TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Les Ambassadeurs

Qui n'a pas connu les Ambassadeurs avant 1892 ne peut se faire une idée des soirées tumultueuses qui s'y donnaient.

On venait là pour faire "du potin" ; c'était le but, les artistes le savaient, s'en amusaient, et subissaient les cris, les vociférations sans se déconcerter. On venait là pour faire du "chahut", aussi engageait-on des chanteuses "fortes en gueule" pour couvrir de leur organe les bruits quotidiens.

Élise Faure dominait l'orchestre, les cris, les hurlements, le charivari des soucoupes, des cuillères, des refrains qu'on reprenait en chœur, et des cris d'animaux ! et quand la danseuse Violette entrait en scène, on lui criait : "Ôte ton pantalon !..." "Plus haut !..." - "Cache-le !..." - "Fais-le voir".

Et Paulus ! Un soir, il fut si nerveusement furieux qu'il cria : "Si vous voulez chanter avec moi, chantez en mesure, N. de D. !..."

La salle, l'acclama, et Paulus, faisant office de chef d'orchestre, guida le rythme de la foule.

La seule femme qui trouvait grâce, à cette époque, devant cette jeunesse folle, était Mlle Demay, une grosse fille brune, pleine de talent, et dont l'arrivée "en boule" sur la scène créait tout à coup le silence ! Ses chansons dans la bouche d'une autre devenaient tristes, et dites par elle, quelle fusée de joie !

Quel esprit ! Quel talent elle avait ! Cette femme, ancienne blanchisseuse, possédait trois dons : l'articulation, la prononciation (ce qui n'est pas la même chose) et un timbre de voix étonnant ! L'esprit habitait son œil, la bonté ornait sa belle grosse bouche, et ses petits bras courts, ses mains enflées par l'eau des anciens lavoirs, lui faisaient des gestes cocasses et nouveaux. "Moi j'casse des noisettes en m'asseyant d'ssus." "Les montagnes russes !" Ah ! cet esprit cocasse de Demay !

Elle mourut subitement, frappée de congestion par une boisson glacée, un soir de grande chaleur.

J'arrivai donc aux Ambassadeurs. La saison ne commençait, en vérité, qu'en juin. On ouvrait en mai avec une troupe d'attente. Du jour au lendemain, tout va changer. Le public ne semblera pas le même. Les artistes pourront enfin chanter "en paix", plus de "chahuts", Élise Faure ne s'égosillera plus à dominer le tapage, Violette dansera sans apostrophes, bref une nouvelle ère s'ouvre pour ce jardin de refrains !

Le seul jour du Grand Prix, si le gagnant surtout est un Français, le bruit, le tumulte reviendront et c'est Mlle Duclerc, surtout avec ses refrains d'Espagne (La Raquel Meller de ce temps-là) qui déchaînera par ses rythmes les hurlements des pochards...

Les soirs de gros orages, la pluie nous jouait des tirs de tambourin basque, sur la toile tendue au-dessus de la tête des spectateurs. Je fis alors les démarches nécessaires pour obtenir enfin ce qu'on avait, pendant trois saisons, refusé à mon directeur la permission de bâtir une vraie toiture couvrant le jardin et améliorant l'acoustique. Mon directeur, M. Ducarre, m'en remercia par deux vases dessinés par Carpeaux que je mis à Vaux dans mon jardin.

J'ai quitté les Ambassadeurs en 1900. Je ne les revis que dix-huit ans plus tard. Quelle dégringolade !... Une salle enlaidie, bariolée d'affiches... une décoration de ciné de banlieue... une atmosphère vulgaire, un public qui me sidéra, et enfin, il y a deux ans, j'y rechantais ! Ce fut en mai. On y gelait, naturellement. Mon directeur m'avait conseillée de me munir d'un bon manteau de scène. Un public grelottant, triste, commun, que l'humidité persistante du sol détrempé rendait maussade... Quelques Parisiens d'autrefois vinrent me revoir, je reçus des lettres adorables de gens qui m'avouaient avoir revu ce coin pour la première fois depuis vingt ans, et en restaient émus ! Pourquoi l'avaient-ils déserté  ... Je n'en dirai point la cause, on la devine : aujourd'hui, comme autrefois, c'est le manager qui attire sa clientèle, ou la chasse, par le choix de ses spectacles.

Ah ! que je souhaite bonne chance à celui qui nous rendra " Les Ambassadeurs" avec leur élégante clientèle d'autrefois, leur atmosphère charmante ! Mais où sont les princes de Sagan, les marquis de Massa, les ducs de Modène ! Je ne connais point "d'étranger" qui, à Paris, quand j'y chantais, ne soit venu m'applaudir aux Ambassadeurs ! Dans le monde entier, on me parla de ma robe blanche sous les arbres verts, et le souvenir de mes refrains reste vivant, mêlé au cadre adorable d'alors. Le célèbre poète anglais Arthur Symons fit un poème à mon sujet dans ses "Nuits de Paris". En ce temps-là l'étranger trouvait à Paris ce qu'il y venait chercher : l'esprit de Paris, et nos spectacles aux " Ambass" étaient composés de chansons, et rien que de chansons. Pas de filles nues, ni de revues, mais des artistes, de vrais artistes et les salles étaient bondées de gens de tous les pays du monde, mais la joie était autant dans la salle que sur la scène, et les étrangers en emportaient un souvenir spécialement parisien, alors qu'aujourd'hui ils s'ennuient à des spectacles renouvelés de ceux qu'ils ont chez eux. Des nègres, des nègres, voilà l'esprit de Paris en 1926. Parisiens de mes trente ans, vous rappelez-vous nos beaux soirs d'autrefois  ... Et n'avez-vous point le cœur un peu serré  ...

Le "père Ducarre" dirigeait les Ambassadeurs. Quand je le connus, il devait avoir soixante ans. La salle de concert et la salle de restaurant étaient à lui. Il filait lui-même tous les matins aux Halles dès cinq heures. On dînait très bien chez lui pour vingt francs. Un jour, le Prince de Galles vint déjeuner. Le futur roi d'Angleterre adorait les pêches et, voyant un beau panier de "Montreuil", il s'en fit servir. Au moment de payer l'addition il vit que chaque pêche était marquée vingt-cinq francs pièce... Ducarre fut appelé ; pressentant la réclamation, il arriva souriant... "Les pêches, sont rares, probablement, cette année, lui dit le futur Édouard VII... vingt-cinq francs la pièce !... Je n'en mangerai plus..." - "Altesse, répondit Ducarre, les pêches ne sont point rares... ce sont les Princes qui le deviennent..." Le Prince de Galles s'amusa si fort de la réponse qu'il paya de bon cœur.

Ducarre était un vieux petit homme sans aucune instruction, toujours habillé d'une redingote noire, et portant une cravate blanche ; il avait l'air d'un convive de mariage pauvre.

Il était extrêmement courtois ; d'une politesse facilement aimable, et les artistes l'aimaient bien. Comme il me savait timide, il venait à ma table dîner, car, chaque soir, l'été, je venais prendre ce repas aux Ambassadeurs pour être sur le lieu de mon travail à l'heure voulue. Habitant dès juin en Seine-et-Oise, à Vaux, une jolie maison que j'avais fait construire, j'y allais chaque matin et rentrais à Paris vers 6 heures. Le restaurant des Ambassadeurs était le plus attrayant coin de Paris en juin, juillet. Journalistes, hommes de lettres, sportsmen, actrices, demi-mondaines s'y rencontraient.

La marquise de Saint-Paul y dînait souvent ; de sa table bellement fleurie m'arrivaient des roses qu'elle me faisait porter dans ma loge. Je m'habillais dans une cage de bois, grande comme une cabine de bains de mer, pas d'électricité, mais quatre becs de gaz ! On y mourait de chaleur, à tel point qu'un jour, Réjane, venue me voir, s'y trouva mal. On la sortit alors dans la petite cour, et ce fut cet incident qui décida enfin le père Ducarre à me construire en maçonnerie une logette plus spacieuse, avec fenêtre et porte.

Ducarre me payait cinquante mille francs pour mes deux mois "de saison estivale", c'était à cette époque un prix fabuleux ! Mais la salle était bondée tous les soirs, et je l'enrichissais aussi.

J'ai chanté huit ans dans cet adorable coin ! et je garde au vieux père Ducarre, mort depuis longtemps, un souvenir attendri. Je ne l'ai jamais vu faire une chose mesquine ; il n'était pas commun, s'il venait d'une famille modeste, on sentait qu'il sortait d'un milieu de braves gens. Avec lui comme avec Marchand, je n'eus jamais l'ombre d'une discussion, nos relations furent sans nuages et, un jour, à l'occasion d'un renouvellement de contrat il m'écrivit qu'il avait une telle confiance en moi, une telle estime pour moi, qu'il se contenterait de ma parole sans sa signature ; "mais, ajoutait-il, les artistes sont si méfiants que je crois devoir vous envoyer un traité "en règle". Je lui renvoyais son contrat, me contentant de sa parole, il en fut si touché qu'il vint dans ma logette m'embrasser.

Je l'ai vu un jour bien furieux !... Une femme s'était avisée d'auditionner avec une chanson de mon répertoire. Ducarre l'arrêta, dès le premier couplet. - "Non, madame, non, ceci est du répertoire de Mlle Yvette Guilbert... personne, ici, ne peut le chanter, son contrat le lui réserve." - "Ah ! soupira la pauvre fille... c'est que partout, monsieur... J'ai un tel succès avec cette chanson !" - "Possible, dit Ducarre, mais c'est la chanson d'Yvette, rien à faire !" - "Mais, monsieur, si Mlle Yvette Guilbert me le permettait  ..." "Ah ! ça... c'est une autre affaire, allez la voir et revenez la semaine prochaine."

Vous pensez bien que je ne refusai pas à la jeune femme de chanter ma chanson.

Mais le public, lui, ne permit pas cela. A peine avait-elle commencé que des sifflets partirent et qu'elle dut s'interrompre et chanter autre chose. Cela avait mais les coulisses en émoi, et Ducarre, effaré des sifflets, était arrivé dans les logettes juste pour entendre : "Hein... Cette Yvette, elle l'a fait exprès..." Ducarre n'en écouta pas davantage, il saisit une chaise à portée de sa main et la flanqua contre le mur en criant : "Tas de cochons ! tas de cochons ! Yvette fait un geste généreux, et vous le tournez en infamie, vous serez toujours les mêmes, jaloux et cochons !" Jamais on n'avait vu le père Ducarre en cet état. Il y eut un silence de mort. Alors il sortit tremblant de tous ses membres, en claquant la porte du jardinet. C'est la seule fois où j'ai vu Ducarre grossier et perdant toute réserve. Sentant la vieillesse et sa santé l'abandonner, il s'adjoignit son gendre, M. Pinard, un médecin. Quand je fus gravement atteinte, ni lui ni Ducarre ne se soucièrent de moi. Puisque je ne pouvais plus faire "leurs recettes", je pouvais mourir. Mais si, dans les saisons où les orages d'été sont si perfides aux chanteurs, j'étais enrouée quarante-huit heures, tout la maison accourait chez moi me supplier de chanter quand même pour sauver la location". Me casser la voix, perdre mon gagne-pain, leur semblait très naturel si cela sauvait leur caisse.


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