Yvette Guilbert
Deux hommes passèrent
Mais un jour arriva, un jour voulu par le destin. Et de ce jour-là devait dépendre toute ma vie future.
Je fus suivie dans la rue par un homme assez âgé. Il commença par me dire que j'avais une taille superbe... un corps élégant... Je ne me retournais pas.
"Écoutez-moi donc, Mademoiselle... Ne marchez pas si vite... Mademoiselle, écoutez-moi donc ! j'ai une proposition à vous faire... une proposition très honnête... Je suis Zidler, le directeur de l'
Hippodrome..." J'avais précipité ma marche, mais j'étais si vite essoufflée que je dus la ralentir, je serais tombée !
Il en profita pour bien regarder mon visage, car jusque-là il ne m'avait vue que de dos. J'étais très intimidée.
- Mademoiselle, soyez calme et laissez-moi marcher tout doucement à vos côtés... Je suis vieux et je ne peux pas courir.
Je ne répondais pas un mot.
- Voilà, fit-il, je vous propose de vous donner des leçons d'équitation et de faire de vous la plus belle écuyère de Paris !
Du coup, j'éclatai de rire. Il continua :
- Ne riez pas... dans deux ans vous gagnerez 20.000 francs par an...
Je dressai l'oreille.
- Que faites-vous dans la vie ? Ouvrière ?
- Oui, Monsieur...
- Eh bien ! Ça ne vous plairait pas d'être écuyère ?
- Ma mère ne consentira jamais...
- J'irai la trouver.
- Oh non ! laissez-moi d'abord lui parler...
Alors il me remit deux places pour venir avec maman à l'Hippodrome lui apporter nos réponses...
- Réfléchissez, jeune fille, c'est la fortune pour vous.
Puis, comme il allait me quitter, il me regarda des pieds à la tête : "Quelle écuyère ! quelle magnifique écuyère !"
Il me tendit si paternellement la main que je n'hésitai pas à lui donner la mienne, et c'est ainsi que je fis la connaissance d'un des hommes les plus curieux, les plus intelligents de Paris, qui, jusqu'à sa mort, me resta dévoué et de bon conseil.
Quand je racontai l'aventure à ma mère, elle se fâcha. "C'est cela ! monte à cheval, casse-toi le cou ou les jambes, et puis après ?"
Je lui dis que j'avais promis une réponse...
- Eh bien, tu prieras Mlle Masson de t'accompagner à l'Hippodrome, moi, je n'irai pas.
Deux jours après, notre coupeuse, Mlle Masson et moi, nous étions à l'Hippodrome.
Zidler demandé accourut.
- Eh bien ?
- "Maman ne veut pas." Alors, assise à côté de lui dans son bureau, je lui racontai ma vie de travail et de luttes, mon manque de santé qui paralysait mes efforts.
- Et voyez-vous, Monsieur, changer de métier serait changer de misères... Un accident pourrait me mettre pour des mois à l'hôpital... Alors, et ma mère ...
Il m'écoutait... me regardait.
- Pauvre petite femme, finit-il par dire attendri... eh bien, pour vous distraire, je vous enverrai de temps en temps des places de théâtre. J'en reçois de partout.
Et je quittai le brave Zidler sur cette promesse.
Deux mois après je reçus deux fauteuils pour aller entendre Sarah Bernhardt au théâtre de la Porte-Saint-Martin. J'étais folle de joie ! jamais je n'avais vu la magnifique artiste. Ce fut encore Mlle Masson qui m'accompagna, ma mère étant souffrante.
A peine assise dans le théâtre, un monsieur vint occuper le strapontin à côté de mon fauteuil. C'était un voisin comme un autre. On leva le rideau... On jouait Cléopâtre, j'attendais Sarah Bernhardt nerveuse, agitée... Enfin une belle jeune femme splendidement vêtue entra... C'était Cléopâtre !
J'écoutais... je regardais... je ne perdais rien de ses gestes, de sa voix et quand l'acte fut fini, je restai fort désappointée... Mlle Masson, elle non plus, n'était pas enthousiasmée. Alors, le monsieur du strapontin, s'amusant follement de nos critiques, nous informa que Sarah Bernhardt ayant été indisposée en arrivant au théâtre, nous avions vu sa remplaçante !
Et il me tendit sa carte
EDMOND STOULLIG
Critique dramatique.
-Évidemment, dis-je, vous devez bien connaître Sarah Bernhardt...
Il sourit.
-Ah ! fis-je, quel malheur... c'est bien ma chance !
- Vous ne la trouvez pas bien, la remplaçante ? fit-il.
- Non, Monsieur...
- Pourquoi ?
- Elle parle mal et ne souffre pas avec vérité... "à mon avis", ajoutai-je tout à coup honteuse d'avoir été si affirmative.
Il fut si intéressé toute la soirée par ce que je lui disais que, tout à coup, il s'écria : "Faites du théâtre, Mademoiselle, intelligente comme vous l'êtes, vous êtes certaine de réussir", et il ne cessait de me regarder.
Et, pendant tout l'entr'acte, il m'assura encore qu'il fallait "faire du théâtre".
- Tenez, je vais vous donner un mot pour un professeur admirable.
Et sur sa carte il inscrivit :
Landrol, 101, rue Lafayette. "Je lui écrirai", ajouta-t-il.
Et c'est de ce jour-là que data la vieille et fidèle amitié de Stoullig pour sa "filleule" Yvette.
En rentrant je racontai l'aventure à ma mère... Elle m'écouta et, à ma grande surprise, me dit :
"Eh bien, essaie !"
Comme déjà j'adorais chanter :
- Ah ! dis-je, si j'avais seulement plus de voix, j'aurais tenté le genre
Judic ou Chaumont... mais avec mon filet de voix, impossible !
Bref, les rives commencèrent... J'écrivis à Zidler pour lui faire part de ma nouvelle décision, il me répondit que mourir de faim pour mourir de faim (car je gagnerais peu de chose à mes débuts) il valait mieux mourir de faim en gaîté.
Je pris des leçons avec Landrol ; au bout de huit mois il m'envoya, comme tous ses élèves, débuter au théâtre des
Bouffes du Nord. Ce fut dans un drame d'Alexandre Dumas, La Reine Margot, que le beau rôle de Mine de Nevers me fut confié.
Comme il me fallait quelque argent pour acheter des fards, des souliers, des gants, j'écrivis au brave ami Zidler.
Réponse : un beau billet de cent francs !... Et je débutai ! Habillée de costumes loués trois francs, avec, sur la tête, une petite couronne qui se déplaçait comiquement à chacun de mes mouvements !
Jamais je n'oublierai ma première soirée... mon émotion... ma peur de commencer, ma joie de finir et celle d'Abel Ballet, le vieux directeur de cette scène qui, à chaque représentation, se demandait si elle irait jusqu'au bout !... Ah ! belle jeunesse... mon habitude de "trottin de Paris" me faisait allonger les jambes, et je traversais la scène en quatre pas, comme un soldat ! et quand des épisodes comiques faisaient rire le public, je ne pensais plus à mon personnage, à mon rôle, je riais avec lui !
Mais ce public de faubourg, qui n'avait jamais vu dans ce théâtre que des apprentis, ne se chagrinait pas de tout cela... On jouait, il s'amusait et voilà tout.
C'était en 1885. Je jouai là cinq ou six pièces et des comédiens ayant eu la gentillesse de me recommander à un usurier qui prêtait de petites pièces d'or aux artistes pauvres, j'avais un peu d'argent en poche.
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