TABLE DES MATIÈRES _____________________________________
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Yvette Guilbert
Le Divan Japonais
(En 1890)
Imaginez, en haut de la rue des Martyrs, passé le boulevard Rochechouart, imaginez une petite salle de café de province, basse de plafond, et pouvant contenir, en les tassant, cent cinquante à deux cents personnes. On y chantait.
Une estrade plantée au fond de la salle à 1 m. 50 du sol, ce qui m'obligeait à faire attention de ne point lever les bras sans besoin absolu, car alors mes mains se cognaient au plafond, ce plafond où la chaleur de "la rampe" à gaz montait si forte qu'elle nous mettait la tête dans une fournaise suffocante !
Les chanteurs n'y séjournant que cinq à dix minutes s'en tiraient, mais moi, c'était cinquante à soixante minutes qu'il me fallait endurer ce supplice, lequel, terminé, m'obligeait "à me sécher" une demi-heure, avant d'oser affronter l'air froid de la rue, collée que j'étais, dans ma robe, les cheveux ruisselants de sueur. Chaque soir, je risquais la mort ; mais tout cela était compensé par une joie d'artiste qui entrevoyait sa libération de la misère.
J'arrivais au
Divan (c'était en mai ou juin 1891) descendant d'un fiacre découvert qui m'apportait du
Moulin Rouge, tout habillée, toute maquillée. Quelques fidèles du
Moulin suivaient mon fiacre, pour venir au Divan m'écouter dans un tout autre répertoire, car au
Moulin, entre huit et neuf, c'était une clientèle de petits commis du quartier, et je n'osais pas risquer ces mêmes couplets que j'offrais à la clientèle artiste des peintres, sculpteurs, écrivains qui se réunissaient chez Jehan Sarrazin, dit le "poète aux Olives". Au Moulin, je chantais sans joie pour commencer... cela vint après. Au
Divan, je chantais avec plaisir tout de suite en raison du public. Sarrazin me payait vingt francs par soir. Je gagnais donc quarante francs par jour (avec le Moulin) ; pour moi encore si pauvre, c'était la fortune !
Le milieu, là, était nouveau pour moi, et je m'y sentais pourtant à l'aise comme si j'y étais née ! Bohème étincelante : Willette, Pill, Léandre, Forain, Desboutins, Toulouse-Lautrec, Bac, Raffaelli, Duez, Alexandre Bloch, Henri Dumont, Roybet, Rochegrosse, Detaille, Steinlein, etc., etc. ; c'est à Montmartre que je dois de vous avoir connue ! Maurice Donnay,
Émile Goudeau, Mac-Nab, Bruant, Xanrof ! Et vous, grandes vedettes du journalisme d'alors, vous y vîntes me découvrir... Vieil ami Chincholle... et Georges Montorgueil, et Catulle Mendès et Jacques Saincère, et Auguste Vitu, et Émile Blavet, et Grosclaude, et Raoul Toché, et Périvier, directeur du Figaro, et Arthur Meyer, directeur du Gaulois, et Maizeroy du Gil Blas; et vous "terribles" critiques, Francisque Sarcey, Henri Bauer, Bisson, et vous Adolphe Bellot, auteur de ce roman : La Bouche de Madame X..., que les femmes lisaient en cachette !... Et vous, truculent Armand Silvestre ! Quelle chance d'avoir chanté devant vous et d'avoir, par vous, conquis mes galons !
Mon grand ami, le beau tragédien Sylvain, de la Comédie-Française, y venait fumer sa pipe et amenait "des jeunes", ses élèves, s'inspirer de ma diction ; Capiello venait composer une adorable statuette de moi, aussi Lalou, qui sculpta la statue charmante que l'on montre dans la salle des banquets de l'Hôtel de Ville, inspirée de la gracile jeune fille au cou de cygne que le directeur de la manufacture de Sèvres, M. Champfleury, déclarait être "un cou rare", lorsqu'il écrivait à
Eugène Baillet, le vieux poète, que si Mlle Yvette Guilbert consentait à venir poser à Sèvres, on immortaliserait "ce cou unique en ses proportions et sa forme". Mais Mlle Guilbert était trop jeune, à cette époque... elle ignorait tout de Champfleury, et se fichait pas mal d'être fixée en terre cuite ! Bête que je fus !... Aujourd'hui que Monsieur Le Temps a supprimé jusqu'au souvenir de cette petite joliesse que, paraît-il, je possédais, je regrette mon refus et j'ai honte de moi quand je pense que le divin Burne Jones me pria d'être son modèle et que je l'ai envoyé promener !... Ignorance, oui... ignorance... C'est en allant, un jour, à Londres, visiter une galerie d'art, où on exposait les œuvres du grand peintre anglais, mort, que je compris ma bêtise !
Au
Divan Japonais, pour fêter ma venue, Jehan Sarrazin faisait deux soirées : une, de 8 à 10, avec ses artistes ; une autre, de 10 à 11, soirée d'Yvette. C'est au Divan que j'ai créé une chanson qui me causa d'amusants ennuis avec la censure : Les Vierges ! Mon air calme, ma diction lente, ma froideur dans les mots burlesques, en faisait un triomphe ; je la chantais, certains soirs, jusqu'à trois fois ! Je fus dénoncée, me dit plus tard Adrien Bernheim, mon cher vieil ami, le censeur, par un camarade jaloux et la chanson, qui avait été visée pourtant, me fut défendue ou presque.
Je fus à la censure avec mes couplets et comme je disais aux censeurs, dont Bernheim : "Mais enfin, vous l'avez autorisée, cette chanson ! Je la chante telle que son visa m'autorise à le faire !..." - "On s'est plaint... dit Bernheim, et on nous a écrit..." Et déjà il allait rayer, de son crayon, le visa obtenu, quand je criais : "Ah ! non ! non ! mon succès, c'est mon gagne-pain, si vous me supprimez mon succès, vous me supprimez mon pain. Revoyons la chanson, lisons-la :
L'âme candide, et le front pur,
Elles vont les yeux vers l'azur
Les Vierges
Ce sont des abricots pas mûrs,
Elles ont peu d'charmes mais ils sont durs
(Parlé) "Pour sûr" !
Les Vierges!
II
Ainsi que l'herbe dans les champs,
Ça pousse, incult's et rapid'ment
Les Vierges
Ell's sont maussad's, général'ment
Ell's ont mêm' quèqu' chos' de cassant
(Parlé) "Oh maman !"
Les Vierges
III
Pàl's comm' des cierg's en leur aspect,
On les regarde avec respect
Ça port' bonheur, dis'nt les pins' bec,
C'est peut-être pour jouer avec ?
(Parlé) "Cinq sec"
Les Vierges !
IV
Ell's vont ainsi l'esprit distrait,
De l'amour ignorant l'secret
Les Vierges
A quoi rêv'nt-ell's, nul le sait,
De fruits, de fleurs ou de navets ?
(Parlé) "Qui sait !"
Les Vierges!
V
Vous, Messieurs, qui religieus'ment
Respectez cet état charmant
Des Vierges
Sachez qu'il en est cependant
Qui restent jusqu'à soixante ans
(Parlé) "Méchants"
Des vierges !
La chanson lue et relue par les trois censeurs, Bernheim, Défossés, Desforges, il y eut un silence... Tout à coup, Bernheim, qui était le plus intelligent des trois, se mit à rire, et, les yeux farceurs, crut m'empêcher de chanter la chanson en disant : "Voilà, où nous supprimons la chanson définitivement, ou vous la chantez sans les mots "parlés" qui sont à la fin de chaque couplet. Ils sont vraiment un peu raides."
C'était, paraît-il, sur les mots parlés que la lettre anonyme tapait... "Eh bien, dis-je à Bernheim, supprimons les mots, à l'exception du dernier pourtant, qui termine la chanson."
- Non, non, insista Bernheim, aucun !
- Mais, le mot méchant n'a rien qui puisse choquer, voyons ?
Bref, on m'accorda que le mot "méchant" resterait au texte, et l'on écrivit sur la chanson : Les mots parlés sont à supprimer, à l'exception du seul mot "méchant?", et le tout fut timbré à la date du jour ! "Et vous savez, dit Bernheim, j'irai vous entendre, gare à vous si vous trichez !"
Je dégringolais, joyeuse, les quatre étages du Palais de la rue de Valois, car, en une seconde, j'avais vu que la chanson par la suppression des mots parlés allait devenir, de par ce que j'allais en faire, dix fois plus amusante.
Le soir même, à mon entrée sur l'estrade du
Divan Japonais, je vis Bernheim assis au premier rang... cela m'intimida d'abord... puis, amusée de la blague que j'allais lui faire, j'annonçai, le regardant farceuse "
Les Vierges !" A l'avance je devinais quelle serait sa stupeur. J'allais tout simplement tousser de façons très farces et très différentes (selon le sens des couplets) les fameux mots défendus, et la chanson en deviendrait dix fois plus grivoise ! Ah ! l'effarement de Bernheim. Brave et charmant ami, que de fois nous reparlâmes de cette soirée au
Divan ! Vous n'avez jamais su, cher ami, que moyennant cent sous, un garçon de bureau me passait votre terrible tampon de censeur, et que je me donnais des visas moi-même ! O farce !
Et je l'ai chantée cette chanson des Vierges, de longues saisons, toujours "toussant" les fameux passages, et quand d'autres chanteuses arrivaient ver Bernheim défendre aussi leurs couplets, mis en péril par la censure, Bernheim leur disait : "Et ne me racontez pas que vous allez les "tousser" comme Yvette ! la toux d'Yvette est exceptionnelle !"
Jehan Sarrazin, le tenancier du
Divan, était poète,il récitait ses vers, un petit tonneau d'olives sous le bras, douze "olives pour cinq sous", criait Sarrazin, et il les servait sur une feuille de ses poésies ! Mme Sarrazin, à la caisse, débitait les consommations "fines". Ses lunettes sur le nez, elle surveillait la salle, et le garçon qui aidait son mari réglait la sortie des pochards, faisant office de sergent de ville.
Ah ! que toute cette jeunesse était turbulente et bon enfant !... Comment oublier le silence admirable qu'obtenait, certains soirs, Sarrazin, quand il criait : "Le chahut est prié de cesser ! Mlle Yvette Guilbert va nous dire quelques chansons..." et, comme par enchantement, on aurait entendu voler une mouche. Ah !
Xanrof, je chantais tes premiers couplets ! Ton père et toi, vous habitiez rue Tholozé, à côté du
Divan, tu avais l'air d'un clergyman, avec ton petit bout de faux col qui dépassait ton gilet boutonné jusqu'à la cravate ! Te souviens-tu des soirs où mon petit fiacre, me ramenant chez moi (rue Saint-Lazare), une foule de cinquante à soixante personnes me reconduisait, obligeant le cheval à marcher au pas... On descendait toute la rue des Martyrs, et là l'escorte se dispersait avec des : "Bonsoir, Yvette ! à demain, Yvette ! bravo, Yvette !..." tout cela crié si gentiment... On aurait dit qu'on voulait me faire oublier toute ma jeunesse miséreuse, toutes mes larmes et qu'on tentait de me rassurer sur l'avenir. Je sentis, à cette époque-là, quelque chose de très tendre dans le succès que l'on me fit. Souvent Jules Roques, le directeur du Courrier Français, blaguait l'émotion de ma gratitude, mais je reste encore persuadée aujourd'hui par tout ce que me répètent les gens de ma jeunesse, les suiveurs de ma carrière, qu'il se mêlait une affectueuse sympathie à l'indulgence des bravos...
Séverine m'a souvent dit : "Yvette, vous avez été la femme la plus aimée de Paris". Ça me fait plaisir de le croire... En tout cas, ce fut du Divan Japonais que partit ma consécration artistique. Et Montmartre a gardé mon cœur. J'ai chanté au
Divan les chansons de
Xanrof, de
Bruant, c'était pour "le public" une révélation, car, pour la première fois, elles sortaient de leur enceinte : le
Chat Noir, et allaient, de par moi, se populariser à travers le monde...
Et pourtant Zidler, qui était mon éternel "conseil", me disait que le succès de "Montmartre" resterait celui d'une petite chapelle artiste, c'est vrai... mais qu'une réputation devait se faire de par la ruasse, qu'il fallait donc surveiller les possibilités de "descendre" en bas "DANS PARIS". (La difficulté alors en était grande pour les débutants !) "Et tu sais, petite, quand en bas tu auras fait ton affaire, n'y piétine pas ! Deux ans au plus, et file ton affaire. Une carrière, vois-tu, ce qu'on appelle une carrière, ça se fait dans l'univers entier, et pas dans une ville, fût-elle Paris. Tu verras ! tu verras ! tu feras le tour du monde... c'est moi qui te le dis..."
Quel prophète.
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