TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Mon répertoire

Le répertoire grivois de mes débuts me mena vers la gloire, cette gloire spéciale, artificielle, de la rampe, qui a sa cour, ses rois, ses reines et ses princesses, sans lignées. En province de France quand je chantais dans les music-halls, des oreilles venaient écouter mes couplets, avec le même sentiment qu'ont certains yeux, liseurs de livres défendus et payés à prix d'or. Mais le côté bouffon de tout cela fut, je le répète, que si je mettais les hommes en éruption, et les femmes en état cantharidé, moi, je restais à regarder froidement l'effet que produisaient sur eux mes stupéfiants, je me faisais l'effet d'un pharmacien de campagne qui, avec une seule drogue, contente tous ses malades.

J'eus un jour une longue correspondance à ce sujet avec Francis Jammes. Ce fut très curieux de voir le public dénaturer mes Satires pour n'y savourer toujours que les mêmes polissonneries. Mon fouet se transformait en "épingle" pour vieux messieurs anormaux : et quand je déclamais, d'un air sybillin, d'une voix, d'un visage facticement féroces, tels vers de Donnay, tout mon public n'avait que la vision de scènes antiques et s'y complaisait... alors que moi, je n'éprouvais qu'une joie : celle de venger l'amour blasphémé, l'amour dont les vraies amoureuses de mon temps faisaient leur noble joie et leur haute douleur.

Voici, du reste, la pièce poétique que Donnay récita lui-même au Chat Noir, et qui descendit vers?"la masse" par mes soins :

ÉROS VANNÉ

Je ne suis pas ce Dieu vainqueur
Né sous le ciel bleu de la Grèce,
Qui s'en allait perçant les cœurs
Avec ses flèches d'allégresse,
Ce fils d'Arès le guerrier fort
Et d'Aphrodite aux beaux scandales,
Ou de Zéphir aux cheveux d'or
Et d'Iris aux pures sandales.
Je suis le fruit d'un rendez-vous
Pris dans une arrière-boutique
Par un bockmaker aux poils roux
Avec un trottin chlorotique.
Très vieux malgré mes vingt années,
Usé, blasé,
Car je suis né
Sur un lit de roses fanées.
Et je suis un Éros Vanné.

Je ne suis pas le Dieu qui jette
Les amants aux bords des fossés
Et dont la rapide sagette
Couche les couples enlacés,
Le Dieu qui sème, qui féconde
Et qui garde vigilamment
La vieille Loi qui donne au monde
L'éternel rajeunissement.
Non, ma mission est moins haute,
Car je fournis aux débauchés
Les mineures de table d'hôte
Et les petits garçons bouchers.
Je ne règne pas, je divise,
Et pour toute pollution
Cherchant l'ombre, j'ai pour devise :
Stérilité, discrétion,
Je suis blond, mes yeux d'émeraude
Hypnotisant les névrosés,
J'apprends la science des fraudes
Aux maîtresses des épuisés.
J'ai la souplesse des couleuvres
Je sais le pouvoir des parfums
Et, par de secrètes manœuvres,
Ressusciter les sens défunts !
Et j'ai le martinet qui cingle
Pour les gagas ! triste troupeau,
Et le supplice de l'épingle
Cruelle, qui porte à la peau !

Elles ne sont point prolifiques
Mes unions, évidemment ;
J'assiste aux amours saphiques
Des femmes qui n'ont point d'amants.

Je suis le Dieu des Morphinées
En quête de frissons nouveaux,
Je suis le Dieu des Raffinées
Dont je détraque les cerveaux.

Très vieux, malgré mes vingt années,
Usé, blasé
Car je suis né
Sur un lit de roses fanées
Et je suis un Éros Vanné !

Le seul quatrain qu'il me fallait supprimer au café-concert et restituer dans les cercles littéraires, comme La Bodinière, ou réunions de lettrés, était celui-ci :

Elles ne sont pas prolifiques
Mes unions, évidemment,
J'assiste aux amours saphiques
Des femmes qui n'ont point d'amants.

Auguste Musleck, mon directeur du Concert Parisien, reçut des lettres demandant que je voulusse bien expliquer au public ce que voulaient dire les mots : prolifiques et saphiques ; plutôt que "d'expliquer", je supprimais ce quatrain. Du reste cela me valut de Musleck la réprimande suivante :

"Qu'est-ce que tu veux, ma belle, tout le monde comprend pas l'argot, moi qui le jaspine, Dieu sait... Eh bien j'te comprends pas non plus ?" Et comme je lui expliquais cet argot, levant les bras au ciel, il s'écria : "Ah ! mais comment veux-tu qu'on comprenne "ton parler d'Sorbonne ?".

Dans " Les Vierges", autre chanson de mon répertoire, le public ne vit rien qu'une grivoiserie congestionnante, moi une effroyable fessée au génie génital ; on ne s'entendait pas, quoi ! Mais quand vint la chanson du "Petit Cochon", alors ce fut le comble ! cela dépassa toutes les limites. Pendant vingt ans, vingt-cinq ans, on se servit du titre, des couplets de cette chanson, pour m'insulter. Tous les petits apprentis journalistes, en mal de rosserie, tous les incompréhensifs me couvrirent, avec le "Petit Cochon", d'une robe honteuse. Hypnotisés pur ce seul mot : "cochon", ils lui attribuaient des vouloirs de cochonneries. Or, qu'était la chanson ?

Le sujet de cinq cents pièces de théâtre !

Une cinglante satire contre le ménage à trois, l'adultère, le ménage parisien, mis en scène à cette époque sur toutes nos scènes, comme si la France d'alors n'était composée que de catins et de cocus.

Ce cochon de ma chanson était le troisième larron de la farce matrimoniale. Le public, lui, ne voyait pas l'idée mais l?image.

Le petit cochon
Avec sa queue en tire-bouchon...

Moi, j'avais la frousse de la chanter, cette chanson, elle me faisait peur, car elle était comme une gifle donnée à des milliers de mes auditeurs. Me permettraient-ils ce geste sans se rebiffer ? Toute chanson a différentes formules d'expression. Le petit cochon n'échappait pas à cette facilité de le transformer. Je le fis. Le texte resta ce qu'il semblait être : une farce, et ma mimique, mes intonations vocales, s'employèrent à déformer comiquement la tragédie matrimoniale, qui, "au théâtre", classique ou autre, finit souvent par des coups de feu et des cadavres à la douzaine !

Quand j'avais à chanter de nouveaux couplets, je les essayais sur mes amis. Le petit cochon fut "essayé" devant Alfred Capus et Catulle Mendès. Mendès craignait la possibilité "d'une engueulade" ; Capus disait : "Pensez-vous... le cocuage est dans les mœurs... On s'en arrange, tout s'arrange".

Une blague, qui devenait de haut ton, devant un certain public, ne dégageait que malaise au café-concert ; c'était la blague froide des carabins d'hôpital.

La danse macabre des fœtus, par exemple, dont Mac-Nab, auteur chansonnier, faisait les délices au Chat Noir, laissait mon public étouffé d'angoisse ! Dès le titre lancé par moi, dès les premiers mots, les femmes m'écoutaient, effarées, les hommes glacés, immobilisés net. Des souvenirs de phénol, de sages-femmes, d'espoirs et de désespoirs se lisaient sur les visages.

Cette fois-ci, pendant que, moi, je m'amusais des images, mon public, lui, était pris par les mots ! Quand je vous dis que c'était difficile de s'entendre avec une Yvette, qui était souvent sérieuse quand elle riait, et savait si bien rire quand elle pleurait ; allez donc vous y retrouver ? Avec les fœtus, j'obtenais des applaudissements avortés (naturellement) ; les femmes les ouataient en creusant les paumes de leurs mains gantées, les hommes y allaient de bon cœur, qu'est-ce qu'ils risquaient... et les jeunes filles, d'instinct, se serraient le ventre...

Comment oublier ces images macabres, cette fresque de gnomes, cocassement mis en trempette ? Comment ne point rire sur ce que nous sommes, avant de pleurer sur ce que nous serons ? Ah ! ces produits de d'amour, images grotesques, lancées sous les feuillages des beaux arbres des Champs-Élysées, plaquant sur mon visage des reflets verts comme ceux des bocaux pharmaceutiques, c'était fantastique!...

Mais, bien entendu j'avais des couplets passe-partout tels que ceux du Fiacre aux stores baissés... qui, à cette époque, semblaient d'un audacieux !... (Aujourd'hui ils seraient chantés au mariage d'une garçonne). Et la complainte des 4 z'étudiants, qui m'attira les foudres de cette adorable Mme Séverine, grande et célèbre polémiste de la presse de mon temps. Séverine confia à des amis, qui vinrent m'en avertir au galop, qu'elle allait me rosser par un article intitulé : "Mlle Copahu !" Tout cela à cause d'un couplet qui mettait Séverine hors d'elle, avec ces quatre vers :

En échange, la p'tite blonde,
Quelque chose... leur donna.
La plus belle fille du monde
N'peut donner que c'quelle a.

Mais des amis s'en vinrent trouver l'excellente femme ; on s'expliqua. Bref, quelques années plus tard, Séverine consentait à parler avec son grand talent d'éloquence, auprès de cette Yvette terrible, qui présentait au Gymnase, en matinées dites : Les jeudis d'Yvette, des chansons destinées au public qui n'allait jamais dans les cafés-concerts et qui commençait à goûter le répertoire dit de ma deuxième carrière : "La vieille chanson de France". Mais ce fut à mon premier répertoire que j'essayai, par-ci, par-là, de rendre un brin littéraire, que je dus mes premier succès. J'y ajoutais les études de Bruant sur les gigolettes et leurs marlous (reprises trente ans plus tard par Carco).

Jules Jouy écrivit, pour moi, cette "Pierreuse", dont le "pi-ouit", parodié d'une chanson d'opérette créée par Judic, mettait sur le cou du spectateur le froid du couteau de Deibler. J'ai chanté aussi, casquette sur la tête et foulard rouge au cou, les couplets de bravade d'un apache assassin condamné à mort. J'enrouais ma voix crapuleusement et quand, ma casquette alourdie de plombs s'échappait de ma main, on entendait, on voyait le couperet de la guillotine faire son œuvre. Cette chanson s'appelait : "Ma Tête". Victorien Sardou, venu me demander mon concours pour un "bénéfice de charité", m'entendit chez moi la répéter. "Horreur, cria-t-il, la guillotine à la scène ! On va vous jeter des pommes !" Ce fut un triomphe.

Jean Lorrain se joignit à Bruant, à Jules Jouy et à Secrétan, l'auteur de cette dernière chanson.

Jean Lorrain, lui, se délectait du côté "romance" des marlous, il les suivait dans leurs bals musettes, sous les ponts, au "Point du Jour", connaissait tous leurs lieux de rendez-vous et de plaisirs, aux parfums de friture et d'absinthe.

Cette " Fleur de Berge" écrite par lui était un duo d'amour avec d'inoubliables souvenirs charnels, toute une lamentation sur la peau du mâle "qu'elle avait dans le sang".

Y m'app'lait sa gosse, sa p'tite môme.
Dans l'jour, en bateau...
J'étais foll' de lui, et d'sa peau ;
Y m'caressait fallait voir comme.
C'était un gars, c'était un homme !

Plus tard, l'éditeur modifia ainsi je ne sais pourquoi le troisième de ces vers :

Y m'baisait la bouche, fou d'ma peau ;

L?soir au Lion d'Or, par des temps d'neige,
Au coin d'un bon feu
Y m'faisait des tas de sortilèges
Pour m'monter un peu

Caressant comme un chat qui miaule.
D'suite y riochait
M'disant : "viens-tu voir à la piaule
C'que d'vient ton brochet..."

Toute la lamentation sensuelle et désolée finissait par la douloureuse constatation de la fille, qui, devenue poitrinaire, accusait le ciel de se sentir partir :

"L'ciel est canaille, y faut mourir quand on est heureuse."

- Surtout, disait Lorrain, surtout pas de voix rauque de goualeuse, c'est trop facile, chantez cela en vierge amante liliale, pas de gestes "fillasse" n'extériorisez rien, en vierge amante, épurée par l'amour, voix lointaine de tuberculée, voilà ce que je veux." Et me conformant à ses désirs, que je partageais du reste, "Fleur de Berge" devenait "Botticellique et Billancourt", soulevée, idéalisée, immatérialisée, empoignant le public.

Cette forme d'art naturaliste fut aussi celle que le public salua en moi, non seulement comme un nouveau mode d'expression, ruais aussi comme un style, inédit au café-concert. Et enfin !... je mis des gants à mes hardiesses... Mes gants noirs furent aussi un symbole d'élégance apportée dans une atmosphère un brin canaille et sans esprit.

C'est sur les épaules de cette notoriété faite d'épices de Rabelais et de Zola que j'ai dû et pu accrocher le long manteau de cour de ma seconde tentative, de ma seconde carrière, car si l'on bouda à l'étiquette "café-concert", "music-hall", on ne contesta jamais mes qualités d'interprète. Mon art si français de tout dire, de tout savoir dire, en restant élégante, mettait dans l'articulation de mes syllabes une science qui façonnait la prononciation totale des mots et accusait leur dessin, leur coloration, leur présentation. Tant d'artistes croient qu'il leur suffit d'articuler avec ardeur pour bien prononcer.

Parmi les acteurs et chanteurs de cette époque, il en est qui, lorsque je les entends, me pincent au creux de l'estomac. Leur affreuse prononciation se triple d'horreur par l'effort de l'articulation. Je ne connais que trois personnes qui se soient aperçues de la piteuse manière de Mlle X... de prononcer notre langue en chantant ; auteur, critiques, compositeurs n'y voient rien, et le public, habitué qu'il est à cette sorte de vilain langage, ne le remarque plus.

Pour l'actrice, comme pour la diseuse de chansons, cette science du beau parler doit s'augmenter de la science d'allumer et d'éteindre les mots, de les plonger dans l'ombre ou dans la lumière, selon leur sens, de les amoindrir ou de les amplifier, de les caresser ou de les mordre, de les sortir ou de les rentrer, de les envelopper ou de les dénuder, de les allonger ou de les réduire. Tout ce qui, en bref, fait vivre ou mourir un texte, le fait palpiter avec force, couleur, style, élégance ou vulgarité, toute cette science-là fut l'objet continuel de mes soins, et fut la première qualité reconnue par mes juges qui totalisèrent toutes ces nuances en une seule : une bonne articulation.

Oui, mais j'ai autre chose !... A mon articulation se joint "la prononciation" que je soigne et sais être belle. A cette prononciation se joint la diction, c'est-à-dire la mise en action du verbe, l'analyse du texte, enrichie de sa composition expressive, de son sens extériorisé, visible, peint, sculpté, rendu vivant !

Tout l'art du comédien, au service d'une chanteuse sans voix, qui demande au piano ou à l'orchestre de chanter à sa place. Voilà quel est mon art.

Quand je dis "mon art", c'est en connaissance de cause, car il est fait de mes personnels vouloirs ; je sais de quoi il est fait, puisque j'en suis la mère.

Quand je jouerai la comédie, libérée de l'oppression d'un directeur, d'un metteur en scène, que je ne suivrai que mes seuls instincts, ce que je n'ai jamais pu faire au théâtre, je suis sûre d'apporter une émotion nouvelle.

Quant à ma voix, à mes possibilités lyriques, je n'en ai pas, et je suis pourtant à même d'exprimer tout ce que je veux ; ma voix arrive, jusqu'à me servir de masque.

"Une actrice doit, comme une chanteuse, être la femme aux Cent têtes, et par conséquent aux Cent organes."

Mon cerveau aide ma voix à se "colorier", à s'amplifier aussi et donne, de par le rythme qu'admirait si fort Gounod, le spectre d'une voix de chanteuse.

Ma voix de poitrine a déconcerté tous les chanteurs. Tous m'ont dit qu'au bout de six mois je ne pourrais plus chanter ; il y a trente-cinq ans que je chante. Voilà tous mes secrets !

Sur les centaines de chansons chantées par moi, il en est très peu dont je n'ai point écrit "le monstre ce qui signifie, en argot de théâtre, le sujet. Souvent j'en donnais l'idée musicale. Je la réduisais à sa plus simple expression, étant diseuse et non chanteuse, et réservant aux paroles la grosse part de mes meilleurs soins, c'était "mon genre".

Vraiment, je ne cesse de le constater, les artistes sans grande personnalité n'effraient et ne déroutent personne. Il leur suffit d'une technique "passe-partout", et le succès leur vient doucement, lentement (quand il vient). Pour moi, ce fut une bataille ardente, des suites d'escarmouches rudes, mais de courte durée, car, en vérité, ce fut en quatorze ou quinze mois que le feu d'artifice de ma réussite d'artiste illumina ma vie. Mais... quel cran d'arrêt... à peine en avais-je fini de lutter pour m'assurer la vie, que la mort dès 1894 s'avança, sournoise, me lancinant, indécise, me taquinant, me prenant par la taille... (cette taille fine et souple dont j'étais si fière !) enfonçant, plongeant, curieusement à l'heure même de mon travail, ses griffes de macabre danseuse dans mon rein droit, qu'elle égratigna... déchira... jour par jour... mois par mois, jusqu'au moment où, en 1899, le premier couteau du chirurgien se planta droit, comme un drapeau ennemi, sur ma chair vaincue, conquise par la terrible maladie ! Le poète Rollinat me chantait un jour :

La maladie est une femme
Invisible comme un remords.
Elle vous prend, elle vous mord
Elle vous broie, elle vous tord.

Que de fois ai-je repensé à ces vers en ces seize ans d'affreux martyre ! Seize ans de douleurs continues, sans répit, avec six fois le baiser d'acier du couteau... six fois la table où le corps s'étend livré à l'inconnu... six fois le cauchemar, l'affreuse angoisse, de dire adieu à ceux qu'on laisse, seize ans de désespoirs et d'espoirs, de "vivre ou mourir"... Parisiens qui m'avez vue si gaie, si burlesque quelquefois, vous que j'ai toujours fait rire, avez-vous su, vu, deviné "La Passion" que votre Yvette endurait, quand à la Scala, aux Folies Bergère, ou sous les arbres des Ambassadeurs, elle se maquillait jusqu'à deux et trois fois, démaquillée qu'elle était par la sueur d'angoisse... La veille de ma première opération, Albaran, mon chirurgien, vint m'entendre aux Folies Bergère. Ce fut un terrible choc pour moi ; instantanément je me dis : "Tiens, Albaran a l'idée que c'est la dernière fois qu'il m'entendra..." et comme mes camarades, sachant que le lendemain on m'opérait, étaient tous descendus sur le plateau, j'eus la sensation du dernier adieu...

On donnait une espèce de ballet fantastique ; c'était "la première", et chaque belle fille, pour faire admirer son costume à ses camarades, avait à passer devant ma loge, et j'entendais : "Hé ! Margot, fais voir !... Oh... là là ! C'que t'es lugubre, qu'est-ce que tu fais dans l'ballet ?"

- Le désespoir... Et toi ? L'en as des ailles... t'as l'air d'un hibou !...

- Moi, répondait la fille, je suis : L'oiseau de malheur.

Je fermais la porte de ma loge et j'éclatais en sanglots. Pendant seize ans, opérée six fois. Ma vie discutée, ma mort défendue, par vingt-huit des plus célèbres chirurgiens de tous les pays, car je tombais mourante au milieu de mes voyages, et j'ai été intransportable par quatre fois !

Le brave, l'adorable chirurgien Guinard, qui mourut terriblement assassiné par un fou, à l'hôpital de l'Hôtel-Dieu, m'appelait : L'enfant du miracle.


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