TABLE DES MATIÈRES
_____________________________________


Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Ma silhouette définitive

composée pour mes débuts de l' Éden-Concert.

(Gants noirs.)

Ma silhouette  ... Celle d'une grande jeune fille pâle, très pâle de peau. Une tête très petite, coiffée de cheveux roux, très dorés, relevés sur un front pas très haut, et noués sur la nuque en un sage petit chignon à la grecque. Des yeux petits et mordorés : "des agathes brûlées", disaient les peintres. Par le maquillage, je les obtins ronds parce qu'alors toutes les femmes de théâtre les avaient longs "en amandes", et je voulais ne point leur ressembler.

Mon nez, gros, fit la fortune des caricaturistes ! Ils s'amusaient à le terminer en petite boule comme si deux noyaux de cerise en remplissaient l'extrémité ! J'avais un nez très burlesque, par l'effet de sa petite rondeur finale qui n'était qu'un excès légèrement charnu. Quand je commençai ma seconde carrière, je fis disparaître cette rondeur par quelques massages. Mon nez est resté fort, mais "égalisé". Pour rien au monde, à mes débuts, je n'aurais tenté de réparer ce bout de nez ! Il était prétexte aux rosseries des crayonneurs célèbres, et leur publicité servait autant la chanteuse que le caricaturiste. Ce qu'on a pu faire de mon gros nez et de mon long cou est inimaginable. J'avais la bouche naturellement mince et grande et je me refusais à la rapetisser par le maquillage, toutes les femmes de théâtre ayant "des bouches en cœur".

Moi, la mienne était largement peinte, les lèvres épaisses, s'ouvrant sur deux rangées de trente-deux dents superbes, qui donnaient à mon sourire étincelant la place d'honneur dans mon visage. Cette bouche émaillée, éclatante, était maquillée d'un rouge de géranium ensoleillé qui contrastait, hurlait sur la pâleur de mon visage, un visage macabre, un masque.

J'obtenais l'ombre dorée de mes yeux par le procédé suivant :

J'allumais une bougie, je passais sa flamme sur une surface de porcelaine blanche, une suie marron se formait que j'étalais sur mes paupières rien d'autre - pas de délimitation au contour de l'œil. J'évitais ainsi les yeux "en lunettes" des comédiennes d'alors, pas de "mascaro" aux cils. J'obtenais le brillant de mes dents en mâchant du bicarbonate de soude. Ma bouche, je le répète, était et reste encore aujourd'hui, en scène, le phare de mon visage, le piège vainqueur de ma coquetterie !

Au repos, ma figure est quelconque ; elle devient énergique, dure, sévère, tragique, et subitement s'éclaire, rajeunit, s'enjolive, s'attendrit, sitôt que je commande à ma bouche de m'y aider.

Partout où je suis passée, on m'a demandé comment j'obtenais un maquillage si naturel. Quand, dans ma "seconde carrière", je n'eus plus besoin de "mon masque" spécial des débuts, eh bien ! Je n'employais aucun fond de teint ; même aujourd'hui que j'ai soixante ans, je n'use d'aucune de ces graisses, aucun de ces liquides habituels à tous les acteurs.

Rien qu'un peu de poudre de riz, un peu de poudre rose aux joues, mise du bout des doigts, un peu d'ombre aux yeux et beaucoup de rouge aux lèvres. En cinq minutes, ma "figure est faite". Jamais en ma jeunesse je ne mis de blanc sur mon cou, ma poitrine, mes bras ; à la pâleur de ma peau suffisait la poudre. Grâce à la silhouette étudiée de mes débuts, les écrivains français, et ceux de partout, qui voulurent bien se soucier de moi, disaient que j'étais une affiche vivante et macabre. J'avais voulu l'être. Le cou très mince, très long, très rond, très flexible, les épaules tombantes très graciles, pas de seins, cinquante-trois centimètres de tour de taille ; des hanches, de très longues jambes qu'on soupposait maigres (combien à tort !...) car j'étais une fausse maigre, de longs bras qu'amincissaient encore mes interminables gants noirs montant jusqu'aux épaules.

Des mains trop petites pour ma taille, je gantais du 6 3/4, et je chaussais du 36 ! Ce fut seulement lorsque j'engraissai, vers trente-cinq ans, que mes gants devinrent du 7 et mes escarpins vernis du 37. Je portais des robes couleur vert-nil l'hiver, et blanches l'été, en satin uni, presque toujours. A mes débuts, je les fis moi-même, en une demi-journée. Trois lais cousus ensemble, froncés à la taille et c'était la jupe, le corsage ! Ah ! le corsage... je le coupais sur une "chemise" et je l'enfilais par la tête, sans boutons, sans baleines, tout bêtement comme une vraie chemise décolletée audacieusement en pointe devant et derrière, car j'étais fière de mon dos, les artistes le déclarant superbe ! O vanité !... des rubans de mes corbeilles de fleurs (envoyées chaque jour par de gentils admirateurs) je faisais mes ceintures. Un aimable marchand de rubans, M. Macler, le sachant, priait sa fleuriste de ne point "chiffonner" les dix mètres qu'elle recevait de lui, pour enrubanner sa corbeille, afin qu'Yvette les pût utiliser dans leur belle fraîcheur ; j'adorais me parer de ces témoignages affectueux...

Une fois ceinturée des "rubans d'amis", une rose à la taille terminait "ma silhouette". Pas un bijou, cela aussi pour me différencier de tout le café-concert de l'époque, qui ruisselait de turquoises à la mode, et de croissants, et de flèches de diamants dans les cheveux ! Et quels cheveux ! crêpés, frisés, ondulés, frangés "à la chien", avec des peignes, des épingles bijoutées, des tas de complications étranges que je trouvais de mauvais goût. Je recherchais une impression d'extrême simplicité, s'alliant fort harmonieusement avec les lignes de mon corps mince et de ma tête petite.

La tête de cire du musée de Lille, dont j'avais vu les copies, me servit d'inspiration ; sa pâleur, sa couronne de cheveux roux étant aussi mon partage. Sa distinction, sans recherche, venait, à mon avis, de sa parfaite simplicité. Je voulus surtout, et avant tout, paraître très distinguée, pour me permettre de tout oser dans un répertoire, dont je décidais qu'il devait être grivois, mêlé de satire voilée, mais directe quand même. Faire de toutes les impudeurs, de tous les excès, de tous les vices de mes contemporains, une exposition de croquis humoristiques chantés, et les mettre à même de rire d'eux-mêmes (car aucun n'en pleura). Voici quelle serait ma trouvaille, mon apport nouveau.

Ah ! Juvenal ! Qui t'aurait dit qu'au "beuglant" tu allais, de par moi, ressusciter de tes cendres, mes gants noirs n'étant faits que des lanières antiques de ton célèbre fouet. Mon époque, vertueuse, et j'étais frite ! Ah ! sans les vicieux de mon temps... qu'aurais-je fait ?

Mais le comique truculent de mon aventure fut que, de mes couplets qui ne relataient que leurs turpitudes, leurs tares, ils firent MON libertinage !

Le peintre pris pour le modèle ! Le spectateur pris pour l'"acteur" ! Aucun de mes auditeurs, aucune de mes auditrices, ne se voulut reconnaître dans les vieux messieurs, dans les femmes adultères, dans les vierges tourmentées d'amour, dans les bonnes à tout faire... dans les proxénètes de tous genres, dans les hommes d'affaires véreux, dans "le petit cochon" qui serre la main du mari dont il vole la femme et partage la caisse, dans la marchande d'amour, dans les jeunes filles à marier... dans les demoiselles de pensionnat... Et les clients des cliniques et des bouges ? Et ceux, des prisons ? Et les juges ? Et les avocats ? Et les hommes d'État ? Et l'amour ! leurs façons de le faire, et de le défaire, les abandons, les misères, les avortements et leurs fœtus ! Mon époque, vertueuse ! mais j'étais frite, vous dis-je.

Puisque le monde entier parla de mes gants noirs, j'en parlerai aussi.

Les premiers gants noirs qui m'impressionnèrent furent ceux d'une institutrice que j'eus, Mlle Laboulaye (en 1872).

J'avais sept ans, et je la revois nettement, comme si mon souvenir datait d'hier...

Rue de Turenne... au coin de la rue de Saintonge, Le cours Archaimbaut. Cortambert y professait la géographie et Duruy l'histoire de France ! L'aristocratique Mlle Laboulaye acheta "le cours de Mme Archaimbaut", petite bourgeoise rose et replète, coiffée de "coques" sur les tempes.

Trop gamine pour comprendre "les sacrifices" dont parlaient perpétuellement à table mon père et ma mère (ils "s'étaient saignés" pour me mettre dans la pension la plus "chic" du Marais), j'y étais aussi malheureuse qu'en la dernière école communale ! Je m'en consolais en buvant tous les encriers de la classe "des petites" dont j'étais !

Mme Archaimbaut me faisait laver les joues, les mains et la langue une demi-douzaine de fois par jour... et je recommençais sitôt débarbouillée... Mais vint Mlle Laboulaye. Ce fut le bouleversement des mœurs de l'école, les miennes comprises. Elle était impressionnante, Mlle Laboulaye ! Petite, très mince, un profil de camée, coiffée en bandeaux avec de longues anglaises "en satin noir", comme disaient les gamines, tant ses cheveux brillaient, elle était serrée dans une longue robe de velours noir qui balayait les classes mal cirées et portait aux oreilles et au col des ornements de corail rose. Ses mains étaient éternellement gantées de noir : des gants montant jusqu'aux coudes, plissés et brillants.

Un jour que, pour "changer", j'avais, au lieu de boire l'encre filtré au travers de mon tablier d'écolière tous les encriers vaseux de mes camarades, elle fut si dégoûtée de moi, qu'elle enleva ses gants pour me toucher, enlever ma blouse et me pousser dans un cabinet de toilette où une femme de chambre m'habilla en me tarabustant pour me reconduire chez ma mère ! Mais j'avais vu les mains, les mains nues de Mlle Laboulaye ! j'étais la première ! la seule l'unique ! qui avait vu "les mains de Mademoiselle !"

Des merveilles de mains ! aux ongles en corail "comme la broche de Mademoiselle !" et voici qu'elle surprit mon regard figé de stupeur, qui suivait tous les mouvements de ses doigts. Alors, tandis qu'elle remettait ses gants, l'idée lui vint de me dire : "Tenez, petite sale... regardez... voilà comme une petite fille gentille doit avoir les mains..." J'éclatai en sanglots et je compris mon ignominie, je me jetai au cou de "Mademoiselle", la suppliant de ne pas me faire "rentrer" par la bonne, chez mes parents, qui, eux aussi, me faisaient honte de mes éternels "barbotages" ! Et... miracle, le lendemain commença pour moi une vie nouvelle : plus d'encre au bout du nez, des cahiers propres, des doigts honnêtement sales comme ceux des enfants, et un respect, une considération supérieure pour les gants, les gants noirs qui faisaient à "Mademoiselle" des mains de Vierge-Marie... des plains des tableaux de l'église !

Qui sait si ce ne sont point ces longs gants noirs qui impressionnèrent tant ma petite enfance, qui revinrent influencer mon choix quand je dus "me trouver une silhouette" curieuse et... pas chère ? J'étais si pauvre, à mes débuts, et les gants "noirs" étant les plus économiques, je choisis les gants noirs !... Mais j'eus soin de les porter avec des robes claires, et de les porter si montants, qu'ils exagéraient la gracilité de mes bras, élégantisant ainsi les épaules et le port de mon cou, si long, si mince...

Depuis, dans ma vie privée, je suis restée très simple. Ma mère, maîtresse de maison admirable, m'a secondé, et un ordre exceptionnel a toujours régné dans notre maison de Vaux et dans celle de Paris.

Mon hôtel du boulevard Berthier était spacieux avec un adorable jardin. J'ai vécu splendidement, mais simplement. Je rêvais d'un grand solide confort quand la guerre éclata.

Il me fallut, depuis, vendre cette adorable demeure et une charmante femme devint propriétaire de ce qui m'avait coûté alors trente-quatre années de luttes et de travail. Elle était riche, j'étais redevenue pauvre. Il fallut s'incliner devant la volonté du destin.


«   Retour à la page d'introduction   »