Yvette Guilbert
Adelina Gaillard
Ô charmante figure de femme !
Curieuse petite modiste de dix-huit ans, venue de Sedan à Paris vers 1883, un dé au doigt, une aiguille au corsage, tu dors depuis seize ans dans mon tombeau au Père-Lachaise. Un jour on m'y descendra près de toi, Lina, qui fus ma sœur. Qui t'aurait dit que ce serait moi qui t'offrirais ton éternelle demeure dans un petit coin de la mienne.
Je te revois si nettement en ta belle jeunesse de travailleuse, ta tête brunette aux grands yeux verts, ta bouche hermétique aux dents blanches, et ce "mutisme" volontaire qui faisait de toi un être si prodigieusement tranquille !
Toi dans tes maisons de modes, moi dans mes maisons de couture, nous formions le projet "d'un jour" nous établir ensemble. Ma mère entretenait nos désirs. "Deux jeunes filles sérieuses comme vous, disait-elle, vous réussirez. Ah ! si l'on avait les capitaux pour installer une petite boutique !" Tu ne répondais rien, tu hochais la tête... et les beaux dimanches, dans le jardin des Tuileries, nous recommencions de parler de nos rêves. Quand je décidai de "faire du théâtre", tu restas sans voix. C'était comme une trahison envers toi. "Et notre travail, Yvette, notre travail", disais-tu. Pauvre chère Lina, si honnête, si sincère, peut-être que Dieu n'a favorisé mes efforts que pour te donner la joie d'être "patronne" à ton tour et pour me permettre de t'installer ta petite maison de modes, "New House", de la rue de Clichy où plus tard je t'ai vu morte, couronnée de cheveux blancs... Ton cœur si grave, si romantique, n'était point fait pour affronter la vie de Paris, si dangereuse aux jolies filles pauvres. T'ai-je bien connue ? Il y avait tant de mystère en toi. Je te voyais toujours à l'ouvrage, muette, sérieuse et, quand on parlait de l'amour, un grand voile descendait sur ton visage, et ta pudeur charmante nous impressionnait tous. Que de fois, depuis ta mort, j'ai pensé à toi, petite modiste décente, et si tendre... Et à ton désespoir de voir épouser par une autre celui qui disait t'adorer !
Comme tu étais heureuse quand, à la morte-saison, je te disais : "Allons, ferme boutique, et filons à Londres ou à Cabourg ou en Italie". Et comme j'avais de la joie à te récompenser de ta noble vie de travailleuse, si fière moi-même d'être indépendante par mon travail.
Je n'oublierai jamais ton émotion le jour de mon mariage ; comme tu pleurais en voiture ! Et puis, cette bonne amitié qui s'affirmait chaque année davantage fut un jour écrasée par ta mort.
Ah ! jamais, jamais, je n'aurais cru qu'on pouvait mourir et sourire ! Ton beau visage était aussi radieux que celui d'une sainte en extase et que de fois, depuis 1910, j'ai dit à mon mari : "Qui sait si elle était vraiment morte? ..."
Chère Lina, gentille ouvrière comme moi autrefois, tu fus ma sœur, de longs ans de ma vie tu fus mêlée à mes soucis et à mes joies, et ton cœur si sûr, si fidèle, me fut un exemple.
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