Yvette Guilbert
A travers le monde
En Europe, j'ai porté et fait acclamer à peu près partout la poésie populaire de France. L'Allemagne étant la plus cultivée, fut par conséquent la plus admirablement sensible à mon effort. Pendant vingt-deux saisons avant la guerre, j'y ai fait connaître l'esprit de France, et celui du Montmartre de mes débuts. Je fus l'inspiratrice des "Cabarets" allemands, qui se créèrent par centaines après mon premier passage en 1918. Il y a deux ans, je fus la première artiste française qui y revint porter l'olivier de paix. Ma venue, ou plutôt mon retour, fut émouvant et triomphal ; à Berlin et dans une douzaine de grandes villes, dont Munich, j'ai fait entendre tout mon programme de l'époque médiévale à nos jours, et les foules, envahissant les salles où je chantais acclamant l'esprit de France, me confirmèrent, comme les critiques de toute la presse, que partout est une élite humaine, celle de l'intelligence cultivée, qui toujours suivra les hautains efforts. Le tout est de s'adresser à cette élite-là. A Paris elle est plus nombreuse qu'on ne croit.
Avec l'Allemagne, j'ai parcouru la Belgique, la Suisse, la Hollande, la Pologne, le Danemark, la Scandinavie, la Tchécoslovaquie, la Russie, la Roumanie, l'Autriche, la Hongrie, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, la Grèce, l'Égypte, l'Algérie, la France, l'Angleterre, l'Écosse, l'Irlande. Et enfin toute l'Amérique ! Des millions de programmes de textes de nos chansons populaires furent imprimés par mes soins et distribués partout. Des textes inconnus furent recherchés par moi dans les ouvrages des philologues et édités par moi, pour la récréation, l'enseignement des foules, l'enrichissement des artistes, et la propagande de l'esprit de France, et je déclare, sans aucune modestie hypocrite, que si j'ai eu une somptueuse vie de succès, je l'ai méritée par l'infatigable vie de travail que mes soixante ans présents n'interrompent pas encore.
Le héros d'une pièce de Jean Sarment jouée à la Comédie-Française, dit mélancoliquement de lui : "J'ai été trop grand pour moi."
Eh bien, quand je retrace ma somme de travail, ma somme d'études, et que je pense à mes réalisations orgueilleusement artistes, eh bien, savez-vous ce qu'il me faut conclure de moi ? Que je suis plus grande que moi.
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