je me gardai d'ailleurs de la lui raconter, afin de ne faire à cette délicieuse enfant "nulle peine, même légère", d'autant plus que j'ai toujours eu pour elle la plus affectueuse admiration...

Quand je l'entends, je me crois transporté tout là-bas au cap Brun, dans le jardin du Clos, tranquille sur ma chaise longue, sous les arbres, bercé par la douce chanson des flots : les murmures d'un ruisseau, un gazouillis d'oiselets, la brise dans les mimosas, ma toute petite nièce qui m'appelle... Paulette Darty a tout cela dans la voix et, si j'étais malade, je voudrais qu'elle chantât près de moi ; je suis, sûr qu'alors je ne souffrirais plus...

Que de blessés a-t-elle dû guérir dans les hôpitaux, pendant la guerre, avec le doux et frais murmure de ses notes grisantes...

Ces sentiments de bonne camaraderie, dont je m'efforçais de témoigner auprès de tous ceux qui m'en semblaient dignes, je ne les ai pas toujours rencontrés en ce qui me concerne. A la joie que me donna ma complète réussite après Viens, Poupoule !, se mêla bientôt, hélas, l'amertume de la calomnie.

Sans que je puisse deviner d'où cela partit, des bruits étranges commencèrent, vers la même époque, à circuler autour de mon nom, à propos de tout et à propos de rien. On se mit à me prêter des mœurs étranges, en chuchotant d'abord sous le manteau, puis plus librement. Bien que ce fussent encore des allusions discrètes, des insinuations à peine audacieuses, et bien éloignées en tout cas de ce que l'on a osé depuis, je ne pus m'empêcher d'en être très ému, et je m'en ouvris à Mme Marchand, ma bonne directrice :?

- Laissez donc cela, me conseilla-t-elle... C'est un des petits côtés de la popularité à quoi vous atteignez maintenant ; rançon en quelque sorte, de votre gloire naissante... Vous n'êtes pas le premier à qui cela arrive... Il est même à craindre que vous ne soyez pas le dernier !... En attendant, prenez la chose plus philosophiquement : on parle de vous ? on vous cherche des défauts, voire des vices ? C'est la preuve incontestable que vous existez !... D'autre part, à Paris, vous savez, on ne déteste pas les moutons à cinq pattes... Il faut parfois paraître un peu phénomène pour arriver... Et cependant, quand un être s'élève sur l'échelle de la vie, vous n'empêcherez pas ceux qui demeurent en bas de rager et des grogner...

J'écoutai d'abord la digne femme ; la noblesse de son cœur l'empêchait de croire aux méchants, aux jaloux... Et voilà encore ce qu'on a parfois besoin d'apprendre de Paris : les envieux, les diffamateurs ! Plus tard, lorsque je vis représenter "le Chantecler" d'Edmond Rostand, tout cela me revint en mémoire à la fameuse scène des Crapauds : "Je bave, il bave... nous bavons..."

Malheureusement, j'avais eu le tort, sur les conseils de ma directrice, de ne pas réagir tout de suite ; quand je voulus le faire, il était trop tard.

- Laissez donc aller ! me répétait-elle ; si vous protestez, vous semblerez donner de l'importance aux détracteurs, et ils s'empresseront de renchérir... Traitez-les donc par le mépris !

Quoi qu'elle en pensât, c'est le contraire qui se produisit ; le dédain que j'affichais fut pris sans doute pour de la faiblesse, dont on ne tarda pas à faire un aveu tacite de toutes les horreurs que se colportaient sur mon compte; et il me fut, ensuite, impossible d'y mettre un frein. Oh ! remarque bien que nul mieux que moi ne souffre la critique et n'entend la raillerie, sous réserve, toutefois, que la satire demeure de bon ton.

Ainsi que m'y engageait Mme Marchand qui, femme du meilleur monde, ne soupçonnait pas de telles vilenies, je traitai donc d'abord les choses par le dédain. Modifiant, à peine, le proverbe arabe, je haussais les épaules, en pensant : "les cabots aboient..." sans aller plus loin, cependant, car je n'ai rien de la caravane ; mais je passais tout de même... Comme dit la gent populaire, que j'aime tant : on n'est pas louis d'or, on ne peut pas plaire à tout le monde !

Le fait que cette montée d'ignominies coïncida avec le moment précis où j'accédai au grand succès m'obligea à n'y voir que le fiel de certains envieux, à qui peut-être la chance avait moins souri, ou qui, plus simplement, ne pouvaient s'en prendre qu'à eux de demeurer des ratés. Je laissai donc aller...

Seulement, comme toujours en pareil cas, mon dédaigneux silence permit trop facilement aux mauvais bruits de se répandre. "Le Basile de Beaumarchais" avait bigrement raison, quand il disait : "Calomniez, il en restera toujours quelque chose" !... Il en resta si bien quelque chose que ce devint une plaisanterie courante, parce que commode, de faire à ces racontars des allusions publiques. De prétendus chansonniers, même, de ceux du moins à qui l'esprit n'est que parcimonieusement réparti, se précipitèrent sur ce nouvel appât, que leur assurait un providentiel succès de rire devant la malignité publique.

Je partageai ce redoutable honneur avec quelques noms plus notoires que le mien, mais ceci ne me consola point de cela. Tu sais avec quelle ferveur j'ai interprété les œuvres de montmartrois ; c'est à eux que je dois mes premiers succès, autant que la révélation du genre dans lequel je devais m'orienter. Mon répertoire compta souvent comme auteurs Paul Marinier, Dominique Bonnaud, Eugène Lemercier, et quelques autres encore, depuis. Avec tous je suis resté en termes extrêmement affectueux. Eh bien, j'ai été souvent honteux pour le cabaret, où ne devrait compter que le véritable esprit, parisien s'il n'est totalement français, des effets faciles qu'y recherchent de plus en plus maints producteurs qui ne me semblent aller dans les boîtes de la Butte que parce que le caf' conc' est provisoirement paralysé.

Je ne vais pas me risquer, tu le penses bien, à entreprendre une critique du cabaret, mais je ne suis sans doute pas le seul à déplorer que cet ultime refuge de l'esprit dans le meilleur sens du mot s'accommode trop aisément, depuis quelques années, de plaisanteries chroniques d'un goût plus que douteux, où la véritable satire n'a, hélas, plus grand chose à voir.

Ceux qui ne trouvent pas dans leur crû l'idée originale ou le trait amusant qui fustige les mœurs ou les gens du jour, d'une façon toujours délicate : celle qui ne frappe qu'avec une fleur, sont tombés à bras raccourcis sur cinq ou six lieux communs qu'ils se bornent à présenter à toutes les sauces, sans y rien changer ou presque. La médisance du goût le plus bas semble vraiment constituer parfois l'unique ressource de leur imagination ; et le Français, dit-on, est le peuple le plus spirituel du monde !

Autrefois, les cheveux de Pelletan, la gaîté de Brisson, l'âge de Sarah Bernhardt, les appas de Jeanne Bloch et quelques allusions faciles autant qu'injurieusement blessantes sur ce pauvre de Max et sur moi, constituaient le fond de tiroir de certains revuistes et que quelques simili-chansonniers. Ils pouvaient modifier les airs, la construction de la phrase, confier à d'autres interprètes le soin de débiter leurs textes, les plaisanteries n'en demeuraient pas moins les mêmes, ordinairement trop grasses, malsonnantes et, pour la plupart des cas, d'un notoire mauvais goût, sinon d'une inutile et sotte méchanceté.

Si bien que de semblables allusions sont progressivement devenues d'un effet à peu près certain, sur un public disposé à s'amuser de peu ; aussi n'a-t-on pas manqué de les perpétuer, en les reportant, au fur et à mesure du besoin, sur des personnalités plus proches de nous.

Les traits dont on accablait Pelletan servent maintenant pour Rappoport ; ceux qu'on appliquait à Sarah Bernhardt ou à Jeanne Bloch sont respectivement dévolus, depuis, à Cécile Sorel, à Mistinguett ou à Félia Litvine, Cora Laparcerie et quelques autres. Le jeune Maurice Rostaud a hérité pour sa part les sornettes dont on nous chargeait tout d'abord, de Max et moi.

Ces procédés interchangeables ont évidemment bien des avantages, puisqu'à plusieurs années de distance, ils permettent à des anciens un peu fatigués de réutiliser leurs stocks périmés, et qu'ils offrent aux plus jeunes ? ceux d'aujourd'hui, qui ont toutes les audaces, voire les plus cyniques ? d'obtenir un effet facile et à peu près sûr en s'attaquant à ces rituelles têtes de Turcs que l'on a ainsi peu à peu imposées au public.

Il est parfois amusant de constater l'attitude de ces petits esprits quand l'un des intéressés se trouve dans la salle : on change un simple nom, en modifiant au besoin un deux vers ; ainsi n'a-t-on pas l'air de parler de celui qui vous écoute. Ils oublient seulement que leur chanson est presque toujours imprimée, ce qui aggrave le cas !

Plusieurs fois il m'est arrivé de dire à d'excellents camarades :

- Pourquoi changes-tu mon nom, puisque d'habitude c'est moi que tu cites ? J'étais justement venu pour entendre ça ; tu me prives d'un plaisir !

Que l'on aille pas croire, surtout, que j'englobe dans les réflexions toute la corporation des chansonniers, à qui je dois beaucoup, et où je compte tant de sympathies ; je ne vise que certains sujets ? et de mauvais sujets, même ? qui n'ont d'esprit que le nom, d'autre talent que la prétention qu'ils affichent. Parmi mes meilleurs amis de Montmartre il en est qui, utilisant la raillerie à la mode, m'ont lancé eux aussi quelques traits ; mais leurs trouvailles étaient généralement si drôles que j'ai toujours été le premier à en rire.

Citer les quelques noms de ceux qui témoignèrent ainsi de leur finesse et de leur bon goût serait malheureusement risquer de préciser les autres, à qui je n'entends faire aucune publicité. C'est à dessein que j'emploie ce dernier mot : ceux qui m'ont le plus abîmé, qui persistent encore à le faire, soutiennent qu'ils m'assurent ainsi une réclame dont je ne puis que profiter.

Eh bien, dût-on trouver que je manque de modestie, je soutiens, moi, le contraire. Si me efforts, depuis trente-cinq ans, n'avaient pas donné les heureux résultats qu'ils m'ont valus, si mon nom de Mayol n'était jamais devenu plus reluisant que celui de "Ludovic", il est bien certain qu'on ne s'en fût jamais servi dans les?chansons !

La gloire des uns, la popularité des autres, ont rapidement incité les esprits paresseux, ou anémiques, à s'emparer de noms bien connus pour affecter d'y aiguiser une verve absente. Castigat ridendo mores, a-t-on dit ; appartient-il donc à la malignité d'une seule corporation de prétendre régenter la vie privée des autres ? Car, enfin, un artiste ne saurait avoir à répondre devant la clientèle que de ses actes publics, strictement limités à son rôle d'artiste ! Va-t-on le morigéner sur la façon dont il élabore les menus de sa table ? ou sur la couleur de ses gilets de flanelle ? Hormis nos rapports professionnels avec les contemporains, rien de notre existence intime ne peut être revendiqué par des plumitifs en mal de copie, qu'il s'agisse de gazettes ou de couplets ! Pourquoi, d'ailleurs, s'emparer à peu très uniquement de telles chroniques scandaleuses ? A flatter le bas instinct des foules, on obtient, parbleu, des succès de rire automatiques ; mais n'est--il pas d'autres sujets à blaguer ? De la satire, soit, mais pas toujours, et uniquement, des satyres ! Évidemment, la critique est aisée ; l'art serait-il donc encore plus difficile que ne l'affirma Destouches ? Il est vrai qu'on colporte plus volontiers le mal, à quoi la foule donne toujours docilement créance en y prenant un malin plaisir. J'ai rarement entendu ces prétendus moralisateurs célébrer le bien que de grands cœurs comme de Max ? sans parler de son immense talent ? ont pu répandre auteur d'eux. On a, du reste, tellement abusé des procédés contraires, que le ridicule ne tue plus guère en France ; il y a même des gens qui en vivent.

Ayant témoigné d'une excessive patience, j'ai fini un jour par me fâcher. Ce fut le procès de 1910, que j'ai dû intenter à Rip. Beaucoup s'en montrèrent surpris, et lui tout le premier. Or, c'est précisément parce que Rip, homme du monde, auteur plein d'esprit, et du meilleur, pouvait se passer aisément de ces plaisanteries vulgaires que j'ai protesté ; il se diminuait en faisant sien un jeu aussi bas, et ma révolte ne nous déshonorait ni l'un ni l'autre.

Mais alors, pas plus qu'aujourd'hui, ce n'est pas pour défendre ma réputation que j'ai élevé la
voix : j'estime ne devoir de justification à personne ; je n'ai pas de comptes en rendre, à qui que ce soit, en ce qui concerne ma vie privée. Je me suis trouvé amené à ne parler qu'en évoquant le succès de Viens, Poupoule !, je ne pouvais pas passer sous silence les odieuses calomnies qui ont aussitôt suivi ma consécration. J'aime mieux liquider cette déplorable question, une fois pour toutes, afin de n'avoir plus à y revenir.

D'ailleurs, j'ai de bonnes raisons de croire, s'il y a un public pour ces "Souvenirs", que beaucoup tiendront, légitimement, à savoir ce que j'ai pu penser de toutes ces attaques. Je ne m'intéresse aucunement à l'opinion de ceux qui espéraient trouver entre ces lignes des anecdotes plus ou moins affriolantes. Parmi les autres, toutefois ? que je souhaite et espère plus nombreux ? j'ai, en tant qu'artiste, des amis et des ennemis ; nul n'admettrait que je parusse escamoter cette controverse.

Enfin, s'il est bon que mes railleurs habituels soient instruits de l'absolu mépris où je les tiens, je veux que mes camarades chansonniers sachent bien que je ne les mélange pas, dans mon appréciation, avec ces "crapauds" dont, j'en suis sûr, ils n'ont jamais approuvé le manque de tact. Je garde à ceux qui le méritent autant d'estime que de sympathie ; ils ne doivent d'ailleurs pas en douter, car je suis toujours trop heureux de prêter mon concours à leurs galas de bienfaisance, ou d'accueillir les chansons qu'ils me proposent. Bien des gens, à ce propos, m'ont dit parfois :

- C'est égal, vous n'avez pas de rancune !

Je n'ai pas à en avoir, car je sais faire la nécessaire différence entre les mauvais et les bons, et il serait injuste que je fisse payer à ceux-ci les méfaits de ceux-là !

Et maintenant, voilà qui est liquidé : je n'y reviendrai pas !

J'ai dit d'un seul trait tout ce que m'inspirait ce sujet, et m'en trouve soulagé, comme on peut l'être d'avoir purifié son corps par un bon bain et de le reposer ensuite dans des draps frais et propres...

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