TABLE DES MATIÈRES _____________________________________
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Yvette Guilbert
Ma seconde carrière
(1900-1927)
Les artistes lyriques ou dramatiques dépendent de ceux qui les "achètent" et les "revendent" à leurs publics.
Les directeurs qui les engagent ne sont que de simples "marchands".
Mme Sarah Bernhardt, Mme Réjane, MM. Antoine, Coquelin, Guitry, Gémier, etc., à la tête de leurs théâtres, en firent, en connaissance de cause, des centres d'art, des centres d'artistes. Max Maurey, un homme de lettres, dirige les Variétés ; Bernstein, écrivain, dirige le Gymnase. Ça va. Moi, artiste, exerçant mon talent dans les cafés-concerts et les music-halls, j'eus affaire à d'anciens troquets, débiteurs d'alcool à quatre sous le verre, à des écuyers de cirque, à d'anciens maîtres nageurs, des marchands de beurre aux halles, des courtiers en bijouterie, une limonadière marseillaise, un ancien tanneur, des marchands de billets faisant le trottoir aux portes des théâtres, une blanchisseuse de Montmartre, d'anciens laveurs de vaisselle, plongeurs devenus restaurateurs, un ancien tailleur, un vieux maître maçon, les ongles encore pleins de son plâtre, qui, en me payant, disait de sa grosse bouche édentée : "Ah ! malheur ! Mille balles pour chanter trente minutes... j'aurais eu trois mètres de murailles pour ce prix-là ...", etc.
Ah ! que j'ai souffert et comprendra-t-on jamais quel fut pour moi ce martyre de onze années enduré jusqu'à ce que la fuite me libère enfin de ces types extraordinaires ? Toutes mes possibilités premières étouffées, puis après, tous ces gens m'astreignant à une gamme, une gamme UNIQUE, CELLE QUI LES ENRICHISSAIT. Qui saura jamais jusqu'où alla mon énervement, mon exaspération ?
Ah ! il pouvait m'applaudir, le public ; tant que je ne m'applaudirais pas moi-même, mon succès me laisserait froide, et je le prouvais, en sautant sur le prétexte d'une maladie pour résilier mes contrats des music-halls, réaliser ma carrière universelle, suivre l'enchantement des vieux livres et mettre enfin "La Chanson" de France dans une atmosphère plus digne d'elle.
Pensez-vous qu'il me fut facile d'évoluer, après avoir fait une première carrière glorieuse dans "un genre" d'art déterminé ?
Ah ! ce Paris qui catalogue, qui étiquète ses artistes, comme pour éviter paresseusement le risque nouveau d'avoir à les juger.
Ah ! l'audace inconsciente de tous ces donneurs de conseils, de tous ces sots déclencheurs d'opinions, de ces importants idiots, de ces facteurs inférieurs critiquant l'art sans être artistes, dirigeant "le goût" sans en avoir, faisant de par leur oisiveté mondaine et fortunée non seulement œuvre d'avocats-conseils, mais aussi "de critiques" ! Mais de quel droit ... Ah ! juges essoufflés, j'avais d'autres poumons que les vôtres, et vous eûtes du mal à me suivre à la course. Il vous fallut plusieurs années pour enfin me rejoindre. Ma seconde carrière m'inspira, grâce à vous, une angoisse amère, car, dépendante du public, dépendante "de vous", il me fallait à tout prix vous vaincre, et mes gants noirs et ma robe verte semblaient s'accrocher à votre souvenir tellement plus que mon talent ! Quelle importance vous avez donnée à ce qui n'était qu'un accessoire futile ! un chiffon vert et deux peaux de chevreau. Quand j'ai été dépouillée de ma défroque, vous m'avez fait la moue et mes splendides trésors de France furent d'abord reçus avec hostilité, et vous m'avez déchiré le cœur car de longues années je me suis dit : "Alors, c'était "mon répertoire" qui fit ma réputation ? Alors c'était ma robe, mes gants qui me firent "célèbre" ? Pas mon art interprétatif-? Pas mes dons ? Je n'ai donc pas de talent ? On m'a trompée ! trompée ! trompée !
Et cela pendant près de dix ans !
Quand je voulus mettre mes dons, mes expériences studieuses au service de La France et la chantai sous ses aspects multiples, pittoresques, ses cadences variées, ses satires, ses farces, ses joies, et la révéler aux millions qui l'ignorent, on me bouda. Et alors il me fallut une ténacité formidable pondant de longs ans, et lutter et m'en aller chercher mon courage hors de Paris, hors de France ! Je décidai que : ou Paris m'écouterait dans mon répertoire nouveau des chansons de la vieille France, ou je renoncerais à Paris ! Et je tins bon ! Comme j'eus raison ! Et quelle joie alors d'apprendre à connaître scientifiquement la grande et belle littérature chansonnière de notre vieille patrie !
Au commencement de mes études, les documents les plus proches de notre époque m'attachèrent et je fis connaissance d'abord avec la littérature du XVIIe, puis du XVIe, puis du XVe ! Dès cette époque, l'enthousiasme me souleva ! Les recherches restaient pourtant difficiles, et j'eus alors recours aux philologues et à leurs ouvrages scientifiques. Après beaucoup de longues années passées à m'instruire par de continuelles lectures vint l'expérience des recherches, la connaissance des auteurs, la cohésion des études, enfin la quantité incalculable d'ouvrages parcourus des philologues français, belges, anglais, américains et allemands aidèrent "ma culture" à se fixer dans le splendide passé médiéval ! Cela m'occupa vingt-cinq longues années !
Le XIVe et le XIIIe siècles surtout me tinrent plus de dix ans penchée sur eux. Puis ma curiosité fébrile, enchantée de ses découvertes, voulut savoir "ce qui se passait aussi avant" et je remontai au XIIe siècle ! Ah ! les difficultés premières, les énervements à rester des semaines, des mois, des années sans jamais dénicher l'œuvre entière (paroles et musique ensemble). Ah ! ces savants qui, ne s'occupant que du côté littéraire dédaignent la notation musicale, ou ces musicologues, qui, ne s'intéressant qu'à la forme musicale, ne donnent que le titre de la chanson sans se soucier du texte. Et quand, après dix ans de patience, j'arrivai à reconstituer quelques chansons, il me semblait avoir enfin tiré d'une plaine de sable un trésor enfoui.
Quand je parvins au XIe siècle, des textes latins surgirent, il me fallut les faire traduire. Quand j'en avais reçu la, traduction, je me les faisais chanter en latin, puis sur les points où étaient les accents, j'établissais la traduction moi-même en vers français et je rythmais mon vers, selon les accents latins, afin de respecter le style musical du vieux thème.
La modernité étrange de certains poètes du moyen âge était si troublante parfois que je me disais qu'une force mystérieuse m'avait poussée vers eux pour achever de me faire connaître la source de la satire chatnoiresque de mes débuts. Quelles merveilles j'ai lues ! Quelle verdeur a eu notre langue primitive, quelle puissance évocatrice dans le verbe truculent d'un Robert de Blois, d'un Coquillard, d'un Eustache Deschamp et des cinq cents autres dont Jacques de Cysoing, Gonthier de Soignies, Aubertin d'Araines, Moniot de Paris, Moniot d'Arras, Rutebœuf. Bestourné, Gilles de Vieux-Maisons, Pierre de Molaines, Richard de Fournival, Baude de la Quarrière, Robert de Reines, Jehan de Grieviler, Simon d'Authie, Mathieu le Juif, Jacques de Hesdin, Jaquemin de la Vente, etc., etc., que Langfors et Jeanroy ressuscitèrent. Que ne dois-je aux manuscrits de Bayeux et de Montpellier ! à tous ceux qui, dès 1870, suivirent les cours de Gaston Paris et devinrent à leur tour des lumières utiles aux aveugles de ma sorte. Jusques en Amérique, je trouvai des "inspirés" du grand Gaston Paris, tels que le professeur Todd qui me renseigna quelquefois à New-York et j'eus la chance de pouvoir engager comme professeur à l'École que j'ouvris en Amérique le savant musicologue J. Beck, transcripteur des belles chansons des troubadours du XIIIe.
La littérature médiévale sous toutes ses formes m'est connue et "La Chanson de France", dont les publications commencent en général au XVIe siècle, vient pour la première fois de révéler son accent moyenâgeux par mes deux albums (40 chansons) que je priai Heugel d'éditer. Ces deux albums se composent des œuvres de : Bernard de Ventadour, Thibaut de Champagne, Moniot de Paris, Marcabru, Adam de la Halle, Guillaume de Machaut, du moine de Montaudon, Mahius Le Jeune, Philippe de Vitry, Blondel de Nesles, Gauthier de Coincy, Guyot de Dijon, Chatelain de Couey, Conon de Béthunes, Richard de Fournival, Godefroy le Bastard, etc.
J'ai recueilli avec soin et patience "mes outils". Du XIe au XIXe siècles, plus de soixante mille chansons, paroles et musique sont sous mes yeux. Mes chers petits livres, cherchés et trouvés aux quatre coins du monde, ont fait de ma vie un enchantement. Tous les sujets de chansons sont là ; depuis les plus sublimes jusqu'aux plus libertines, la collection fut faite avec une large vue éducatrice. L'esprit de mon pays, dans ses évolutions, ses révolutions, y révèle ses multiples nuances, et les classes sociales s'y trouvent reflétées avec, selon les périodes, leurs crises d'exaltation ou le déchaînement de leurs appétits. Le Moyen âge a préparé 1830, et les chantres des croisades sont les cousins des Lamartine et des Musset. La politique, ses fantoches, ses rois, ses empereurs, ses chefs d'armée, l'histoire de France est là... écrite en couplets ! Les haines des peuples qui se transforment en "amours" et les amitiés en haines, les départs et les retours des sympathies, les héros bafoués, Bonaparte insulté, traîné dans la boue et dans le sang, puis les intrigues des cours, les "favorites" insultées, les princes adulés, puis guillotinés. Les chansons des gens de cour, celles de "la canaille", les satires contre le gouvernement, les gens en place, à la mode, les actrices, les musiciens, les mœurs et tout cela écrit avec soin, esprit, finesse, élégance par des écrivains n'ayant pas à se soucier d'un public d'établissement de plaisir. Il n'y en avait pas encore et ces couplets ne se chantaient qu'entre gens du même monde et ne circulaient, ne se répandaient que par des éditions exquises en petits volumes et pour lesquelles il fallait obtenir la permission du Roy.
C'est cette littérature raffinée, charmante, jointe à l'esprit mystique, provincialement populaire et au romanesque et à la satire du Moyen âge que j'eus le courage de faire succéder à mes premiers efforts "montmartrois" ! Sept ans je dus lutter à Paris, de 1900 à 1907, pour la faire agréer, mais quel triomphe depuis ! Si le miracle se fit avec lenteur, quelle récompense fut donnée à ma prévoyance !
Mais j'ai connu des heures découragées, amères, écouté des ignorants, supporté des conseils idiots, entendu discuter mes efforts par des gens qui ne les connaissaient pas, subi les plus déroutantes critiques de piteux amateurs, et c'est au sortir d'une soirée où la foule s'écrasait en hurlant, en trépignant d'enthousiasme que, rentrée chez moi et réfléchissant à la cocasserie des minutes de la vie d'artiste, j'ai écrit ce cri de mes cris :
EN VÉRITÉ, JE VOUS LE DIS
Il ne faut jamais se décourager !
Jamais être découragé d'apprendre.
Jamais être découragé par les difficultés.
Jamais être découragé par la lenteur des progrès.
Jamais être découragé par la lenteur du succès.
Jamais être découragé par l'indifférence du public.
Jamais être découragé par l'ignorance du public.
Jamais être découragé par l'incompréhension de qui que ce soit.
Jamais être découragé par les autres.
Jamais être découragé par soi-même.
Tout vient à ceux qui veulent que tout vienne.
Dieu ne permet pas que les beaux et bons efforts soient vains.
Un artiste est un prêtre, un serviteur divin.
La Bible dit aux enfants d'Israël :
Il y a un temps pour tout
Un temps pour la paix :
Un temps pour la guerre,
Un temps pour le chagrin,
Un temps pour la joie,
Un temps pour la santé,
Un temps pour la maladie,
Un temps pour la richesse,
Un temps pour la pauvreté,
Un temps pour le travail,
Un temps pour le repos,
Un temps pour vivre
Un temps pour mourir.
Et moi je dis à l'artiste : "Courage !"
Il y a un temps pour nos défaites,
Un temps pour nos victoires,
A condition qu'il y ait :
Un temps pour observer,
Un temps pour écouter,
Un temps pour aimer,
Un temps pour souffrir,
Un temps pour endurer,
Un temps pour pardonner,
Un temps pour apprendre,
Un temps pour comprendre,
Un temps pour absorber,
Un temps pour digérer,
Un temps pour réfléchir,
Un temps pour semer,
Un temps pour germer,
Un temps pour fleurir,
Un temps pour s'épanouir,
Un temps pour se répandre,
Un temps pour se reproduire,
Un temps pour créer !
Alors viendra le temps de récolter.
De quoi est faite la vie d'un artiste ?
D'un temps où vous dépendez des autres,
D'un temps où les autres dépendent de vous,
D'un temps où la foule vous méprise,
D'un temps où vous méprisez la foule,
D'un temps où l'artiste frappe en vain à la porte de l'art,
D'un temps où l'art abrite l'artiste,
D'un temps où l'argent insulte l'artiste,
D'un temps où l'artiste insulte l'argent,
D'un temps où l'œuvre s'achète pour presque rien,
D'un temps où des millions ne peuvent plus payer l'œuvre,
D'un temps où la Nation laisse périr l'artiste,
D'un temps où sans l'artiste, la Nation se meurt,
D'un temps où votre Patrie fait votre réputation,
D'un temps où vous faites la réputation de votre Patrie,
D'un temps où d'avoir trop d'envieux vous pleurez,
D'un temps où de n'en avoir plus, vous souffrez,
D'un temps où vous n'êtes "qu'un",
D'un temps où vous êtes multiple,
D'un temps où vous vous cristallisez,
D'un temps où vous vous universalisez,
D'un temps où vous êtes prisonnier de votre formule,
D'un temps où votre formule vous laisse la fuir.
Et il arrive :
Un temps où votre réputation augmente votre succès,
Un temps où votre succès augmente votre réputation,
Un temps où votre renommée passe votre génie,
Un temps où votre génie surpasse votre renommée,
Un temps où vos efforts sont si bas que la foule les peut
atteindre,
Un temps où ils sont si hauts, que la foule les perd de vue.
Il y a :
Un temps où l'artiste croit ne devoir plus rien donner,
Un temps où l'artiste dit : "Fou ! Est-ce que la vie s'arrête ?"
Un temps qui le dégoûte du "présent"
Un temps qui hurle : "Et le passé ?"
Un temps qui chante : "Nous savons ce qui fut !"
Un temps qui murmure : "Savons-nous ce qui sera ?"
Un temps qui se tait faisant naître : la peur du Temps.
Et un temps vient qui ordonne : "Ne te perds pas ! Ne regarde pas la pendule".
Travaille !
Travaille !!
Travaille !!!
Et c'est le bon temps.
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