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Epoque radieuse que celle de 1900, où la vie s'écoulait, fleurie d'insouciance, dans une atmosphère de paix, de quiétude et de bien-être ! Les places d'impériale des omnibus étaient à 15 centimes et les cochers vous conduisaient de Vaugirard à la Chapelle pour 2 fr. 5o ! On dînait alors dans l'un des plus grands restaurants de Paris pour 7 ou 8 francs. Et quel menu en échange d'une somme aussi dérisoire !
Mais ce n'était pas là le seul plaisir de Paris. Bien avant que l'on y connût la T. S. F. et le cinéma parlant - il n'y avait à ce moment que de rudimentaires projections animées, de courtes bandes dont l'intérêt laissait à désirer, - on goûtait les joies familières du café-concert. Le café-concert était alors le divertissement en vogue, un spectacle éminemment parisien. Un vieux refrain de
Mayol : "
Viens, Poupoule !", proclame :
Le sam'di soir, après l'turbin
l'ouvrier parisien
dit à sa femm' : comme dessert
j'te paie l'café-concert...
Il ne faut point en inférer que le café-concert n'était qu'un lieu cher aux ouvriers endimanchés ; il accueillait aussi les classes les plus diverses ; on y voyait même des gens du monde ! En réalité, il y avait plusieurs sortes de café-concert : les boui-bouis populeux qui ne comportaient qu'une maigre estrade et un piano poitrinaire, dont le clavier, veuf parfois de quelques-unes de ses touches, rendait des sons aigrelets et métalliques ; les cafés-chantants bourgeois, les cafés-concerts huppés, chics, pourvus d'une large scène plantée de beaux décors, animés par un orchestre sonore conduit par Patusset ou Pierre Letorey.
Pour se faire une idée à peu près exacte de l'importance et du nombre de ces établissements, de 189o à 1900, il suffit de parcourir un exemplaire du Théâtre humoristique, sorte de manuel-annuaire qui mentionne, pour Paris, 93 principaux cafés-concerts et cabarets artistiques. En province, il cite une centaine d'établissements notoires, et le Figaro illustré constatait en 1896, rien que pour Paris, 274 cafés-concerts où l'on chantait annuellement 12 oo0 ou 15 000 chansonnettes nouvelles.
Entrons dans un grand café-concert des Champs-Elysées, à la belle époque. Le soir, tout est comble : stalles du stand et loges sous la verdure. On croise des hommes en frac, le macfarlane ouvert sur la cravate blanche et le plastron, des personnages graves à physionomies officielles qui venaient passer là une heure, entre un dîner au ministère et une apparition à l'Elysée.
Aux mêmes places, et les coudoyant, des boutiquiers, des commerçants, quelques "calicots", des petites ouvrières, des domestiques de grande maison.... A vrai dire, d'aucuns se rendaient au café-concert (surtout aux
Ambassadeurs), moins pour y entendre de bonnes chansons et de bons artistes - il y en avait pourtant et des uns et des autres - que pour se livrer aux excès d'une joie bruyante et pour organiser un chahut infernal qui couvrait parfois la voix du chanteur le moins démontable.
Au temps de "Viens, Poupoule !".
Au milieu de cette bacchanale, la chanson, par miracle, triomphait ! Il suffisait qu'un artiste sût l'imposer par son adresse et son talent, son charme et sa distinction. C'était, en vérité, une merveilleuse école. Ceux qui avaient résisté aux vociférations, aux cris d'animaux... au charivari des soucoupes et des cuillers, étaient désormais ferrés à glace. Ils pouvaient affronter tous les publics, aller chanter dans toutes les salles. Les moins pusillanimes d'entre eux exploitaient même à leur profit les caprices d'humeur de l'auditoire. Ils se créaient un genre. Tel le chanteur Gilbert, qui avait pour accoutumée d'arriver en scène avec son haut-de-forme sur la tête, salué par le hourvari d'une salle en délire criant : "Chapeau ! chapeau !" jusqu'à ce que l'artiste se fût découvert et eût déposé son couvre-chef sur la boîte du souffleur. Les Ambassadeurs avaient été dirigés par un nommé Ducarre qui s'inclinait respectueusement devant le Prince de Galles, ce qui ne l'empêchait pas de lui compter 25 francs une pêche mangée au restaurant attenant au concert ! Le futur souverain fit remarquer : "Les pêches sont rares cette année ! - Altesse, répondit Ducarre, les pêches ne sont pas rares, ce sont les Princes qui le deviennent !" |
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Cependant, le chahut auquel nous faisions allusion plus haut était plus spécial aux
Ambassadeurs qu'à l'
Alcazar : il ne se pratiquait guère à l'
Eldorado, surnomme le temple de la chanson, ni, à la
Scala, que
Mayol, appelait la Comédie-Française du concert. Le fait de figurer au programme de l'un de ces deux établissements, ne fût-ce qu'en infime lever de rideau, assurait immédiatement à l'interprète qui bénéficiait de cette faveur les lettres-patentes les plus indiscutables. C'est à la
Scala ainsi qu'à l'
Eldorado que se prodiguèrent les artistes les plus réputés :
Lejal,
Anna Thibaud,
Mercadier,
Kam-Hill,
Polaire, Moricey,
Alice de Tender,
Fragson,
Mayol. C'est en 19o2 que fut créée la fameuse chanson : "
Viens, Poupoule !", que le titre d'une revue à succès vient de ressusciter. Sa vente, rien qu'en petits formats, atteignit la coquette somme de 150 000 francs.
Mayol gagnait à ce moment-là 1 500 francs par mois. Il obtint, par la suite, 1 000 et 2 000 francs par soirée.
L'époque qui s'étend de 188o environ à 19oo et même au delà, est fertile en artistes de, café-concert. Dans un espace de plusieurs lustres consécutifs, ce sont d'ailleurs les mêmes célébrités que l'on retrouve un peu partout, à l'exception de quelques rares artistes qui abandonnèrent prématurément le café-concert, comme le fameux
Kam-Hill, par exemple, dont nous reparlerons tout à l'heure. Quelle floraison de talents ! Quelle variété de genre ! C'est le séduisant
Mercadier, la bouffonne
Jane Bloch, ce sont les fins diseurs Ville-Dora qui firent les beaux soirs de l'
Éden-Concert (devenu les Magasins Pygmalion), le comique pochard Bourgès, les monologuistes Vaunel et
Clovis ; c'est
Fragson, mort tragiquement, assassiné par son père dans son appartement de la rue Lafayette, c'est le barde breton Yvonneck qui se jeta du haut de son sixième étage, rue de l'Aqueduc, c'est
Eugénie Buffet, décédée récemment dans la misère... |
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Quelques autres, survivants de cette époque, font encore de courtes apparitions devant le public, comme
Mayol qui annonce depuis tant d'années sa définitive retraite et qui ne se résigne jamais à la prendre. On entend encore
Yvette Guilbert,
Dickson,
Dufleuve..., mais combien d'autres, qui se sont volontairement exilés, passent injustement pour morts ! Ce sont ceux-là que nous avons recherchés,.. découverts la plupart, dans leurs retraites plus ou moins lointaines.
Le premier dont le nom vient sous ma plume était, certes, l'un des plus sympathiques diseurs du vieux caf'conc'. Il s'appelait
Charlus. Sa popularité était doublement curieuse, parce qu'il était, à la fois, une vedette de la scène et... du phonographe, au temps ou la machine parlante, à son aurore, provoquait le plus légitime étonnement. Il nous faudrait pousser une pointe jusqu'à Marseille, où il demeure, pour le revoir alerte, droit et vigoureux, en dépit de son grand âge. Il y a quelques années,
Charlus était le directeur-gérant d'une succursale de la maison
Pathé. "En somme, disait-il, avec un sourire de plaisante amertume, je n'ai pas complètement quitté le métier puisque je vends des phonographes !" Et, au mot de phonographe, de chanson, les
souvenirs de Charlus se réveillaient, se pressaient dans son imagination ardente et vive. C'est
Charlus qui avait enregistré les premiers cylindres. Les personnes qui sont peu familiarisées avec la technique du phono n'ont, sans doute, qu'une idée confuse de ce qu'était à l'époque le banal enregistrement accoustique, l'enregistrement direct, comme on l'appelait alors, celui que l'on pratiquait avant que fussent réalisés les perfectionnements obtenus par le moulage des cylindres et la galvanoplastie.
Le supplice du cornet.
Dans les studios de chez
Pathé frères, aux environs de 1900, les artistes accomplissaient de véritables actes de courage et d'héroïsme physiques ! Un chanteur devait enregistrer un nombre de fois égal celui des exemplaires prévus ; autrement dit, lorsque,
Charlus chantait "Le Muet mélomane" dont on fabriqua 500 cylindres, Charlus était dans la cruelle obligation de répéter 500 fois la même chanson dans le même cornet. Il enregistrait une moyenne de 80 chansons par jour, 40 le matin, 40 l'après-midi. Il est vrai qu'au bout de quelque temps, la maison
Pathé frères imagina de placer trois appareils et trois cornets devant les chanteurs qui purent enregistrer trois cylindres à la fois ! Mais à ce moment, la vente s'étant développée, le travail fourni par les artistes devint plus tyrannique encore. C'est ainsi qu'une chanson de
Charlus : "Les Aventures espagnoles", ayant donné lieu à la fabrication de 5 ooo cylindres, c'est plus de quinze cents fois qu'il dut interpréter cette chanson.
Cette lourde tâche n'empêchait point les artistes de vivre dans l'allégresse et dans la joie : ce rocher de Sisyphe roulait au milieu des éclats de rire ! Un petit billet que
Charlus veut bien m'adresser de Marseille pour être agréable, dit-il, aux amis des Lectures pour tous témoigne de la bonne humeur qui régnait parmi les artistes. |
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Donnons la parole à Charlus : "Je chantais les duos avec
Mme Rollini, qui avait une voix excellente. Vous auriez ri de notre posture pour l'enregistrement de ces duos. Afin de rester dans l'axe du pavillon qui n'avait guère plus de 25 centimètres de diamètre, nous devions nous serrer l'un contre l'autre ; elle me tenait par le cou et moi je la tenais par la taille ! Il ne fallait pas bouger. Quand il y avait à imiter le bruit d'un baiser, aïe donc !... je le lui collais sur la joue : c' était un baiser nature. Je me souviens que j'avais écrit une chansonnette sur les diverses expressions du baiser dont je voulais faire un cylindre, mais ma camarade trouva cela excessif et ne voulut pas que ses joues servissent d'accessoires de théâtre."
Puisque nos souvenirs nous ont entraîné vers le midi, ne quittons pas ces régions ensoleillées sans aller saluer un autre vétéran, à Bergerac. Là, nous découvrons, abrité dans une petite maisonnette, un homme beaucoup plus âgé, certes, que
Charlus, puisqu'il a , je crois, dépassé quatre-vingts ans : c'est
Ouvrard. Ce nom évoque, non seulement le vrai caf'conc' d'alors, mais un genre dont Ouvrard peut légitimement revendiquer la paternité : le genre tourlourou. C'est bien lui qui le créa en 1876, avant
Polin qui le reprit avec succès, en transformant le fantassin en cavalier. Ceci est un point d'histoire extrêmement curieux. C'est à Ouvrard encore que nous en devrons l'explication empruntée à un de ses articles (car ce diable d'homme est journaliste, et le Journal de Bergerac publie de lui des chroniques pétillantes de verve) :
"C'est à cette époque - 1876 - que j'avais apporté à Paris la chanson militaire, et M. Bourdon, censeur au ministère des Beaux-Arts, était mon cauchemar. Non seulement il m'interdisait de dire le moindre mot rappelant la caserne, mais encore il me défendait de présenter à la scène le moindre insigne militaire. J'étais donc contraint, dans mes créations de troupier, de parler de toute autre chose que de ce qui peut logiquement arriver à un tourlourou et devais, par surcroît, me composer un accoutrement ne pouvant pas trop rappeler celui du fantassin. C'est ainsi que de 1876 à 1890 (et ça m'a semblé long) j'interprétais mes créations militaires vêtu d'un pantalon blanc, d'une veste petite tenue, mais à cette veste, pas un seul bouton de cuivre, rien que des boutons en os, et enfin des gants blancs puis, comme coiffure, une perruque à cheveux ras, car, tout à fait au début, le képi était interdit. Ah ! ça... c'était le plus dur ! pas de képi,.. il fallait que le public y mît beaucoup de complaisance pour s'imaginer voir en scène... un troupier ! et, détail paradoxal, du simple pioupiou au colonel, l'uniforme militaire était permis dans les pièces de théâtre !"
Charlus ! Ouvrard ! quels sympathiques et populaires survivants de la chanson et du caf'conc' !
Est-ce tout ... je songe encore à Paula Brébion que j'entendis, il y a vingt-cinq ans, l' Eldorado et à la
Fourmi. Elle chantait la romance sentimentale. Avec quel navrement charmeur - son beau regard perdu dans les frises, ses mains jointes dans un balancement éploré - elle chantait :
Pour de beaux yeux que l'on rencontre un jour,
Que d'ennuis, de chagrins, que de peine....
Le hasard d'une promenade aux environs de Paris, à Asnières, me mit en présence de Paula Brébion, il y a quelques semaines. Et j'appris avec peine qu'elle se trouvait dans une situation difficile. Il me vint une curiosité : celle de questionner l'ancienne divette sur son passé, sur sa vie présente : "Vous ne chantez plus ? lui dis-je
- C'est fini. Il y a longtemps. Le café-concert est mort.
- Mais, vous avez gagné de gros cachets ?
- Je faisais Paris en deux mois et la province en deux autres mois. Le reste du temps, je mangeais mon argent. C'est le sort réservé aux artistes de café-concert.. et puis... et puis... j'eus un jour une mauvaise idée : je voulus m'improviser directrice et faire des tournées ; je laissai une soixantaine de mille francs à ce petit jeu ! ah ! ce que la vie est bête ! enfin ! je ne regrette rien.
Des souvenirs ? ma vie a été bien tranquille... et si je n'ai pas fait fortune, j'ai du moins la consolation d'avoir fait mon devoir...."
Comme c'est émouvant de revoir, vieillis, fanés, ces visages que l'on a connus, rayonnants de jeunesse, dans la clarté de la scène ! Retrouverai-je encore quelques vedettes ? oui, en cherchant bien... car elles ne sont pas toutes mortes. L'une d'elles a fait même, récemment, une courte - trop courte - apparition sur la scène d'un grand music-hall. Je veux parler d'
Anna Thibaud, reine de la chanson française. Elle n'est pas dans la situation pénible de Paula Brébion. Elle possède son hôtel particulier, elle est riche, et elle est bonne, d'une bonté discrète et infinie. Et que son nom, prononcé ici, au fil de cette rapide étude, nous soit une occasion de rappeler que c'est grâce à elle que la fameuse chanteuse Duparc, avant d'être admise à Pont-aux-Dames, ne mourut pas dans la détresse...
Une célébrité des "Ambassadeurs".
Il y a quelque temps, je dînais chez un de mes amis, gros industriel de l'avenue Mozart, qui avait, pour distraire ses invités, sollicité le concours d'un chanteur illustre. Celui-ci avait fait faux bond. J'entendis alors mon ami l'industriel prononcer tout bas, à l'oreille de mon voisin qui avait une imposante barbe de notaire :
"Mon cher Camille, vous seul, par votre talent, votre bonne grâce, pouvez sauver la situation. Allons, je vous en prie, mon bon ami, rendez-moi ce service...."
Le dénommé Camille, avec une visible moue de dépit, asquiesça, cependant, par gentillesse amicale, puis il annonça le titre d'une chanson qui avait eu, autrefois, son succès, au temps où un certain
Kam-Hill la chantait aux
Ambassadeurs. Le Kam-Hill des Ambassadeurs, pouvait-il la chanter mieux que celui-ci, la dire plus finement, l'interpréter d'une voix plus moelleuse et plus charmante, y distiller plus d'âme ... Ce que je puis affirmer, c'est que mon voisin venait d'obtenir ici un succès éclatant dans une chanson du même répertoire que celui du fameux Kam-Hill, dont le curieux habit rouge et le pantalon court marquèrent inoubliablement son apparition au concert. Mon voisin chanta, trois, quatre, cinq chansons. On-lui fit une ovation sans pareille. Il avait sauvé la situation, et avec quel art, quel brio, quel entrain ! |
| "Comme ce répertoire est délicieux, dis-je à quelqu'un. Ne trouvez-vous pas qu'il évoque singulièrement la personnalité du fameux Kam-Hill ?
- Et pour cause, me répondit en souriant celui que je venais de questionner inopinément. Car le fameux Kam-Hill, c'est lui ! Comme vous le voyez, il est demeuré le même, brillant, original, charmant ! et musicien... jusqu'au bout des ongles, continua mon interlocuteur.
Vous savez qu'il appartient à une famille d'artistes ? Ignorez-vous que son père était un violoniste remarquable ? Le fils de famille qui était entré dans le commerce à peine âgé de vingt ans fit, un jour, conseillé par des amis, ses débuts à la
Gaieté-Montparnasse, sans se douter qu'il allait, du jour au lendemain, devenir une étoile, au moment où celle de
Paulus pâlissait et où celle d'
Yvette avait à peine commencé de se lever dans le ciel étonné... Et vous savez quel chemin il parcourut en l'espace de deux années : l'
Eldorado, la
Scala, les
Folies-Bergère, les
Ambassadeurs, le Cirque, où il chantait à cheval.., oui, monsieur, à cheval ! Il arrivait, il débouchait sur la piste, dans le brouillard encore fumant d'un numéro de clowns, dans le sillage de poussière blonde, laissé par Guguss'... et il chantait comme ça, en tournant, et il imitait le Prince de Sagan, qu'il n'avait jamais vu... puis il refit son apparition au concert, dans son tour de chant habituel... puis il se lassa, on ne sait trop pourquoi... caprice d'enfant gâté... il reniait ses succès... Ah ! il eut tort sûrement. On le vit dans le commerce du papier, puis directeur d'une pension de famille quelque part du côté de Saint-Germain... il dirige aujourd'hui une autre pension, à Auteuil...
Il était tard déjà. La soirée s'achevait. Les invités quittaient la demeure hospitalière.
Kam-Hill, l'ex-vedette des
Ambass', le col de son pardessus relevé, la barbe au vent, s'enfuyait dans la nuit...
Dans le grouillant faubourg Saint-Martin, on voit souvent aller et venir, menue, alerte, souriante, une femme qui fut - et qui est encore - une des diseuses les plus fines, les plus sensibles dont s'honore le café-concert : Fauvette ! II y a une quarantaine d'années, environ, la future étoile était une apprentie ouvrière de quatorze ans. Ses patrons l' emmenèrent un soir au cabaret de l'Ane rouge à Montmartre, où elle chanta avec émotion une chanson qu'elle fredonnait déjà à l'atelier. Le directeur de l'Ane rouge, frère de
Rodolphe Salis, l'engagea aux appointements de 2 francs par soirée et la baptisa "la petite Fauvette de Montmartre". Fauvette ! Combien d'entre nous la croyaient morte ! Quelle, ne fut point la surprise de ceux qui l'avaient applaudie jadis, en la réentendant, il y a quelques semaines, avec sa voix fragile, son frais sourire, ses yeux pailletés d'éclairs.
Son apparition fut de courte durée, comme celle de
Paulette Darty - encore un nom fameux... Paulette Darty, qui avait débuté dans la vie-comme pianiste-accompagnatrice dans les cafés-concerts de troisième et quatrième zone dont les petites villes étaient peuplées, et qui devint plus tard la chanteuse à la mode des valses célèbres de Rodolphe Berger, de Maurice Depret, d'Alfred Margis ! C'est elle qui créa notamment la valse : "
Amoureuse" qui commençait par ces vers :
Je suis lâche avec toi, je m'en veux.
Mon amour est pourtant sans excuse,
Je le sais ; de me voir souffrir, ça t'amuse,
Car tu sens que je t'aime mieux...
Fauvette ! Paulette Darty ! avec quelle émotion vos admirateurs d'antan vous ont applaudies en écoutant ces tendres refrains qui bercèrent leur jeunesse !... |
Eugénie Fougère |
Nous aurons achevé notre promenade rétrospective lorsque nous aurons évoqué le souvenir de la trépidante Eugénie Fougère, qui aimait à s'intituler la "gommeuse cosmopolite". Cette divette endiablée était toujours vêtue des plus invraisemblables toilettes, chamarrée des plus paradoxales couleurs. On peut dire qu'elle fut, dans l'art du music-hall, un précurseur. Elle apporta au café-concert le répertoire des chansons et des danses de tous les pays, bien avant que ce répertoire fût devenu à la mode.
Depuis bien longtemps, Eugénie Fougère ne trouve plus d'engagements. Elle est confinée dans un petit logement où nous avons eu le bonheur d'être accueilli par celle qui fit autrefois courir tout Paris aux
Ambassadeurs. Aux murs, d'innombrables photos...
"Ce petit musée, dit-elle, est à peu près tout ce qui me reste de ma richesse. Je ne suis pas indigente, mais je suis loin de l'opulence en laquelle j'ai vécu pendant longtemps. J'étais trop riche... - On ne l'est jamais trop, prétend-on. - Si. Je l'étais, et cela m'a valu le terrible vol dont j'ai été victime et dont les journaux parlèrent. On me vola 275 000 fr. de bijoux, un soir que je sortais des
Ambassadeurs tenant à la main le petit sac ou j'avais coutume d'enfermer ce trésor précieux et convoité. N'a-t-on pas idée aussi, me disait Yvette Guilbert, de garder ainsi son argent et de le promener à la main, dans un sac ! C'est à la banque qu'on dépose, sa fortune... J'aurais dû suivre ce conseil... A quelques années de là, il fut encore question de moi dans les journaux. On parla beaucoup de l'assassinat d'Eugénie Fougère à Aix-les-Bains. On disait que la fameuse "gommeuse cosmopolite" avait été tuée dans des conditions horribles.... On donnait le détail de sa personne : très brune, les yeux brillants, grande voyageuse, etc. J'eus un mal du diable à faire démentir cette information erronée...
"Ma vie fut d'ailleurs pleine d'aventures et d'incidents, de légendes et de romanesques situations. Cela devait arriver à une femme qui voyageait énormément et (qui était livrée à elle-même depuis l'âge de quinze ans : car c'est à cet âge que je fis mes débuts au café-concert, sur la scène des
Ambassadeurs.
"En raison de mon extrême jeunesse, il fallut l'autorisation de mes parents, et c'est ma mère qui signa mon engagement... Détail amusant : je me souviens, que je chantais très, très vite, si vite que le, chef d'orchestre ne pouvait pas me suivre. Je fus presgue aussitôt engagée pour la Roumanie, l'Amérique, l'Espagne, l'Allemagne. En Italie, j'eus la bonne fortune'de dîner en compagnie du marquis de Torigani et de Gabriele d'Annunzio. Ce dernier me fit ce joli compliment : "Vous êtes merveilleuse dans votre genre !"
"Et puis... et puis, l'oubli, les difficultés matérielles, la gêne sont venus : je n'ai plus trouvé d'engagements. On m'a oubliée. C'est fini !"
"C'est fini !" Ce mot résume toute la désolation des destinées artistiques, incertaines et capricieuses comme la vie elle-même. Ne soyons pas ingrats pour ceux et celles que nous avons autrefois applaudis. Étoiles filantes, étoiles disparues, c'est trop tôt dit ! La vérité est que les survivants sont des morts qui se regrettent.
Maurice Hamel |
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