TABLE DES MATIÈRES
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Prologue
Après la guerre 1870
Dans les affaires
Dernier souvenir de mon père
Le débat du ventre
Deux hommes passèrent
Adelina Gaillard
Théâtre des Boulevards
Mon audition - L'Eldorado
Débuts au Casino de Lyon
Débuts à l'Eldorado
Éden-Concert
Ma silhouette définitive
Liège et la "Pocharde"
Le Moulin Rouge
Le Divan Japonais
Le Concert Parisien
La Bodinière
Le Nouveau Cirque
A la Scala
Comment j'ai compris Bruant
L'Horloge
Les Ambassadeurs
Une soirée chez l'éditeur Charpentier
Mon répertoire
Les journaux et les journalistes
Ma seconde carrière
Portraits
Jean Lorrain - Goncourt
Sarah Bernhardt
Le Prince de Galles
(futur Édouard VII)
Toulouse-Lautrec
Pierre Loti
Jules Roques
Maurice Donnay - Forain
Eléonora Duse
Deux cardinaux :
Le cardinal Mercier et le cardinal Dubois

Récompenses
A travers le monde
Épilogue

Yvette Guilbert


Le Moulin Rouge

(1890)

Partie pour me déligoter des entraves de l' Éden-Concert, je demandai à mon ami Zidler qui venait de créer le Moulin Rouge de m'y laisser chanter, mais à condition de rester libre du choix de mes chansons...

- Tout ce que tu voudras faire, ma petite, tu le feras, à condition que tu le fasses en douceur... Il ne faut pas brusquer le public, mais tu sais que, chez moi, c'est le côté Bal qui prime, le concert n'est qu'accessoire, et je ne puis t'offrir que les mêmes 600 par mois de l' Éden-Concert. Mais si tu trouves à t'employer ailleurs en même temps, fais-le.

- Entendu, lui dis-je.

Je vis que la clientèle assise au concert était accessible surtout à la basse farce, au comique épais, et comme il fallait vivre, me voilà apprenant pour la clientèle du Moulin Rouge une chanson parodique d'une nurse anglaise "bonne à tout faire" auprès des messieurs malades confiés à ses soins... Les cheveux lissés et tirés sous la coiffure traditionnelle à voile bleu pâle, des brides blanches sous le menton, la robe de soirée cachée sous le long manteau gris bien boutonné, avec ma sveltesse d'alors, j'étais une caricature étonnante de "nurse", froidement accessible aux propositions amoureuses bien payées des patrons! Je m'amusais follement à chanter ces couplets avec un accent anglais très précis. Maurice Donnay s'en souvient encore et m'en reparle quelquefois. Le texte de ma chanson était idiot, mais "Miss Valérie" amusait beaucoup ce "petit public" assis de 8 à 9 au Moulin Rouge. Le "grand public" n'arrivait qu'au moment des quadrilles, à 9 heures et demie, c'était le public chic. Qu'il était pittoresque, alors, le Moulin Rouge ! Avec son jardin où l'on chantait l'été, et son éléphant géant dans lequel on montait voir "des attractions".

La salle de bal, avec sa muraille du fond toute en glaces, devant laquelle les fameuses danseuses de l'époque, quand le public avait déserté la salle, à minuit, s'amusaient à créer entre elles et pour elles des pas inouïs de fantaisie acrobatique. Zidler permettait à l'orchestre de jouer quinze minutes après le départ du public afin de favoriser leur délassement de chaque soir, et c'était le moment où les familiers de la maison voyaient vraiment les danseuses professionnelles en pleine action.

La Goulue, aux bas de soie noire, son pied de satin noir dans la main, faisait virevolter les soixante mètres de dentelles de ses jupons, et montrait son pantalon cocassement brodé d'un cœur qui se tendait, farceur, sur son petit postérieur, lorsqu'elle s'inclinait en des saluts irrespectueux; des touffes de choux de rubans roses aux genoux, une mousse adorable de dentelles descendant jusqu'aux chevilles fines, laissaient paraître et disparaître ses adorables jambes, agiles, spirituelles, aguicheuses. La danseuse décoiffait son cavalier d'un petit coup de pied chic dans le chapeau et faisait le grand écart, le buste droit, la taille mince dans sa blouse de satin bleu ciel et sa jupe de satin noir "coupée" en forme de parapluie, s'étalant en ses cinq mètres de largeur.

Et c'était magnifique! La Goulue était jolie et canaillement spirituelle à regarder... blonde, la frange (le cheveux coupée sur le front arrivant net aux sourcils. Le chignon, en casque, sur le haut de la tête, commençait en une mèche, durement tordue dès la nuque, afin de ne pas tomber pendant les danses. De ses tempes la classique "rouflaquette" descendait en l'risettes sur les oreilles, et de Paris à La Bowery de New York, en passant par les bouges de Whitechapel à Londres, toutes les filles de l'époque avaient cette même coiffure et le même ruban de couleur noué au cou.

La Goulue se promenait à Montmartre avec une chèvre qu'elle amenait aux répétitions des quadrilles du Moulin Rouge. Elle vécut quelque temps avec une étrange petite danseuse aux airs de laveuse de vaisselle : " La Môme Fromage." Un jour, un indiscret voulut savoir la vérité sur leurs relations... La Goulue, prise de pudeur, nia être lesbienne. Alors, la Môme Fromage de hurler une phrase qui fit le tour de Paris

- Comment, Louise, tu nies que tu m'aimes? tu t'em... bêtes pourtant pas quand tu m'friandes!
Oh!... La canaillerie de la voix ajoutée à l'ordure...

La Môme Fromage était un basset fait femme, courte de jambes, longue de buste, rondouillarde, une tête de bonniche - Vénus de caserne -, je ne sais d'où lui venait son nom de Môme Fromage. Un homme, Valentin "le Désossé", était le cavalier célèbre de La Goulue, il dansait en redingote et haut-de-forme, mais quelle redingote! quel haut-de-forme! Il était le type osseux et très long de certains acrobates mal nourris des cirques de village.

Aucun Parisien ne vit Valentin le Désossé la tête nue; habillé au "décrochez-moi ça" des faubourgs, toujours le "haut-de-forme" gras, cabossé et luisant emboîtait son front.

Il habitait Montmartre comme La Goulue et avait fini par s'acheter un petit cheval et une voiturette, dans laquelle on les voyait quelquefois traverser le Bois de Boulogne, pour aller pêcher des fritures dans les environs de Paris.

Valentin conduisait, toujours avec sa redingote et son haut-de-forme; en revanche, La Goulue, assise à ses côtés, était toujours tête nue. La Goulue ayant amassé de l'argent, s'acheta une maisonnette à Montmartre. L'été venu, elle prit un soin minutieux de son jardinet, et Valentin le Désossé l'aidait à l'entretenir de fleurs.

Un jour qu'elle était mécontente des rosiers qui ne montaient pas assez vite garnir son mur, elle jura pendant une heure des N. de D. de N. de D... tellement qu'une voix se fit entendre chez son voisin de l'autre côté du mur disant : "Mon enfant, ne jurez pas de la sorte, vous offensez le ciel..."

- De quoi  ... de quoi  ... vieille gourde... de quoi que tu te mêles... eh ! vieux potiron ! fais voir ta gueule !

Et La Goulue, saisissant son échelle, grimpa pour voir de l'autre côté du mur quel était ce donneur de conseils. Le voisin, sans doute également intrigué, en fit autant de son côté et La Goulue se trouva soudain nez à nez avec un curé.

- Ah! mince alors! fit-elle, et, souriante, soudainement respectueuse, elle engagea une conversation qui se renouvela quotidiennement. Et La Goulue racontait que, depuis, le curé lui passait du raisin par dessus le mur et qu'elle lui coupait des fleurs pour sa table plusieurs fois par semaine.

Avec La Goulue, "Étoile de la danse", il y avait Grille d'égout (ancienne institutrice) ; ses dents écartées "comme une grille" lui valurent cet horrible surnom.

Puis Rayon d'Or, au chignon roux, longue, longue, souple. Jane Avril, folle de la danse, secrétaire d'Arsène Houssaye, je crois bien, était lettrée, artiste, distinguée, fine comme une fleur de narcisse dont elle avait la pâleur, une très longue et souple robe rouge, un chapeau noir, et Zidler, Zidler dirigeant ce bataillon de vierges folles, Zidler, ancien tanneur, fier de sa vie, "accomplie tout seul", disait : "Vois-tu, ma p'tite Yvette... j'suis comme toi... fils de mes œuvres... je me suis fait tout seul. A dix ans, je trempais dans c't'ordure de ruisseau de boue et de tanin qu'est la Bièvre. J'étais dans l'eau puante, pour tanner les peaux d'vaches que mon patron ne voulait pas faire; j'ai appris à lire et à écrire, j'avais quatorze ans, et je ne suis pas très fort... Mais mon intelligence m'a remplacé l'instruction. J'avais en moi l'étoffe d'un grand bonhomme, mais pas l'sou. Alors, comme j'avais l'flair d'organiser l'plaisir, j'ai fait un jour la connaissance d'Oller et, une fois associés à Paris, nous avons créé Les Montagnes russes (dans l' Olympia), Le Grand Hippodrome (pas loin de ta rue François-Ie) où 3 000 personnes pouvaient s'asseoir, puis le Moulin Rouge (célèbre à présent dans le monde entier), puis le Jardin de Paris, le rendez-vous des clubmen, l'été. Zidler, vois-tu, Yvette c'est un ours, une brute qui grogne et montre les dents pour se défendre... mais personne peut dire que Zidler ait manqué à sa parole, " moi, j'ai l'honneur de mes mots ", écrits ou parlés, les " mots " de Charles Zidler, c'est les mots de Charles Zidler!"

Ce qu'il ne disait pas, ce grognard, c'est qu'il avait un cœur d'or, très tendre quand il le fallait. Il ne faisait peur qu'à ceux qui ne le connaissaient pas. Il avait un respect profond de tous ceux qui travaillaient avec honnêteté, acharnement; quand, un jour, il parla de moi à Auguste Vacquerie, l'ancien directeur du Théâtre-Français, il lui dit : "Vous, naturellement, Monsieur Vacquerie, vous êtes mis à part... Diriger le Théâtre-Français, c'est honorable..., mais quand vous y étiez, vous avez dû voir qu'il est impossible, à vos collègues des autres théâtres, d'être des honnêtes hommes, eh bien, voilà Yvette Guilbert aux prises avec des individus au-dessous encore des directeurs de théâtre; au fond, allez, nous sommes tous plus ou moins marlous...; les Étoiles, c'est des gonzesses qui rapportent, nous en vivons..."

M. Vacquerie n'avait jamais oublié la boutade du père Zidler.

Quand Zidler inaugura le Jardin de Paris, il s'aperçut que le public n'y arrivait que vers 11 heures, après les quadrilles du Moulin Rouge ; alors il fit faire de grands omnibus à impériales pour transporter les clients du Moulin aux Champs-Élysées. Des cochers habillés en postillons faisaient claquer leurs fouets en dégringolant dans Paris.

Les amis de Zidler, le jour du Grand Prix, pensaient tous à lui ! On savait que, ce jour-là, "Charles" gagnait 30 000 francs ou les perdait, selon le baromètre... et tous nous savions que, vers 6 heures du soir, il arpentait invariablement, chaque année, l'avenue des Champs-Élysées, scrutant les nuages. Quand la pluie noircissait le ciel, on voyait rentrer Zidler dans le jardin de Paris, la canne levée, menaçante, et défonçant le baromètre à tour de bras : "Salaud!... salaud!..." hurlait-il, le chapeau rejeté en arrière, "tiens, tiens, salaud!..." et les coups de pleuvoir sur le pauvre instrument qui se brisait en mille miettes!

La pluie tombant, les quelques courageux venus quand même au Jardin de Paris (puisque c'était le "chic" de s'y faire voir) ne recevaient pour réponse à leur "bonjour Zidler" qu'un mot bref... cher aux lèvres de Cambronne. Les gens riaient, mais Zidler fumait de rage! Il était l'ami du Tout-Paris d'alors, tous les clubs aristocratiques avaient recours à lui pour organiser leurs fêtes.

La Ville de Paris en avait fait le grand ordonnateur de ses récréations, il avait le génie d'amuser la foule, les foules, avec des nuances, selon la qualité de la masse à distraire. Personne n'a remplacé Zidler.

Chez Zidler il y avait un sain génie de créer du plaisir "populaire" dans le très élevé sens du mot.

On ne lui savait pas de maîtresse, c'était à tous notre surprise, puisqu'il était veuf, je crois. Pourtant, après dix ans que je le connaissais, un jour il me dit : "Tiens, tu mérites de connaître mon amie... viens diner avec nous ce soir." Je vis alors une adorable jeune femme de trente ans peut-être (il en avait soixante-cinq) qui depuis longtemps était sienne. Douce, distinguée, femme de foyer, Zidler "la cachait" aux yeux de tous, et quand il mourut, elle ne put résister à son chagrin ; elle le rejoignit dans la tombe quelques semaines après ! Il avait été son premier et son unique amour, ce vieillard étonnant.

C'est au Moulin Rouge que j'ai entendu les plus longs spasmes du rire, les crises les plus hystériques de l'hilarité. Zidler reçut un jour la visite d'un monsieur à visage maigre, triste et pâle, qui lui confia qu'étant un "phénomène", il voulait vivre de sa particularité.

- En quoi consiste-elle, votre particularité, monsieur ?

- Monsieur, explique l'autre en toute gravité, figurez-vous que j'ai l'anus aspirateur...

Zidler, froidement blagueur, fit :

- Bon, ça

L'autre continua, d'un ton de professeur :

- Oui, Monsieur, mon anus est d'une telle élasti
cité que je l'ouvre et le ferme à volonté...

- Et alors... qu'est-ce qui arrive ?

- Il arrive, Monsieur, que par cette ponction providentielle... (?) j'absorbe la quantité de liquide qu'on veut bien me confier...

- Comment? vous buvez par le derrière ? dit Zidler effaré et aguiché. Qu'est-ce que je puis vous offrir, Monsieur, fit Zidler cérémonieux...

L'autre, de même :

- Une grande cuvette d'eau, Monsieur, si vous le voulez bien...

- Minérale, Monsieur ?

- Non, merci, naturelle, Monsieur.

Quand la cuvette fut apportée, l'homme, enlevant son pantalon, fit voir que son caleçon avait un trou à l'endroit nécessaire. S'asseyant alors sur la cuvette remplie jusqu'au bord, il la vida en un rien de temps et la remplit de même.

Zidler constata alors qu'une petite odeur de soufre se répandait dans la chambre : "Tiens, vous fabriquez de l'eau d'Enghien!"

L'homme sourit à peine.

- Ce n'est pas tout, Monsieur... Une fois ainsi rincé, si j'ose dire, je puis, et c'est là où est ma force, expulser à l'infini des gaz inodorants... car le principe de l'intoxication...

- Quoi ? ... quoi  ... interrompit Zidler, parlez plus simplement... vous voulez dire que vous pétez  ...

- Heu... si vous voulez... concéda l'autre, mais mon procédé, Monsieur, consiste dans la variété sonore des bruits produits.

- Alors, quoi ? vous chantez aussi du derrière?

- Heu... Oui, monsieur.

- Eh bien, allez-y, je vous écoute!

- Voici le ténor, ... un;
"Voici le baryton, ... deux;
"Voici la basse, ...trois;
"La chanteuse légère, ... quatre;
"Celle à vocalises, ... cinq.

Zidler, affolé, lui cria :

- Et la belle-mère ?

- La voilà! dit le "Pétomane".

Et, sur ce, Zidler l'engagea. Sur les affiches, on lisait :

Tous les soirs, de 8 à 9,

LE PÉTOMANE

Le seul qui ne paie pas de droits d'AUTEURS!

Zidler mit le Pétomane dans l'éléphant du Jardin, on s'écrasait pour "l'entendre", et les cris, les rires, les spasmes des , femmes, les hurlements hystériques s'entendaient à cent mètres du Moulin Rouge. Et quand le Pétomane voyait cette foule ainsi secouée, il criait : "Un! deux! trois! En chœur!..." et "le chœur", se joignant à lui, la salle était alors "en convulsions".

Un soir, le directeur du Divan japonais, voisin du Moulin Rouge, vint m'entendre et m'offrit de venir chez lui chanter. Il fut convenu que, "mon tour de chant" terminé au Moulin Rouge, je sauterais dans un fiacre tout habillée et serais chez lui à 9 heures et demie.

Adorable souvenir que ce Divan japonais !

T'en souviens-tu, Maurice Donnay ? Et vous Auriol ? écrivain farceur, et toi Henri Dumont, rapin charmant... et toi Xanrof, qui demeurais à côté. Et vous aussi du haut du ciel : Alphonse Allais ? et Toulouse-Lautrec ? Ah! les amusants souvenirs !...


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