TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Débuts à l'Eldorado

De retour de Lyon depuis trois semaines.

Enfin arriva le jour de mes débuts à l' Eldorado. On me fit chanter à dix heures, en belle et bonne place ; la salle était pleine, la musique se fit entendre et j'entrais en scène sur les dernières mesures de l'orchestre. Un grand silence accueillit mon entrée... Je commençai et le public m'écouta... sans applaudir ; dans le même silence, je commençai une seconde chanson ; je sortis de scène sans un pauvre petit bravo... Je défaillais... je sentis à cette minute que tous mes pauvres rêves étaient brisés.

Ma mère avait donc raison ? Les Lyonnais avaient donc raison ? Je remontai dans ma loge si atrocement désolée que je n'entendis pas une énorme chanteuse crier : "C'est maigre comme deux Anglais, et ça voudrait être comique !"

Ce fut une camarade qui, plus tard, me raconta la boutade de Mlle Bloch, la chanteuse "colosse". Tout alla de la même lugubre façon pendant deux semaines. Je chantais devant l'indifférence générale ; alors on me mit au programme à huit heures... Je commençais le spectacle ! personne n'était dans la salle !

Ma directrice, la chère femme, espérait lasser mon orgueil et, par ce procédé, me faire quitter la maison, rompre mon contrat... Mais j'acceptais tout, car ma vie et celle de ma mère en dépendaient.

Petit à petit, on sut au théâtre des Variétés... que "la petite Guilbert" était à l' Eldorado ; on vint m'y voir, et, un soir, des camarades amenèrent un critique dramatique (M. Bisson) : ce fut le coup de grâce ! Celui-là monta dans ma loge me dire :

- Ma chère, c'est effarant qu'une fille intelligente comme vous puisse croire qu'elle intéressera jamais un public en chantant comme vous le faites ! Retournez jouer la comédie tout de suite ! n'essayez pas de chanter, vous n'avez aucun don pour cela ! Comment vous avez entendu des mois Judic chanter aux Variétés et vous ne sentez pas toute la différence qu'il y a entre son procédé et le vôtre ?

- Mais, dis-je à M. Bisson, il n'y a pas seulement une manière au monde de chanter ! Judic n'a pas le monopole de la diction, elle a "son genre", je puis avoir "le mien", et n'est-il point temps de chambarder la routine et d'enfin créer autre chose ?

- Mais créer quoi, mon enfant ? Non, non, me répliqua Bisson... Croyez-moi, jouez la comédie... jouez la comédie...

Et pendant de longs jours, on monta m'avertir de "ma fausse route".

Enfin, un soir, la directrice de l' Eldorado, en me payant les six cents francs de mon premier mois, me mit le marché en mains : ou quitter la maison, ou rester à deux cents francs par mois, pour jouer seulement les petites comédies en un acte qui, en ce temps-là, terminaient les spectacles de l' Eldorado. Je devais, si j'acceptais ces deux cents francs, renoncer à mon tour de chant... Car j'étais "déconcertante", m'assura-t-elle...

C'était une façon polie deme mettre à la porte... Je le compris, et je vois encore la figure congestionnée de la pauvre dame quand, avec calme, je lui fis savoir que je préférais partir de chez elle, n'ayant aucune joie à toucher six cents francs par mois, ni même sept cents la seconde saison, car c'est elle la "seconde?saison", qui viendrait chez moi, me les offrir par soirée...

- Vous ferez, Madame, comme Verdellet, le directeur de Lyon ; lui, il me donnera douze cents francs par jour...

Elle retira sa voilette pour mieux me regarder.

Je lui semblais folle, ou idiote, ou malade, bien certainement, car elle éclata d'un tel rire que jamais je n'ai pu l'oublier ; néanmoins je restais persuadée que c'était "ma manière nouvelle", ma personnalité qui la déconcertait comme elle avait dû déconcerter son public, auquel on n'avait pas encore dit : "Voilà enfin de l'inédit, comprenez-le..." et je me répétais "Patience... le jour viendra... le jour viendra..."

Oh ! cette Mme Allemand, quel type ! Une fois, à une répétition, pendant mon court séjour à l' Eldorado, un musicien me proposa de réciter des vers comiques sur de la musique:

- Vous semblez "dire", Mademoiselle, plutôt que chanter, et ici les chanteuses sont incapables de réciter des vers... le tout pour moi, Mademoiselle, est de savoir adapter le caractère musical au ton de la poésie...

Au mot de ton, Mme Allemand cria : "En fa, monsieur ! en fa !"

Un formidable éclat de rire partit de l'orchestre ; moi je pouffais, mais elle, vexée, furieuse, de répliquer :

- Quoi  ... quoi... qu'est-ce que j'ai dit de si drôle  ... Oui, en fa, c'est un ton passe-partout !

Alors, ce fut un tel déchaînement parmi les musiciens et les artistes en scène qu'elle sortit, violente, faisant claquer les portes... Ce fut Gardel-Hervé qui fit renaître le calme. Mais le "ton passe-partout?" resta légendaire. Ce brave Gardel-Hervé ! il vient de mourir en cette année 1926.

Sa disparition ressuscite en moi mille souvenirs des tempétueux débuts de ma batailleuse jeunesse. Me gardiez-vous rancune, cher Gardel-Hervé, de ces répétitions à l' Eldorado, alors que j'avais dix-huit ans et que vous ne pouviez obtenir cette passivité "bovine" que vous réclamiez à toute la belle jeunesse sous vos ordres ? Ah ! ces vaudevilles finissant les concerts où vingt-cinq jeunes filles, costumées en marinières ou canotières du Bougival d'alors, devaient manipuler les rames de leurs supposés canots sur un rythme de pompiers à l'exercice. Par quelle fatalité fallut-il que, gavroche, je vous glapisse un jour "Mais des rames... c'est pas des pompes à feu !"

Oui, cher Gardel, je revois encore votre œil, votre air stupéfait, indigné, et le silence, effroyablement craquelé tout à coup par la fusée de rire des vingt-cinq femmes présentes quand j'ajoutais : "Mais oui, quoi... des rames, ça demande des exercices nautiques... les pompes à feu, c'est pas nautique !"

- Ce qui est "nautique", rugit Gardel, c'est qu'un mot de plus et je vous fous à l'eau ! Alors, tranquillement, je lui remis ma rame avec un:

- Comme je ne sais pas nager, Monsieur, je m'en vais !

Il me regarda les mâchoires serrées et hurla :

- Eh bien, foutez le camp ! Une gamine qui ne peut pas retenir une douzaine de mouvements !

Et moi :

- Tout ce qui est idiot, je l'oublie, Monsieur, je ne me souviens que de ce qui est intelligent. Au théâtre des Variétés, d'où je viens, je retenais mes rôles, mais ça, votre machin idiot !...

Alors Gardel me donna cent sous d'amende avec obligation de reprendre ma rame. Mais quand, un mois plus tard, la directrice de l' Eldorado, Mme Allemand, me mit à la porte parce que ma façon de dire mes chansons indifférait à son public, elle ajoutait, insolente:

- Non, non, ma petite ! Retournez au Théâtre des Variétés, ne vous mêlez pas de chanter ;
M. Gardel, du reste, est de mon avis. Vous n'avez rien de ce qu'il faut pour le café-concert:

Allez, mon cher Gardel-Hervé, si là-haut votre conscience ou votre amour-propre étaient pris en peine par ces souvenirs que peut-être la T. S. F. vous transmet, consolez-vous en songeant que ces expériences n'ont pas entamé ma bonne humeur et que si vous n'avez pas été plus intelligent que quelques autres à mon égard, vous n'avez pas été plus bête, et surtout que vous n'avez pas été méchant. Vous avez laissé un souvenir mérité de brave homme et je le dis à Dieu pour qu'il le sache. Donc, à la fin "des deux mois" passés à l' Eldorado, je fis mes paquets et m'en fus me présenter à l' Éden-Concert, qui se trouvait boulevard Sébastopol, à côté du magasin de Pygmalion. La directrice, Mme Saint-Ange, avait fait fortune "dans les beurres" aux Halles, et n'avait pas hésité une seconde à diriger un concert ; étrange destin qu'était le mien... j'allais donc voir cette marchande de beurre.


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