TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Comment j'ai compris Bruant

Que de succès à la Scala, je dus à Bruant... Et pourtant combien m'intimidèrent ses couplets. Je n'étais jamais sûre de pouvoir, de savoir les exprimer. Quelle profondeur sous la forme gouailleuse de son verbe ! Comme j'aimais Bruant ! Son immense talent ! Sa miséricorde !

Je le revois, il y a trente-huit ans, chez Léon Sari, le dernier d'Artagnan du boulevard ; il recevait Bruant à son château de Fortvaches, en Seine-et-Oise, et la curieuse silhouette d' Aristide Bruant effarait les habitants du village. Moi, toute jeunette, je le regardais, ne me doutant guère qu'un jour je serais son interprète ! Et plus tard, devenue l'Yvette aux gants noirs, je fus menée l'entendre en son cabaret par Hugues Le Roux et le grand bouleversement se fit en moi. Je voulus savoir, cher Bruant, si tu chantais la vérité, si la misère pouvait vraiment susciter tant de suicides moraux, et le vice tant de miséricorde ! J'étais si jeune, alors, qu'il me fallait tout apprendre de cette très spéciale chienne de vie des prostituées que tu dépeignais. Et un soir, nous voilà partis avec Hugues Le Roux, rue Galande, au célèbre Château-Rouge (ancien hôtel de la Belle Gabrielle !) escortés de Jaume, le célèbre policier.

Ah ! soirée inoubliable. Le bouge regorge de monde. Paris est tout blanc de neige depuis plusieurs jours et à deux heures du matin, par ce froid tueur des pauvres gens, tous ces malheureux doivent sortir ! Ordonnance de police. Pour aller où  ... Le patron du bouge, pistolet à la ceinture, est enfermé derrière un haut comptoir et sert du vin, des alcools aux femmes et aux hommes venus là se réchauffer et dormir. Hugues Le Roux est annoncé à cette cohue grouillante ; on l'accueille avec sympathie, car il a aidé à sortir de prison un "des leurs?", d'où reconnaissance. On me regarde avec hostilité...

Une femme, défigurée par une tache rouge qui semble lui couper le visage en deux, vient à nous avec un sourire édenté. Hugues Le Roux me la présente : "C'est Lie-de-Vin, l'amie de Gamahut !" Je reste bouche bée... (les crimes de Gamahut étant à l'époque dans tous les journaux) je la regarde avec de tels yeux que "Lie-de-Vin" me dit en hoquetant "Oui.., c'est moi Lie-de-Vin qui l'a bien aimé... ah les vaches !...y m'l'ont raccourci... mais on dit qu'on va y faire "au Grévin" sa tête en cire et l'histoire de son crime ! J'irai, j'irai l'embrasser et j'crèverai l'bourgeois qui m'en empêchera !" Et "Lie-de-Vin" retourna boire à son banc... Vint alors une sorcière de Macbeth, elle pouvait avoir soixante-dix ans, avec des yeux écaillés, vitreux, la bouche teinte, absolument teinte de violet, du dessous du nez au menton, par le vin "colorié" qu'elle happait comme un chien, tenant son verre, non dans sa main, mais dans la, jointure de son bras replié ; elle nous tendit sa main ouverte, on lui donna de l'argent. Puis vint un énorme garçon, rouflaquettes aux tempes et sentant fort le patchouli, recherché pour vol avec effraction et chourinage de trois filles. Celui-là, nu jusqu'à la ceinture, était entièrement tatoué ; il nous demanda deux francs pour faire rigoler la Reine d'Angleterre (Victoria à l'époque) ; nous acceptâmes son programme, et, à ma grande gêne et à celle de Le Roux, il fit d'un coup de pouce dégringoler son pantalon et nous cria "Mesdames et Messieurs, voyez au-dessus du "robinet d'amour" Victoria qui rigole ! Puis, empoignant son ventre à pleines mains, il en pétrit la chair et nous vîmes "Victoria rigoler", j'étais figée... si intimidée... si gênée...

Enfin, nous montâmes au premier étage. Ah ! là je vis l'Enfer ! Des vieillards, des jeunes hommes pêle-mêle, dormant sur le parquet, des guenilles sordides, des chapeaux, des casquettes, surtout des vestons, des pantalons, de tout, de tout, éclairés par un minuscule bec de gaz, en cas de bagarre, et une odeur, une odeur terrible ! Un vieillard surtout, avec de longs cheveux blancs sur les épaules, me bouleversa... les bras étendus et comme cloués au sol, la bouche ouverte, les yeux révulsés, il semblait le christ de la misère. Je versai tout mon porte-monnaie dans ses mains ; le froid de la monnaie le réveilla. Ah ! son regard, son regard "émerveillé et triste" d'éternel abandonné ! En redescendant, nous aperçûmes "de longues tables" où des petits enfants étendus dormaient : "Leurs mères, nous dit le patron, les confient à "leurs hommes" quand, à deux heures de la nuit, elles doivent quitter la chaleur du bouge pour "filer aux Halles" faire tous les métiers."

Bref, pendant des semaines, je fus hantée par cette vision infernale et je compris Bruant :

Un jour qui faisait pas beau,
Pas ben loin du bord de l'eau,
Près d'la Seine,
Là ousqu'il pousse des moissons
De culs d'bouteilles et d'tessons
Dans la plaine
Ma mère m'a fait - dans un coin -
À Saint-Ouen !...

Et toute la gamme des misères défile en la chanson, misères trouvant leur répit dans :

L'cimetière qu'est pas ben loin...
A Saint-Ouen.

Un jour, il m'expliqua, avec force anecdotes, la "Chevalerie" de ses "marlous?".

"Les derniers chevaliers se battant pour leur dame", disait Bruant. Leur point d'honneur, leur spéciale qualité de conscience et d'inconscience, et comme je lui demandais avec cette timidité en art qui, même aujourd'hui, ne m'a pas quittée et ne me quittera jamais : "Dis donc, Bruant, crois-tu que je saurais chanter tes chansons ? Il m'empoigna par les épaules, m'embrassa" et, la voix chavirée : "T'en as de bonnes, avec ta modestie ! Mais, voyons, avec ton talent et un cœur qui saigne ! Vas-y ma grande !" Et j'y allai... Jamais je n'ai oublié ces mots-là, c'était un soir, chez Raoul Toché, Bruant a saigné lui aussi... c'est pourquoi sa muse rouge chanta si bellement la justice et la pitié.

Son œuvre est aussi populaire à l'étranger que chez nous. A la bibliothèque de New-York, de Boston, de Philadelphie, se trouvent de nombreux ouvrages américains, anglais, allemands, italiens, analysant l'œuvre du grand chantre montmartrois.

Pour les "étrangers" il représentait, avec Salis, Montmartre. Le maquillage voulu de sa muse était compris d'eux. Son argot accusait de plus fortes lignes, les desseins de sa pensée généreuse. Il aimait les déchuscomme François d'Assise, les lépreux, en toute pitié.

Comment chanter " Saint-Lazare" sans sangloter ? Comment ne point caresser tous ceux qui sont giflés ? J'adorais Bruant qui me rendit pensive... Que Dieu l'accueille en tout amour puisqu'Il vient de l'appeler à lui. Bruant ouvrit son cœur et sa bourse au malheur, des Montmartrois lui doivent le repos d'une vieillesse artiste imprévoyante... Bruant a été dans sa vie ce qu'il fut dans son œuvre : rude et bon, je l'aimais.


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