Yvette Guilbert
Éden-Concert
MA SILHOUETTE composée pour l'ÉDEN
On m'avait dit que la marchande de beurre était bonne et je m'en fus lui conter mes essais et mes peines. Elle m'écouta, elle était en grand deuil et, comme je lui disais : "Ah ! Madame, que c'est dur pour une jeune fille de mon âge de gagner son pain..." je vis ses yeux se mouiller de larmes... Puis, elle resta un long moment sans parler... J'étais émue sans savoir exactement pourquoi, car, à cette minute, j'ignorais la cause de son deuil et le rapprochement que son pauvre cœur faisait en silence avec sa fille perdue, morte à mon âge... Elle me regardait de ses yeux graves, si bons:
- Combien voulez-vous gagner, Mademoiselle ?
- Six cents francs, madame.
- C'est bien, dit-elle, je vous engage.
Et le contrat fut signé tout de suite. Quelle joie pour moi de retrouver du travail !
A l'Éden, nous ne choisissions pas nous-mêmes nos chansons, la directrice s'était adjoint un poète chansonnier de talent.
Le vieux père Baillet avait connu le grand Béranger ; il décidait si, oui ou non, telles chansons étaient bonnes pour la clientèle de famille, spéciale à la maison. Le style de l'
Éden-Concert différait totalement de celui de l'
Eldorado. Ici tout était honnête, familial, les petites pièces et les chansons étaient pour jeunes filles, la décence exagérée amenait les familles les plus prudes avec leurs enfants, et, enfin, le public de l'endroit savait que chaque "vendredi classique" le poète célèbre François Coppée, et le grand critique,
Francisque Sarcey, venaient entendre les chansons de la France d'autrefois. C'était la spécialité de la maison, ces vieux refrains si terriblement difficiles à dire !
A cette époque, j'étais plongée dans le naturalisme. Mon goût allait vers les écrivains tels que Zola, Goncourt, Maupassant. Je ne rêvais que vérité, je cherchais à exprimer en chansons ce qu'ils avaient réalisé par le roman. Quelque chose se dessinait dans ma tête, sans se préciser. En attendant, je ne chantais que ce qu'on me distribuait. Je ne pouvais rien choisir, ni préparer, j'étais "l'employée" d'un art. Toutefois, je cherchais partout le répertoire futur, celui qui correspondait à mes forces expressives. Je le voulais très varié, très étendu, ce répertoire, passant de la farce au tragique, et d'une palette immense de couleurs.
Les auteurs, les artistes savaient, par expérience, qu'il fallait surtout faire rire au café-concert pour avoir "du succès". A force de l'entendre répéter par chacun, je m'ajustais à cette idée. Très bien, je ferai d'abord rire et puis, après, on verrait ; seulement, pour moi, il y avait rire et rire... et je rêvais d'une gaîté, de pleurs, d'émotion, de "formes nouvelles". Je bouquinais partout... je ne trouvais rien qui me satisfît; mais je chercherais et je finirais bien par trouver !
Cependant, mon succès à l'
Éden était surtout, celui d'une drôle de grande jeune fille, mince, mince, qu'on dénommait : la comique à rallonges, à cause de mes façons d'allonger ou de rentrer le cou.
Polin était à l'
Éden-Concert le chanteur "à succès". Son grand talent à parodier les tourlourous de l'époque lui valait l'adoration du public de l'
Éden, envahi une fois par semaine par le personnel de l'épicier Potin, voisin de ce concert. C'était ce que nous appelions :
"La soirée des Cornichons" (en souvenir de ce comestible vendu par eux).
Enfin, au déclin de la saison, au mois de juin, le concert l'
Éden, comme chaque année, fermait ses portes pour rouvrir le 1er septembre. Je voulus donc utiliser mon été et priai un agent de me trouver un contrat n'importe où.
Une offre m'arriva d'aller à Liège au mois d'août. J'acceptai. Un mois pour douze cents francs, j'étais ravie.
De juin à août, je m'occupai de mon répertoire, de celui que je rêvais de créer ; où trouverais-je les chansons qui feraient éclore mon succès ... Où ? Où ?
Un jour, je fouillai dans les cent petites boîtes de livres de toutes sortes, vendus au rabais sur les quais de la Seine, quand ma main tomba sur Les chansons sans gêne. Auteur :
Xanrof. J'ouvris le livre et, debout, sur le quai, je lus le volume entier ! Que c'était farce, amusant, jeune ! et d'une satire si quartier latin ! Si, avec cela, je trouvais quelques chansons "naturalistes" relatant cette "misère" que je connaissais si bien, alors ma route était tracée. Ah ! ce petit bouquin de
Xanrof... il tremblait dans mes mains. "Combien ?" dis-je au marchand. "Douze sous." J'achetai le volume, la musique des couplets était notée ; j'étais haletante de joie, je savais qu'enfin j'avais découvert les premiers bouts de bois dont je me servirais pour construire l'abri de ma vie !
J'allais apprendre les chansons, pour les chanter à Liège, en août. C'était :
"
Le Fiacre"
"La Complainte des 4 z'étudiants"
"Le Bain du Modèle"
"
L'Hôtel du n° 3"
"C'est le Printemps"
"Pauvre enfant, c'était pour sa mère"
"De Profundis"
"La Brasserie du Pacha".
et tant d'autres couplets joyeux. C'était : Paris vu par un étudiant, un étudiant qui fréquentait le Chat-Noir, ce cabaret où l'esprit pétillait.
Xanrof avait vingt-quatre ans et toute sa verve jeune et satirique était dans ce premier livre, inconnu de tous, car personne ne chantait ses œuvres. Lui aussi attendait... Comme moi, il espérait tout et ne voyait rien venir. Et voilà que nous allions nous sauver mutuellement.
Tout le mois de juillet je travaillai les chansons de
Xanrof. J'en avais choisi trois pour commencer : "
Le Fiacre", "Les 4 z'étudiants", "
L'Hôtel du n° 3", et comme à l'
Eldorado , j'avais chanté des couplets dont la musique était d'un compositeur nommé Byree, j'écrivis à celui-ci, pour lui demander de vouloir bien me mettre des notes sur les paroles de la chanson faite par moi à Lyon : "
La Pocharde". Il accepta.
C'est à l'
Éden-Concert que je conçus l'idée d'une silhouette tranchant sur tout ce que l'on voyait alors. Je la trouvai vite. Elle devait être "unique" et... bon marché. J'y parvins. Et cette silhouette-là ne devait jamais s'effacer du souvenir des gens qui, après trente-cinq ans, en reparlent toujours.
Aujourd'hui encore, je ne puis aller à l'étranger sans que les journaux rappellent "la dame rousse aux gants noirs, vêtue de satin vert". J'essaierai de faire mon portrait d'alors, m'inspirant des peintures du temps, car mon miroir ne peut plus m'aider.
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