CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 11


DESAMBASSADEURS A la Scala...

Je chantai trois semaines durant à l' Européen ;ce n'était pas, certes, une révolution mais, enfin, pour ceux qui savaient,comme mon frère et moi, de quoi il retournait, les choses semblaient ne pasaller trop mal. Seulement, je continuais à ne pas répondre aux sollicitationsde mes admirateurs un marchand corse, notamment, m'attendait chaque jour, rueBiot, tant à mon arrivée qu'à la sortie. Avec des clignements d'yeux qu'ilcroyait peut-être irrésistibles, il me montrait, à un étalage voisin, desgâteaux parmi lesquels il m'invitait à choisir. Je lui riais au nez et jem'échappais en courant dans l'étroit escalier qui menait aux loges d'artistes.

"Quand on monte sur les planches, on doitsavoir à quoi l'on s'expose !" En somme, se soumettre ou se démettre ? Bienqu'un tel ultimatum ne m'eût pas été signifié, je ne m'y trompais pas, et jepréparai ma retraite... Ayant auditionné victorieusement alors que j'ignoraistout du métier, pourquoi hésiterais-je à renouveler l'expérience, maintenantque j'étais, tout de même, un peu moins gauche  ... C'est ainsi que j'allai,toujours avec la même inconscience, me présenter aux Ambassadeurs.

- Revenez dans quinze zours ! me ditDucart, le directeur, dont le zozotement chronique faisait la joie de tous sespensionnaires.

S'il avait espéré me décourager, il s'étaittrompé : à la date fixée, j'étais là ; rien, cette fois ne me manquait, j'avaismon "grand format" et mon orchestration complète ! Je tendis cet indispensablematériel au chef, avec des airs avertis et j'attaquai :

Quandj' passe près d' l'Ecol' Militaire...

Oh ! Elle n'était pas bien fameuse, ma chanson  ! Ai-je d'ailleurs jamais eu une chanson vraiment dans mes cordes ? J'ai beauchercher...

A cette époque, si les auditions n'y étaientpas officiellement publiques ? c'est-à-dire payantes ? comme à l' Européen, lesjardins des Ambassadeurs demeuraient cependant accessibles à quelques habitués,qui venaient y prendre le frais et l'apéritif. Quand des candidats àl'engagement problématiques se faisaient entendre, cela procurait à cesfavorisés une distraction supplémentaire, et permettait, éventuellement, audirecteur, de recueillir l'avis des fidèles avant de prendre une décision.J'ignorais alors le Tout Paris, et j'étais à cent lieues de me douter quej'auditionnais devant un parterre de marquis : il y avait là, en effet, lesmarquis de Chalagnat, de Castellane, de Lubersac, de Massa, le mécèneArchdéacon, toute une vieille France, en somme, élégante et racée, dont on netrouve plus guère, aujourd'hui que de bien rares représentants dans un ToutParis trop facilement international... Je fus agréablement surprise d'entendreéclater des applaudissements dès la fin de mon premier couplet, cela n'arrivaitque peu fréquemment en pareil cas. Encouragée, je poursuivis avec plusd'entrain que jamais, et toujours à grand renfort de gestes, bien entendu.

Je courus ensuite à Ducart :

- Alors, Monsieur, ça a marché ?

Des voix impérieuses me coupèrent la parole :

- Ohé, Ducart ! Viens entendre cette gosse ;elle est impayable !

Le digne patron daigna alors m'expliquer que,forcé d'accorder trente ou quarante auditions chaque jour, il n'y portait guèred'intérêt. Mais, sur l'insistance des habitués, il me demanda de "remettre ça",et poussa cette fois la bonne grâce jusqu'à s'installer au premier rang et àaffecter la plus grande attention. Quand j'eus terminé, il me dit, toujourszozotant :

- Ce n'est pas mal, c'est même zentil... Zevous engaze... Dix francs par zour...

Quoi qu'on en puisse supposer, l'annonce de cechiffre aussi inespéré que fantastique pour moi ? à l'époque surtout, ? ne medonna aucune émotion. D'ailleurs, Ducart ajoutait aussitôt :

- Seulement, ici, les engagements se fonttoujours pour trois ans...

Trois ans, à dix francs par jour ? C'était lePactole ; en tout cas, l'avenir assuré ! J'acceptai donc sans barguigner, maistout naturellement.

Et ce fut la vogue, tout de suite, soudaine,presque brutale. La vogue ? Un coup de fouet, ou de foi subite, le plus souventinexplicable, qui vous adopte en un clin d'œil... Il arrive que de telsengouements passent vite : feux de paille, tôt évanouis en fumée ! Marionnettesde la vie, ou du succès, qui font trois petits tours et puis s'en vont !...D'autres viennent, qui prennent la place, en attendant qu'on la leur ravisse àleur tour... Comme je plains ceux qui se laissent griser par ces caprices d'unemonnaie passagère de gloire !

Moi, mon Dieu, je continuais à ne m'étonner derien, plus amusée que troublée de l'intérêt que l'on commençait à attribuer àma petite personne. Dès les premiers jours de mes débuts aux "Ambass", AristideBruant, cravaté de rouge, Jean Lorrain, fardé, tout constellé d'opales, vinrentm'entendre. Puis, ce fut, M. Marchand, directeur des Folies Bergère, de l'Eldorado et de la Scala, dont le fils, Léopold Marchand, est le jeune etbrillant auteur dramatique que l'on applaudit aujourd'hui, et qui joint à sontalent incontestable l'esprit le plus fin et le cœur le meilleur...

Mon costume, que les circonstances m'avaientimposé bien plus que je ne l'avais composé personnellement, fut certainement undes premiers attraits qu'on me trouva. A cause de mon jeune âge, je portais unerobe fort courte, ce qui pouvait surprendre à l'époque, et je laissais aller auvent ma toison sauvage. C'est à tort, en effet, que l'on m'a si souventreprésentée avec des cheveux crépus ; les miens, vraies "baguettes de tambour"n'ont jamais accepté de se prêter au pli des plus savants coiffeurs.

Je chantais, cambrée en arrière, les poingscrispés, comme coupée en deux par cette taille flexible que l'on remarqua toutde suite, avec des mouvements nerveux, exaspérés.

C'est à ce moment que les journaux commencèrentà s'occuper de moi, et que les épithètes les plus variées se mirent à pleuvoircomme grêle sur moi. Willy, que je ne connaissais pas encore, assurant que jepossédais "une taille capable d'enjalouser une abeille" ; dans ses Propos del'Ouvreuse, il notait que j'étais trépidante comme une voiturette souspression. Je ne me fardais aucunement alors ; simplement tenant compte de monteint, je me servais de poudre ocre.

Je ne tardai pas à exciter la verve deshumoristes. Sem, que tous ses confrères imitèrent bientôt, me représentait avecun anneau dans le nez et des boucles noires de négresse. Toujours la mêmeerreur sur mes cheveux : ils n'étaient nullement noirs ni crépus et je n'yobtenais des boucles qu'à l'aide de rubans roulés très serrés autour, un peu àla façon de ce que font les Mauresques pour leurs petites filles. Aggravant larosserie, Sem ornait mon corps de rotondités à faire pâlir la Vénus hottentote  ! Il paraît que c'est là le tribut à la gloire... Grand merci !...

Dans une de ses revues, mon gentil directeurVarna me faisait chanter :

"Quandje portais des cheveux courts
Onm'a dit que c'était infâme...
Maintenantc'est la coiffure de toutes les jolies femmes."
J'étaissimplement de vingt ans en avance !
"Quandj'débutais au music-hall,
Mataille tenait dans un faux-col..."

ce qui était, d'ailleurs rigoureusement exactplusieurs fois, des camarades s'amusèrent à m'entourer la taille d'un faux-colde pointure normale : 41 ou 42. Ce détail, vite répandu, contribua à créer deslégendes : des natures chagrines affirmaient, de la meilleure foi du monde, quej'avais les côtes écorchées, à force de me serrer !... Pauvres gens ! Enfin,les surnoms s'en mêlèrent, aimables ou fielleux ; pour les Arabes, à Alger,j'étais "l'hirondelle" ; Jean Lorrain m'appela "la cantharide d'or" ; c'est luiégalement qui lança à mon propos l'expression : "les yeux de fellahine".

C'était le moment de la grande vogue d'YvetteGuilbert qui obtenait chaque soir d'indescriptibles triomphes, avec unrépertoire très fin, du reste, à peu près entièrement écrit par Xanrof etAristide Bruant. Un beau jour, j'apprends qu'elle gagne 700 francs parreprésentation. Je partageais avec Yvette Guilbert, les faveurs du public, pourdes raisons peut-être différentes, mais je n'avais que dix francs. Sansautrement réfléchir, je vais signifier à Ducart que s'il ne me refait pas unautre contrat, je lâche les "Ambass".

- Et combien voudrais-tu gagner ? demande-t-il.

- 500 francs !

- Par mois ?

- Non, par jour !

- Par jour !

Stupeur.

Marchand m'avait proposé 150 francs par représentationpour chanter aux Folies Bergère ; comparé aux trente sous de mes débuts,quatre mois plus tôt, ce n'était évidemment pas mal. Seulement, tant que moncontrat ne fut pas renouvelé par Ducart, je fis les deux établissements dans lamême soirée, touchant 150 francs dans l'un et dix dans l'autre. Marchand medemanda de m'engager à l'année : lui aussi me proposait trois ans, aux mêmesconditions, ce que j'accepta !... Quelques jours plus tard, leshommes-sandwiches dont la mode venait de se créer à Paris, annonçaient sur lesboulevards :

Cesoir, aux FOLIES BERGERE,
àdix heures
POLAIRE

Aux Ambassadeurs, je lançai ce nouveau refrain  : Le p'tit frisson, "chanson pour les petites femmes blasées" ; le grandsuccès allait à une nouveauté qui demeura longtemps populaire, et dontbeaucoup, sans doute, n'ont pas tout à fait oublié la vogue : "Tamaraboum dihé  !" Il était entonné tous les soirs par une artiste nommée Duclerc, bordelaiseopulente, qui répondait assez bien au portrait de Mme Angot "pas bégueule,forte en gueule". Elle poussait cela comme un cri énorme, que la sallereprenait en chœur. Je pus découvrir plus tard que la musique de ce refrainétait à peu près exactement celle de l'invocation de Werther dans lechef-d'œuvre de Massenet : "Pourquoi me réveiller, ô souffle du printemps"...

Or, voilà que Duclerc tombe malade assezsérieusement et se voit forcée d'abandonner momentanément la scène. Ducart medemanda d'interpréter le fameux et bruyant" Tamaraboum dihé !"... J'acceptai.Le mouvement endiablé de ce refrain cadrait assez avec le genre trépidant quej'avais adopté. Pour le reste, j'avais entendu suffisamment de fois l'air etles paroles pour n'avoir pas besoin d'une longue mise au point.

- Tu la çanteras, hein, ma petite cérie ?suppliait Ducart.

Et dès le lendemain, à la matinée, j'ajoutai cenuméro à mon programme ; j'en fus récompensée par un succès plus vif quejamais. Naturellement, je l'interprétais avec ma nature : ma taille exigüe etma voix d'enfant cependant grave m'interdisaient d'irriter, l'épaisse ettonitruante créatrice. Je ne l'essayai d'ailleurs pas. Deux semaines durant, jechantai ce numéro supplémentaire et, ma foi, cela m'amusait autant que lesjeunes fous qui l'entonnaient avec, moi. Seulement, dix jours après, Duclerc, àpeu près rétablie, revenait prendre sa place ; sans discuter, je lui abandonnaisa chanson, estimant qu'ainsi tout s'arrangeait pour le mieux...
Hélas ! c'eûtété trop beau ! Quand elle attaqua son refrain, les étudiants se mirent àprotester violemment "Polaire ! criaient-ils... Polaire !"... Et bientôt, ilshurlaient en chœur, sur un de leurs airs familiers :

C'estPolaire, Polaire, Polaire
C'estPolaire qu'il nous faut !
Oh ! oh ! oh ! oh !

La malheureuse Duclerc, suffoquée de surpriseet d'indignation, fut obligée de quitter le plateau, sans avoir pu se rendrecompte de ce qui se passait. Ce ne fut que lorsque, une demi-heure plus tard,mon numéro achevé, on me réclama "Tamaraboum dihé !" qu'elle comprit lasituation ; écumante de rage, elle se tenait derrière un portant, tandis queles étudiants déchaînés, réclamaient mon retour. J'avoue que j'hésitai quelquepeu ; je ne tenais nullement à aggraver la peine de ma camarade, et je ne mesouciais guère, d'autre part, de provoquer une dispute, genre de sport que j'aitoujours en horreur. Le public manifestait de plus belle, tapant des pieds etdes mains, agitant les cuillers dans les tasses et cognant les verres sur lestables. Le tapage augmentait, de seconde en seconde, aggravé de menacesdirectes de mise à sac de la salle, mêlées de bruits de chaises brisées.Ducart, dans la coulisse, s'arrachait le peu de cheveux qui lui restaient :

- C'est du zoli ! zézayait-il, ces zean-foutresvont tout saccazer... Ah ! les zeunes zens d'auzourd'hui !... Elle me coûteracer, cette petite !...

En vain, avait-il tenté de venir expliquer lasituation à ce public épileptique ; plus vainement encore avait-il essayé derenvoyer Duclerc sur le plateau, après avoir donné l'ordre à l'orchestred'attaquer fortissimo le refrain de la chanson. Toujours, les mêmes hurlementsforcenés réclamaient avec obstination : "Polaire ! Polaire !..." il fallaitpondant prendre une décision, sous peine de voir dégénérer le tapage enbagarre. Brusquement, comme les musiciens reprenaient inlassablement laritournelle, j'entrai en scène en chantant à tue-tête "Tamaraboum dihé !"aussitôt repris en chœur par la foule ? soudain apaisée. Ah mes enfants ! Quelleovation ! Je ne me souviens pas d'avoir jamais reçu un accueil aussienthousiaste ! On ne me laissait plus quitter la scène, et j'ai bien rechantévingt fois le même refrain... Cependant, tandis que je sauvais ainsi lasituation, Duclerc, qui ne voyait dans ma conduite qu'un crime delèse-priorité, ne décolérait pas ; positivement, elle écumait :

- Je la tuerai ! hurlait-elle... Ah la petite pute...Petite vache !... Je me la casserai en deux!

Ce pauvre Ducart s'efforçait, sans y parvenir,de la calmer. Comme le public, chantant éperdûment en chœur, faisait uneffroyable tintamarre, les échos de cet orage ne parvenaient heureusement pasjusqu'à la salle. La pauvre artiste, finalement, piqua une crise de nerfs, eton l'emporta chez elle dès qu'elle parut un peu remise. Elle ne m'a jamaispardonné ! Et pourtant...

D'après le contrat qui me liait à lui pourtrois ans, M. Marchand pouvait m'envoyer, à son gré, aux Folies Bergère, àl'Eldorado ou à la Scala. Dans chacun de ces établissements, je retrouvais unpeu de ce Tout Paris qui fréquentait assidûment, alors, les salles despectacle, et qui suivait avec une fidélité remarquable la vedette du moment.

A l'Eldo, je lançai un refrain qui devint toutde suite populaire, et dont certains se souviennent peut-être : "Max, Max !"composé à propos du fils L..., jeune soldat multimillionnaire dont s'entretenaitalors la gazette des salons et des coulisses. Ce fut un succès à peu près aussivif que "Tamaraboum dihé !" ; je chantais :

Max  ! Max ! qu' t'es rigolo !
Quelsuc tu jett's en tringlot !
C'estpas qu' tu sois joli, joli garçon,
seul'ment,t'as tant, d'pognon !

Chaque soir, ce fut une véritable frénésie. Letout-Paris de l'époque venait entendre cette chanson. On ne parlait alors, eneffet, que de Max L... surnommé "le petit sucrier". Lui aussi venait chaquesoir à l'Eldo ; il s'écoutait chansonner sans montrer d'humeur, mais aussi sanss'amuser outre mesure. Il m'a toujours paru que ce garçon gardait au fond deson cœur comme une secrète tristesse ; il semblait déjà désabusé, et je ne mesouviens pas de lui avoir jamais vu marquer le moindre enthousiasme pour quoique ce fût. Sa fortune même devait lui peser entouré d'amis dont la plupartn'étaient que des tapeurs, il sentait bien qu'on ne le flattait que pour sarichesse, qui était d'ailleurs inlassablement généreuse. Nombre de gensvivaient à ses crochets. Je lui trouvais cet air "malheureux des enfants quisont nés trop heureux" comme l'écrivait je ne sais plus quel poète de l'époque.

C'est à ce moment que je commençais à recevoirdes cadeaux princiers qui ont souvent défrayé la chronique, encore que je n'enaie jamais fait étalage. Emilienne d'Alençon qui était, je crois la premièrefemme à avoir officiellement une écurie de courses, m'envoya un soir unmagnifique cheval tout, en fleurs, grandeur nature. Max L..., en souvenir de machanson, me fit, quelque temps après, porter par un de ses amis, un stock deperles et un énorme croissant de diamants. Le messager qui me remit cesfastueux souvenirs, vous pouvez encore le contempler à Longchamp, les jours degala, complet jaquette gris perle impeccable et haut de forme clair, c'est luiqui présente, devant les tribunes, le défilé des pur sang avant les grandesépreuves... Quant au brave petit Max, il mourut au régiment, alors qu'il venaità peine d'atteindre ses vingt-deux ans ! Des bruits extraordinaires coururent,comme toujours : on insinua que ce trépas n'était pas naturel, qu'il survenaittrop inopinément pour ne pas faire l'affaire de quelqu'un, que sais-je encore !Pour moi, ce malheureux était né trop riche, et c'est la vie désabusée qu'il menaitqui l'a tué... Pauvre gosse !

A la Scala, on donnait les premières revues àgrand spectacle, que commençait à lancer, avec une réussite foudroyante, cegrand artiste P. L. Flers, qui vient de mourir à Cannes, emportant les regretsde tous ceux qui, l'ayant connu, ont pu apprécier sa nature loyale, droite etcourageuse. En dépit de son fige, il s'était engagé en 1914 et s'esthéroïquement conduit. Je jouai une de ses revues : En voilà de la chair ! dont le titre parut outrageusement audacieux. Et pourtant, l'on n'en montraitguère, de la peau humaine, dans ces scènes où l'esprit le plus fin le disputaità la fantaisie la meilleure ! Pour l'œil, qu'il fallait tout de mêmesatisfaire, la Scala groupait tout ce que Paris comptait de jolies filles ; laplupart étaient moitié artistes, moitié demi-mondaines, mais quelle gerbe debeautés ! Et c'est Landolff qui les habillait ! Ceux qui se souviennent de cecostumier trop tôt disparu et jamais remplacé, ne manqueront pas, au seul échode son nom d'évoquer les inégalables splendeurs qu'il prodiguait alors aumusic-hall. Mme Landolff était la plus précieuse collaboratrice de son mari ;elle composait des costumes incomparables, tant par la prodigalité des tissusque par le choix harmonieux des couleurs, sa fantaisie délicate et son soucid'exactitude documentaire. Elle avait ses préférées dans sa nombreuse clientèle  : Lise Fleuron, Eve Lavallière et moi étions celles dont elle aimait plusspécialement s'occuper. Le jour des générales de costumes, elle me convoquait àonze heures du matin ; agitant avec passion des arcs-en-ciel de soieries,coupant, déchirant, drapant, épinglant, elle me composait des toilettes inouïesqui cadraient à merveille avec mes rôles autant qu'avec mon tempérament. C'estd'elle qu'on disait à l'époque qu'elle était une véritable fée des couleurs etje ne crois pas qu'une autre l'ait mieux mérité. Quelle artiste ! Quel génie  !... après elle je n'ai trouvé qu'une femme digne de l'égaler, Mme RenéeGoetz, que la maison Patou a l'orgueil de posséder.

Après sa mort, la maison ne tarde pas àpéricliter : elle avait perdu son animatrice. J'aurai d'ailleurs l'occasion derevenir sur ce triste événement qui coïncida pour moi avec une mésaventure donton a, à l'époque, beaucoup parlé.

Parmi les belles filles qui illuminaient lascène, la plus magnifique, sans conteste, était Lise Fleuron, une de nosmeilleures commères de revue, en ce temps où il y avait encore des revues... etdes "commères". Lise Fleuron, depuis, est devenue la femme de mon frère Edmond. Dufleuve a brillamment réussi, dans le genre qu'il s'était créé et a écrit,entre temps, maintes chansons de café-concert dont quantités ont obtenud'appréciables succès, telle, par exemple, la scie populaire :

Lelendemain, elle était souriante...

Je connus aussi, à la Scala, Angèle deLinières, une blonde délicieuse, dont les cheveux avaient des reflets dorés dela paille comme ceux de la mignonne Parisys. C'était une bonne fille, sansmalice, dont on assurait qu'elle n'était pas avare de ses charmes. Dans larevue "Voilà de la chair", elle tenait l'emploi de commère et, suivantl'usage d'alors, avait à chanter un rondeau. C'était le temps heureux, aussibien pour les artistes que pour la clientèle, où les revuistes étaientécrivains de théâtre, des lettrés qui ne dédaignaient pas de rimer et desoigner un texte que l'on pouvait vendre dans la salle. Paul Gavault, deCotens, Eugène Héros, Henri de Gorsse, qui commencèrent leur carrière par cegenre qu'on aurait tort de croire plus facile, n'en ont pas moins, ensuite,brillé comme auteurs dramatiques. Mais ils n'avaient jamais borné leur effort àn'être que des "producers" !

Dans son rondeau, pour y revenir, Angèle deLignières avait à dire :

J'aipas vu la lune à un mètre
et,pourtant, c'était bien mon tour !

ce qui amusait déjà follement les initiés. Maiselle mettait à chanter ce distique une si évidente application que toute lasalle éclatait de rire. La brave fille, sans jamais comprendre exactement lavéritable cause de cette hilarité se montrait très fière de l'effet produit.

C'est au beau milieu de cet appétissant essaimde beautés fraîches et potelées que je surgissais tout à coup, trépidante. Dèsque j'apparaissais, une avalanche de violettes tombait sur la scène hommagetraditionnel de mes fidèles étudiants, qui me suivaient depuis mes débuts,traînant après eux le refrain qu'ils affectionnaient :

C'estPolaire, Polaire, Polaire,
C'estPolaire qu'il nous faut !...

Emilienne d'Alençon et Otero faisaientquelquefois partie de la troupe. Souvent, je demandais à cette dernière :

- Pourquoi donc vous faites-vous appeler la"belle Ottéro"  ... On le voit bien que vous êtes belle !

Avec cet accent particulier qui l'eût faitprendre pour une enfant de Saint-Flour plutôt que pour une authentique filled'Espagne, elle me répondait :

- Ch'est vrai, n'est-che pas ?

Plus tard, au théâtre Marjal, il lui arriva uneaventure que je crois devoir rapporter pendant que j'y suis. Un soir, Oteroperdit une perle. Elle s'en aperçut dès sa sortie de scène ; vous voyez d'icison émoi et son inquiétude. Pour elle, les machinistes, seuls, pouvaient êtreles coupables, elle bondit sur l'un d'eux. Elle avait toujours été plutôtpotelée mais, avec le temps, elle sacrifiait de plus en plus généreusement à ceque Willy avait appelé "La légende des seins". Tout en se débattant, ellehurlait, éperdue :

- Chélérate ! Yo vais vous traîner chez leCommichaire de poliche !

C'est, en effet, au poste voisin que se dénouala bagarre ; tout le théâtre l'y avait accompagnée, assez amusé d'une scèneimprovisée, où, pour une fois, les acteurs devenaient spectateurs. Le nom decette femme impressionna sans doute le représentant de la loi : il fitdéshabiller tout le monde, artistes, ouvreuses, machinistes et habilleuses.Malgré les investigations les plus subtiles, on ne découvrit aucune "perlouge"comme disait la plaignante. Fort embarrassé le commissaire eut une idéesoudaine :

- Etes-vous bien sûre, madame, demanda-t-il,que votre perle n'est pas tombée dans votre propre costume ? Au point où ensont les choses, je vous serais reconnaissant de vous dévêtir aussi...

Otero, dans sa hâte à porter plainte, étaitdemeurée en robe de scène ; après s'être quelque peu fait prier, elle consentitenfin à se rendre à l'invitation... Miracle ! A peine eut-elle dégrafé soncorsage pailleté, que la fameuse perle apparut, mollement écrasée contre unepoitrine opulente. Douillettement réfugiée là, elle semblait défier le danger :une double forteresse la protégeait : le corset, modèle 1900, qui avait arrêtéla perle au passage, et un confortable capitonnement d'appas encoreappréciables. Le drame s'acheva chez un bistro voisin aux frais de la"victime"... Ce que les gens du poste de police ont pu s'amuser !...

Mais je Reviens ! à mes souvenirs de la Scala. Si l'Eldorado, dans le monde artistique, était alors désigné sous le nom de"Temple de la Chanson", la Scala passait pour en être la Comédie Française. Lesdeux établissements présentaient en effet l'un et l'autre une troupe d'unattrait incomparable, recrutée pour chacun d'eux à la suite de patientes etjudicieuse, sélections.

A la Scala, on je retrouvai Yvette Guilbert, leprogramme comprenait le délicieux Polin, Anna Thibaud. Parmi les autres : Mayol, Sinoël, Boucot, Max Dearly et le regretté Moricey ont réussi, de leurcôté, des destinées appréciables...


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