Yvette Guilbert
Liège et la "Pocharde"
J'appris donc "La Pocharde". Je voulus la dire à mon premier voyage d'été à Liège où je débutais, au Pavillon de Flore (directeur M. Raskin, en août 1892).
Ainsi que mes chansons de l'
Éden-Concert, Les Chansons de
Xanrof furent orchestrées, et j'emportai le tout, avec ma Pocharde dont voici les très pauvres rimes que ce grand poète de Catulle Mendès appelait Le "Petit Miracle" parce que, disait-il, c'était un miracle d'en tirer le triomphe que je leur dus !
JE SUIS POCHARDE (pour une version chantée par Y. Guilbert,
voir ici)
Chansonnette comique.
I
J'viens d'la noce à ma sœur Annette
Et, comm' le champagne y pleuvait,
Je n'vous l'cach' pas, je suis pompette,
Car j'ai pincé mon p'tit plumet,
Je sens flageoler mes guiboles,
J'ai l'cœur guill'ret, l'air folichon,
J'suis prête à fair' des cabrioles
Quand j'ai bu du Moët et Chandon.
Refrain
Je suis pochar',
J'dis des bêtises,
J'suis grise,
Mais ça me regarde,
Qu'est c'que vous voulez que j'vous dise ?
Je suis grise.
II
Je fais très rar'ment des folies,
Mais quand j'en fais, ah ! nom de nom !
Je dépass' tout's les fantaisies :
J'suis plus une fill', j'suis un garçon :
A moi l'plaisir, la rigolade,
J'men fais craquer l'corset d'aplomb.
Car y a pas, moi, faut que j'cascade,
Quand j'ai bu du Moët et Chandon.
(Au refrain).
III
J'dis aux gens qui m'reproch'nt la chose,
Remisez donc vos airs de deuil,
Car c'est l'champagn' qu'en est la cause,
Si j'ai parfois Marianne dans l'œil,
Et puis j'trouv' que c'est toujours bête
De vouloir cacher son pompon,
C'est pas un crim' que d'êtr' pompette
Et d'aimer le Moët et Chandon.
(Au refrain).
IV
Avoir son grain dans la boussole,
Voyons, ça n'est pas un défaut !
Moi, j'ris, j'chante, je batifole,
Tout's les fois qu'j'ai mon coup d'sirop.
Alors, quoi pour un' petit' mèche
Faudrait-y m'battre à coups d'chausson ?
J'aim' mieux qu'on m'batt' que d'batt' la dèche,
J'pourrais plus boir' d'Moët et Chandon.
(Au refrain).
Donc j'arrivai à Liége en août. Je chantais là :
"A 35 ans"
"Dans les chasseurs"
"Joséphine, elle est malade"
"
Le Fiacre"
"Les 4 z'étudiants"
"
L'Hôtel du n° 3"
"
La Pocharde".
et jugez de ma stupeur quand, dès les premiers couplets, la salle entière m'acclama ! On applaudissait, on trépignait, on m'appelait. Je vins saluer plus de dix fois, et je dus chanter huit chansons, dont ma Pocharde pour finir. Alors, ce fut inimaginable, ma pauvre petite chansonnette m'apportait la fortune, le grand succès, une petite gloire !...
J'étais abrutie de joie, de stupeur, je pleurais (de bonheur cette fois). Le lendemain les journaux belges me consacraient des colonnes de louanges.
Le bruit de mon succès arriva à Bruxelles et, un soir, le directeur de l'Alcazar de Bruxelles, M. Malpertuis, vint m'offrir de chanter chez lui quinze jours, à raison de cent francs par jour ! j'étais folle d'allégresse ; mais tout de même ce furent les Liégeois qui, les premiers, comprirent mon art ; je leur garde une affectueuse et si tendre gratitude !
Cher vieil ami Luc Malpertuis, jamais il n'oublia notre première rencontre. Comme il me promettait une publicité monstre pour me "lancer" à Bruxelles, je m'y refusais avec une telle énergie qu'il ne me crut pas sincère, mais quand je lui expliquais mes craintes, mes affres, à la pensée que peut-être le public de Bruxelles ne ratifierait pas les jugements des critiques de Liège, alors il me promit de ne rien faire "de trop". J'avais si peur d'une nouvelle désillusion...
Le même succès me suivit à Bruxelles, et j'eus une telle vogue que je signai un contrat à raison de 300 francs par jour, pour l'été suivant, puisque l'hiver j'étais engagée encore pour deux ans à l'Éden-Concert. La presse de Bruxelles fut aussi magnifique que celle de Liége ; bref, je rentrai à Paris rassurée, heureuse ! heureuse, enfin ! Maintenant, me disais-je, il faut conquérir Paris !
Je rentrai donc le 15 septembre à l'
Éden-Concert. J'avais entre temps envoyé tous mes splendides articles à Mme Saint-Ange, ma directrice, et quelle ne fut pas ma stupeur de la voir m'accueillir avec son habituelle froideur impassible.
- Vous nous chanterez ces fameuses nouvelles chansons, mademoiselle Yvette, et le père Baillet et moi, nous verrons si elles conviennent à notre maison.
Je fis organiser une répétition toute spéciale ; l'effet fut terrible, sauf "
La Pocharde", rien ne me fut permis !
- Aucun public, à Paris, me dit Mme Saint-Ange, n'écoutera cinq minutes les couplets de ce
Xanrof ! réservez-les à la province, mademoiselle. Je vous autorise "La Pocharde".
Je créai donc à l'
Éden ma "Pocharde" et, devant le succès fait à mes couplets, je chantais à 10 heures, qui était l'heure "des Étoiles". Chanter à 10 heures; au beau milieu de la soirée, était le rêve de toutes les artistes de l'
Éden ; et, pendant un mois, on me permit de garder ma chanson au programme ; une faveur, car la règle était de changer le répertoire tous les quinze jours. Donc, pendant quatre semaines, je chantais "La Pocharde".
J'espérais toujours que
Sarcey, ou un autre des journalistes qui venaient au concert, parlerait de moi, mais le silence restait le même, et à part la petite clientèle des modestes bourgeois du quartier, personne ne daignait s'apercevoir de moi, et j'étais revenue à mes petits vingt francs par jour... et je rageais, pensant que mon engagement à l'
Éden était signé pour trois années !
Un jour j'allai demander à ma directrice une augmentation ; il y avait près de huit mois que j'étais sa pensionnaire, et en raison du succès de "La Pocharde", j'espérais un beau geste de Mme Saint-Ange. Mais elle refusa dès les premiers mots. Un vent de fronde me secoua toute et je n'eus plus aucune prudence ; oubliant que je pouvais rester sans pain, je décidai de quitter l'
Éden.
Où irais-je, je n'en savais rien. Mais ma vivacité fut plus forte que ma raison, heureusement ! car ce fut cette nervosité soudaine qui força le destin.
- J'étais certaine, disait Mme Saint-Ange, que cela vous tournerait la tête, Mademoiselle... ce petit succès que vous venez d'obtenir avec "cette Pocharde" qui ne fait pas de vous pourtant l'égale d'une
Mme Duparc, dont vous souhaitez les appointements. Or, j'avais très peu d'admiration pour Mme Duparc, je lui trouvais l'esprit graisseux, charcutier.
- Oh ! répondis-je,
Mme Duparc gagne à Paris, à l'
Eldorado, au moins cent francs par jour, Madame, et après tout, je ne sais pas si je n'ai pas autant de talent qu'elle... c'est à voir.
A ces mots, ma directrice éclata de rire. Ce fut la première et vraiment la seule fois que j'ai vu cette femme avoir un accès de gaieté. (Que j'ai ri souvent moi aussi en repensant à cette scène.) Mais je fus si vexée que je lui dis : "Eh bien, Madame, puisque vous croyez que je n'ai pas au moins autant de talent que
Mme Duparc, c'est que vous ne devinez pas ce que je puis faire ; dans ce cas-là il vaut mieux nous séparer." Ô belle jeunesse ! Ma vanité imbécile était, à ce moment, si exaspérée, que je ne me rendis pas compte de l'idiotie de mes paroles.
- En ce cas, me dit-elle, puisque vous-même voulez rompre notre contrat, Mademoiselle, n'oubliez pas que vous avez un dédit de 10.000 francs à me verser!
Je devins toute froide à ces mots... mais poussée par je ne sais quelle audace, je criais :
- C?est entendu ! c'est entendu ! je vous paierai vos 10.000 francs.
Et je partis, tout à fait sûre que j'allais, à présent, gravir ma montée. Payer cette terrible somme de dix mille francs me sembla tout à coup la chose la plus simple du monde. De grands espoirs m'inondaient... Je quittai donc Mme Saint-Ange, en lui gardant le plus respectueux des souvenirs, car elle resta dans ma vie une des rares personnalités honorables rencontrées dans le monde des "Marchands d'artistes". Elle était sans culture aucune, sans aucune idée artistique ; mais ancienne marchande de beurre aux Halles, elle avait une probité de grande commerçante, et nous la respections tous, pour la belle dignité de sa vie.
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