TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


La Bodinière

(1897)

En 1892, il y avait, rue Saint-Lazare, une salle d'exposition de peintures ; un jour elle devint : "Le Théâtre d'Application". M. Bodinier eut l'idée de créer une scène d'essais pour les étudiants d'art dramatique que le Conservatoire dédaignait d'aider à mettre le pied dans l'étrier. Ces sortes de petites entreprises n'eurent jamais de succès à Paris, les mécènes de nos scènes étant des gens, en général, disposés à ne bénéficier du théâtre que comme d'un harem ; le reste les laisse indifférents. Donc, une scène d'application fut créée par Charles Bodinier, qui, si ma mémoire est bonne, avait été longtemps employé à la Comédie-Française, ou il remplissait, je le crois bien, les fonctions de lecteur.

Les professeurs du Conservatoire, acteurs de la Comédie, lui envoyèrent des débutants et une scène fut construite au fond de la longue galerie qui se terminait par des salles carrées permettant l'installation de fauteuils, d'un balcon, de huit loges. M. Bodinier était un homme charmant, bien élevé, érudit, de tout à fait bonne compagnie ; il recevait ses abonnés du théâtre d'application avec la distinction d'un homme du inonde qui ouvre la porte d'un temple à des fidèles mystérieux et fervents. Professeurs, acteurs, auteurs, poètes, écrivains, journalistes, gens du inonde, peintres, sculpteurs, fréquentaient ce milieu Bodinier, car la longue salle en boyau, précédant l'entrée de la nouvelle salle de spectacle, avait été conservée aux expositions de tableaux et de sculptures.

La petite salle du théâtre contenait environ 500 places. Des lectures y étaient faites de pièces inédites, les auteurs les y venaient lire eux-mêmes, et les éditeurs des revues littéraires s'y réunissaient, afin d'y peut-être trouver le chef-d?œuvre à éditer.

Bref, un milieu fort distingué. Un jour, je vis arriver chez moi M. Bodinier, mon voisin (car j'habitais au 30 de la rue Saint-Lazare, à cette époque) et l'École d'application était à 50 mètres de là.

- Mademoiselle, me dit-il, ne voudriez-vous point vous faire entendre chez moi, en des matinées spécialement organisées pour que les gens du monde, résistant au café-concert, aient la chance de vous applaudir ?

- Comment arrangeriez-vous cela, monsieur ?

- Un conférencier s'est offert de vous présenter à mon public ; c'est une chose fort nouvelle que de Joindre à une conférence l'audition d'une artiste, jamais encore cela ne se fit à Paris, vous seriez la première...

- Qui est-ce conférencier?

- Hugues Le Roux.

Nous nous entendîmes pour que Le Roux vînt avec Bodinier me parler de ce projet.

Je ne connaissais Hugues Le Roux que parce qu'il écrivait dans les journaux.

Il arriva chez moi, seul, sans Bodinier.

Il me fit une impression charmante. L'homme était très fin, très aristocratique, un visage mince, étroit, d'une taille qui, par son élégante sveltesse, le faisait paraître plus grand qu'il n'était en vérité. Il portait l'habit noir comme peu d'hommes le savent faire, il y avait en lui de l'Anglais et du Normand mêlés. Quant à son éloquence, elle était incroyable, Le Roux pouvait "improviser" un discours deux heures durant, sans que jamais une syllabe fût hésitante, qu'une image se fît attendre. Dans les dîners, dans les banquets, il était prodigieux ! mais dans l'intimité, il avait pris une telle habitude "de parler" que, quel que fut le temps de ses visites, personne autre que lui ne pouvait placer un mot. Il était devenu la terreur de ses amis. Tous ses souvenirs d'explorateur, tous ses grands voyages en Afrique et ailleurs étaient, il faut en convenir, d'amusants sujets de narration.

Comme conférencier, il fallait chaque fois que Bodinier le ramenât à la réalité, en le priant de raccourcir ses conférences, afin de laisser plus de temps à la CHANSON et à la chanteuse.

Je baptisais la maison de Bodinier La Bodinière dans un mouvement de vivacité, et le nom lui resta de très longues années, c'est-à-dire jusqu'à sa fermeture. Les journaux mêmes annonçaient les spectacles A LA BODINIÈRE. Je portais bonheur à La Bodinière. Voyant la foule s'y précipiter, les équipages arrêter la circulation de la rue Saint-Lazare, le préfet de police du temps voulut que les voitures allassent "attendre" dans une rue à côté. Je fus trouver le préfet et j'obtins que les coupées bien rangés en file à l'arrivée pûssent reprendre leurs propriétaires de la même façon à la sortie. Chaque jeudi, de la Trinité à La Bodinière, une interminable lignée d'équipages se formait ! Alors, on fit deux matinées par semaine, puis trois ! Bodinier me paya d'abord 150 francs par matinée, Hugues Le Roux autant. Mais la seconde saison, Hugues Le Roux vint me déclarer que si nos cachets n'étaient point doublés, nous devions ne point rester à la Bodinière.

Bodinier, qui, s'il avait de bonnes manières, était très avare en affaires, poussa les hauts cris et me déclara qu'il était dans l'impossibilité de nous donner davantage. Alors Hugues Le Roux se fâcha et lui annonça qu'il n'avait plus à compter sur nous.

La saison arrivait à sa fin et Bodinier espérait qu'à la rentrée nous changerions d'avis. Mais Le Roux tint bon et enfin Bodinier me pria de les réconcilier.

Un projet de contrat fut préparé à raison de 300 francs pour Le Roux et autant pour moi (à signer à la rentrée de la saison et cela pour deux ans).

Bodinier fit une publicité énorme et des abonnements commencèrent à affluer de telle sorte que je dus, pour protéger mes représentations du soir au Concert Parisien, où je chantais à l'époque, ne donner qu'une matinée par semaine à La Bodinière !

Là, pas de fumée, pas d'atmosphère "de beuglant", disaient les femmes du monde, une société ultramontaine, réunie deux heures, et qui finissait par se connaître comme dans un salon. Entre les spectateurs et moi, une espèce d'intimidité s'était formée, et par exemple si les sœurs du Maître Gounod n'étaient point arrivées à la minute où l'on devait lever le rideau, nous les attendions !

La première fois que Le Roux me présenta à ce public, il fut si éloquent qu'à mon entrée en scène les bravos me mirent de longues minutes dans l'impossibilité de parler.

Puis, les applaudissements cessèrent et le public se mit à bavarder tout haut, les gens entre-eux se faisaient des réflexions d'un rang de fauteuil à l'autre. Ce fut pour moi si long, si interminable, que soudain, très intimidée, je regardai Le Roux souriant de mon embarras, et... je sortis de scène ! Le public comprit alors et trépigna. Je rentrai, et Hugues Le Roux me demandait tout haut : "Mais Yvette, pourquoi vous sauvez-vous... "

- C'est que, dis-je très timidement..., je ne savais plus que faire de moi... quand je ne chante pas... je ne sais plus que faire de moi...

Le public eut un grand rire... La glace était rompue.

C'est à une de ces matinées que les sœurs de Gounod me firent demander de la part du maître de le venir voir place Malesherbes, en son hôtel.

Aller chanter chez Gounod ? En voilà une idée, par exemple, me disais-je, mais il va se moquer de moi... avec mes quatre notes !... Mon cœur battait en montant le grand escalier décoré de peintures, de fresques ; enfin, j'entrai, introduite par les deux charmantes vieilles dames. D'abord, impressionnée par la personnalité du musicien, je le dévisage tellement qu'il s'écrie : "Eh bien, petite fille, est-ce que je ressemble à mes portraits  ..."

- Non, maître.

- Ah ! Pourquoi  ...

- Parce que sur vos portraits, vous avez les yeux "figés" comme par un ordre du photographe, et, qu'ici vous avez des yeux... de velours !

Gounod passa, content, sa main sur sa belle barbe. Il s'en fut à son piano et me dit : "Voilà... Il faut me faire un grand plaisir... Il faut me chanter la Coupe du Roi de Thulé."

- Seigneur ! criai-je, mais je ne la sais pas... Je la sais comme toutes les jeunes filles savent Faust... et puis, je ne sais pas chanter, moi ! Je ne vais pas la chanter en mesure... votre Coupe du Roi de Thulé... Je la sais "d'oreille..." C'est tout, je ne l'ai jamais apprise...

- Eh bien, dit Gounod, amusé, chantez-la-moi "d'oreille" et je vous suivrai au piano.

M'inspirant du fait que Marguerite était au rouet en chantant la ballade, je chantais à mon idée la Coupe du Roi de Thulé !

- Eh bien, me dit le maître, me regardant et secouant la tête, eh bien, savez-vous ce que vous venez de faire  ...

- Oui... une bêtise ?

- Une bêtise, mon enfant, une bêtise? Mais vous m'avez chanté cela ad-mi-ra-ble-ment. Et il scandait ses syllabes. "Oui, ad-mi-ra-ble-ment, avec LA PENSÉE qui domine la légende, et surtout avec ce VAGUE voulu dans la diction, car, voyez-vous, il faut chanter cela comme vous venez de le faire, comme en réalité une femme la chanterait EN FAISANT SON MÉNAGE ; mais voilà ce que mes cantatrices ne comprennent pas ! Aucune ! aucune ! dit-il, depuis Mme Miolan-Carvalho. Ah ! mon enfant... Miolan-Carvalho, quelle artiste ! C'est elle qui me créa ma Marguerite."

- Je l'ai connue, maître.

- Où ça ?

- Au "Printemps".

- Qu'est-ce qu'elle faisait au "Printemps" ?

- Elle y achetait des robes... c'était mon rayon... et elle était "ma cliente".

- Ah ! Oh !

Il n'en revenait pas, ce grand Gounod ! Alors, affectueux, paternel, charmant, il me prit par le bras et dit :

- Je vous défends, vous entendez, je vous défends de prendre jamais une leçon de chant ! aucun professeur, petite, aucun !

- Pourquoi, maître ? J'en aurais tant besoin !

- Non, non ! On vous fabriquera "une voix", un registre, et vous n'en pourrez plus sortir. Vous avez toutes les voix (sans en avoir aucune) ; au contraire, continuez de parler en chantant comme vous le faites, c'est là votre "merveille?", ce chant parlé, ce rythme dans le verbe !

Je quittai Gounod toute fière de moi. Le lendemain les journaux racontèrent cette entrevue avec tous ses détails, et les gens du monde commencèrent à venir me demander de chanter chez eux. Mme Heine m'envoya une dame qui me raconta que la parente du célèbre Henri Heine (le poète) voulait m'aider à me faire connaître dans les salons parisiens. Mais Mme "Henri Heine" s'alita, fort malade, et je n'entendis plus parler d'elle. Alors elle m'envoya 500 francs pour m'acheter des fleurs, écrivit-elle sur sa carte.

Un jour, à la Bodinière, un monsieur insista pour être reçu dans les coulisses, ce que je ne faisais jamais. Je le priais de venir chez moi après la matinée, puisque je demeurais à côté. Il s'agissait, disait la carte du comte de Guy de Kerveguen, d'un conseil qu'il était urgent de me donner. Ce monsieur attendit la fin de la matinée et se précipita vers moi accompagné de sa sœur, une dame qui me dévisageait tellement que je ne savais où regarder pour échapper à ses prunelles.

Le comte Guy de Kerveguen était âgé d'environ quarante ans ; sa sœur, il me sembla, était son aînée. Il était gros, portait des favoris de l'ancien temps, soi allure très simple, très allante, me surprit. Il ne me paraissait pas "logique", en ma naïveté, qu'un "aristocrate" fût si accueillant. Cher Kerveguen ! Vous souvenez-vous de la soirée passée chez vous, rue Dumont-d'Urville, où vous m'apprîtes que : chaque fois que des "gens du monde" manquaient de simplicité ou de courtoisie, c'est qu'ils manquaient de VIEUX ancêtres.

Ce jour-là, Kerveguen venait tout simplement m'offrir de me présenter aux salons les plus fermés de la capitale, où jamais, me dit-il, une actrice n'était entrée

- Et qu'est-ce que vous allez faire pour ça  ...

- D'abord, dit Kerveguen, ma sœur va parler a toutes les grandes dames d'organiser des soirées ; moi, je suis des quatre grands clubs de Paris, ce me sera facile de vous faire entendre partout, et surtout, mademoiselle, surtout, demandez le grand prix, ne chantez pas pour un prix modeste, demandez 500 francs par cachet !

- 500 francs ! mais on ne me les donnera pas, monsieur ?

- Mademoiselle, vous gagnerez mille francs par jour, si vous savez mener votre barque, et quand vous aurez un petit sac, lâchez le café-concert, et refaites du théâtre".

Cinq ans plus tard, il me disait le contraire... Tous les salons de Paris s'ouvrirent grâce à lui.

Quel adorable ami il se montra pour moi, dans le courant des années ; il était devenu si attaché à ma carrière que je lui racontais tous mes petits ennuis et aussi tous mes espoirs.

- Voyons, Kerveguen, vous êtes sculpteur, feriez-vous tous les jours de votre vie la même statuette sans jamais vous lasser ? Est-il possible à une "artiste?", je ne dis pas à une "chanteuse", je dis à une "artiste", de limiter la joie de son art et de considérer davantage son succès ? Voilà cinq ans que j'ai du succès avec ces chansons grivoises, cinq ans, ami, cinq ans que je joue le même rôle ! le même personnage ! chatouilleusement sexuel, j'en ai assez !... Vos femmes du monde même raffolent dans leurs salons de ce que je ne chanterais plus dans le mien... Vous avez su le petit incident survenu avant-hier chez votre amie la duchesse espagnole du 120 de l'avenue des Champs-Élysées, lorsqu'elle me pria pour divertir cette vieille croulante duchesse de Pomar, qui arrivait en retard couverte de bijoux comme une icone... de chanter Héloïse et Abélard.

- Non, madame, dis-je à la, maîtresse de maison. Il me déplairait de manquer de tact dans votre maison, je vous prie d'excuser mon refus, mais il est formel...

La duchesse pinça le bec et s'en fut expliquer à ses invités que Mlle Guilbert ne trouvait pas convenable cette chanson pour un salon...

L'effet de ces mots fut si ironique, si significatif que, froissée, je lâchai lentement, froidement :

- Mesdames, Messieurs, je vous demande pardon du respect que je croyais vous devoir !...

- Et alors, Yvette, dit Kerveguen, vous avez chanté Héloïse et Abélard ?

- Moi ! pas pour un empire !

Kerveguen était fou de joie, mes boutades audacieuses lui plaisaient, le Tout-Paris des Cercles les connaissait le même soir. Dans ces moments-là, Kerveguen criait de sa voix perchée et nasale : "Je vous adore, Yvette, je vous adore !" Ah ! qu'il était amusant et comme il devinait tout de mon vrai caractère !

- Voyez-vous, ma chère, me disait-il, votre grand bonheur, c'est votre grand talent ; votre grand malheur, c'est "l'endroit" où vous devez le produire, et pas moyen d'y remédier.

"A vos débuts, je vous ai dit : ne restez pas "au beuglant" ; votre place est au théâtre, car vous êtes comédienne plus que chanteuse. J'ai changé d'idée parce que... il faut bien vous l'avouer au risque de vous crever le cœur... parce que la foule, la masse, ce sont vos chansons, l'audace de leurs textes, qui la précipitent vers vous ; vous l'amusez formidablement, mais transformez votre répertoire et vous verrez comme cette foule vous lâchera !

"Ce même répertoire chanté devant des "artistes" est applaudi pour de très différentes raisons ; là, c'est votre talent qu'alors on y découvre, votre curieuse intelligence, vos facultés expressives qu'on y sent de premier ordre. Chantez devant des intellectuels et tous déploreront la piteuse valeur du texte que vous chantez... ils déploreront votre ?talent" perdu à le manifester sous cette forme... Mais si vous essayez de retourner au théâtre à présent que la foule fait de vous l'Idole d'un genre d'art et que vous vouliez changer ce genre, vous ne la trouverez pas prête à vous le faciliter ! Public, presse, directeurs, tous vous seront hostiles. Vous êtes, de par votre étonnante carrière parisienne, victime marquée, emprisonnée, emmuraillée dans votre robe verte et vos gants noirs, vous en vivrez, vous en mourrez ! C'est Paris, cela, ma chère ! Vous avez la chance, reine de la grivoiserie, qu'on vous permette de vous en évader par-ci par-là, avec des couplets tragiques ou autres, mais n'en abusez pas... Le café-concert n'a pas le public de la Comédie-Française, ma petite... Quand vous serez riche, bâtissez-vous un je ne sais quoi, où l'on puisse aller vous applaudir dans des choses qu'il vous plaira de faire, et vous trouverez toujours une élite que votre talent attirera ; pour l'instant, pas d'illusion, la masse ne court qu'à votre répertoire (votre façon de le chanter ne lui apparaît que secondairement) votre grand art lui échappe. Si vous insistez pour conquérir des hommages rendus à votre seul talent, alors changez de cadre, mais soyez résignée... et renoncez à la richesse. Voilà, Yvette."

- Alors, Kerveguen, mon instinct est vraiment admirable ! car je suis si sûre que vous dites vrai que j'ai commencé, depuis dix-huit mois, une superbe collection de chefs-d?œuvre, dans l'intention de les interpréter plus tard ; je crois que je pourrai un jour me libérer ainsi de ces succès trop faciles pour moi, et soumettre le public à mon talent cette fois !

- Bravo, fit-il.

Ah ! il y avait des insuccès qui étaient plus hautains que mes succès ? Eh bien, j'irais vers ces insuccès et on verrait bien !

Ah ! mon bel orgueil comme je vous salue !

Quel dommage qu'il soit mort ce délicieux ami avant d'avoir pu voir la réalisation de mon courageux et bel effort, et son triomphe depuis vingt-six ans à travers le monde !

Changer de cadre, changer de répertoire, tout était là. Je le fis. Dix ans de répertoire boulevardier et graveleux, et vingt-six ans de beaux chants de France. Voilà mon bilan de ce jour. Cela me fut facilité, comme on le verra ailleurs, par les salles de concerts symphoniques. Mais je n'ai pu encore arriver à faire au Théâtre ce que je devais y réaliser, en raison de la collaboration obligatoire des directeurs, de toutes ces multiples barrières, par lesquelles il faut passer. Combinaisons louches, rôles vénaux, mauvais goût, théâtres livrés à des locataires à la petite semaine, auteurs dévalisés pour faire recevoir leurs œuvres, directeurs partageant les droits des auteurs, combines modernes des trafiquants d'artistes ; acteurs, actrices, commanditaires, floués, dupés, art dramatique agonisant, interprètes médiocres, Sarah Bernhardt, Réjane, mortes, Coquelin, Guitry, Mounet morts. Les grands drames littéraires ou lyriques désertés du public, un goût du bruit, un amour du clinquant, des verroteries, des paillettes, le style enfin : arbre de Noël, manège de chevaux de bois, enguirlandé de pacotilles argentées, rutilances en toc pour éblouir l'ail enfantin, voilà le miroir aux alouettes de la masse, de celle qui n'emplit plus que les "music-halls".

Sans compter les cinémas en 1926 !

Non, vraiment, non il ne faut pas descendre à ces paillasseries, on n'est pas plus étranglé en se pendant à la branche la plus haute d'un arbre qu'à se pendre à la plus basse, et au moins, là-haut, l'air est pur.


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