Yvette Guilbert
Le débat du ventre
A cette époque où je travaillais chez moi, l'arrivée des mortes-saisons me rendait la vie atroce ! Alors que chez "Hentenart"et au " Printemps", j'avais été nourrie régulièrement, il fallait maintenant chaque fin de semaine, quand des clientes remettaient les paiements de leurs notes, aller dans le quartier, chercher la pâture à crédit ! Ah ! la chasse au pain, quelle horrible chose ! Quels yeux terribles avait un petit épicier de la rue Miromesnil, quand je disais : "Ma mère passera demain, monsieur..." ; l'épicier criait devant tout le monde : "Sans faute, hein, ma petite sans cela vous n'avez plus besoin d'entrer ici !" Seigneur ! j'entendais mon sang sauter dans mon cœur et mes oreilles !
La boulangère était gentille, peut-être savait-elle ce que c'est que la vie des ouvrières à Paris. Mais le boucher était féroce ! après trois petites notes de deux côtelettes, il vous refusait net, devenant brutal et insolent. J'avais faim, mais de longues semaines se passaient avec du pain et du fromage.
Une fois, je fis une grande et stupide surprise à ma mère. Il y avait bien des jours que nous n'avions goûté un morceau de viande, quand étant descendue chercher trois sous de fromage, je passai devant un superbe magasin de volailles.
Ah ! si je pouvais faire manger à maman une de ces magnifiques bêtes...
Il y avait, étalés dans de beaux plats, des poulets cuits et entourés de cresson... Je les regardais, puis, ma foi, je me risquai... j'entrai dans la boutique.
- Combien le poulet ?
- Cinq francs, ma petite demoiselle.
-Eh bien, dis-je d'un air très dégagé, faites porter ce poulet chez Mme Guilbert, rue de la Boétie, 42, et j'ajoutai : "le poulet vous sera payé à domicile... j'ai dépensé tout ce que j'avais dans mon porte-monnaie."
Peu de temps après, je vis le garçon partir avec le poulet !... J'étais folle de joie à l'idée de la surprise de ma mère, je savais qu'on paierait dès qu'on aurait de l'argent, le commerçant, lui, ne mourrait pas d'attendre cinq francs et quel service humain cela nous rendait !
Des yeux, je suivis le garçon, il entra dans notre maison et redescendit avec son poulet ! J'étais stupide d'émotion. Je courus après lui.
- Eh bien, lui dis-je, vous remportez votre poulet ? Pourquoi ?
- La dame l'a refusé...
- Comment ? qu'a-t-elle dit ?
- Que c'était une erreur, qu'elle n'avait rien commandé...
-C'est évident, dis-je au garçon, puisque c'est moi qui suis entrée chez vous. Tenez, donnez-moi ce poulet, je le remonterai moi-même...
- Et mon argent ? fit le garçon.
J'irai demain ou après-demain régler cela, en faisant mes courses.
- Bien, bon, dit le garçon..., du reste si vous l'oubliez, j'ai l'adresse. Et il me remit le poulet. Enfin on allait donc manger !
Quand j'arrivai à la maison, je déposai en silence le poulet sur la table... ma mère avait mis deux assiettes et deux couteaux, ne s'attendant qu'à du pain et du fromage...
J'allai la trouver dans la chambre où elle travaillait et elle me dit en riant : "Nous avons failli avoir un déjeuner de gala... figure-toi qu'on a apporté ici un poulet. Une similitude de nom sans doute... naturellement, je l'ai renvoyé, ce poulet, la dame qui le commanda fera meilleure chère que nous... hein, ma pauvre grande fille ?"
- Bah, dis-je à ma mère, elle a peut-être mal aux dents.
Tout en parlant, maman s'était levée et nous allâmes dans la salle à manger où nous attendait la surprise...
Ma mère se mit à rire si fort en revoyant la bête sur notre table que cinq bonnes minutes nous ne pûmes rien dire... elle riait, je riais, elle m'embrassait, je l'embrassais, c'était inoui...
Et je racontai mon audace...
- Mais, dit ma mère, nous n'aurons pas d'argent avant un mois, j'espère que ce commerçant est un brave homme qui saura attendre ?
- Mais oui ! mais oui ! dis-je à maman ; en attendant, à table !
Et nous fîmes ce jour-là un repas royal qui nous remit un peu l'estomac. Hélas ! nous payâmes cette petite orgie des insultes que le garçon livreur hurlait régulièrement chaque jour, de onze heures à midi, dans la cour de la maison ! Tous les gens des six étages étaient au courant de cette dette de cinq francs... Il me semble entendre encore sa voix enrouée "Ça se gave ! Ça mange des poulets, non, mais ma parole, ça se fait passer pour des ouvrières et c'est des voleuses !"
Enfin il fit pendant quatorze jours tant de scandale que la concierge finit par avancer les cinq francs. Ma mère et moi, nous n'osions plus sortir et rougissions en rencontrant les voisins dans l'escalier.
Ah ! quel temps affreux ! c'est en souvenir des mauvais bouchers, des mauvais épiciers, des durs marchands de comestibles, que, depuis que je suis artiste, j'ai donné une vraie fortune à tous ceux qui vinrent chez moi crier : "Pitié, pitié, j'ai faim !" Je me suis souvenue ! et j'ai donné, donné, car chaque fois que je suis pauvre et que je chante, Dieu me jette des sous, lui aussi, alors je les partage.
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