Polaire
Chapitre 8
LESBOSANO
Un hasard providentiel me fit, à ce moment,rencontrer une famille Bosano. Je n'eus pas à le regretter. J'étais tombée chezde très braves gens. Là, sans qu'on eût à me trouver un "sale caractère", jefaisais tout ce qu'on me demandait, parce qu'on me le demandait affectueusement; c'est en riant, en chantant, que j'accomplissais les menus travaux dont on mechargeait et qui n'outrepassaient jamais les moyens ni les forces de mon âge.Une mission de confiance m'incombait : accompagner les deux fillettes, Reine etMathilde, à l'école où j'allais les rechercher aux heures de fin de classe.Elles étaient à peu près du même âge que moi, mais très amusée de mesfonctions, je n'en prenais pas moins de graves airs de chaperon.
C'est avec les Bosano que j'allai pour lapremière fois au théâtre, celui des "Nouveautés", situé dans une petite voiequi dégringolait en pente raide sur la rue d'Isly.
Un soir où nous allâmes au spectacle de cetterue d'Isly, on donnait les Mousquetaires au Couvent. L'impression laplus forte que je ressentis fut celle que me procura le ténor qui chantaitGontran. Quand il attaqua les couplets fameux du second acte :
Ilserait vrai : ce fut un songe,
Dontle réveil brise mon cœur...
le cœur battant, la bouche ouverte et les yeuxfixes, j'écoutais avidement le timbre caressant de cet organe vraimentenchanteur. Et lorsqu'il arriva au refrain :
Ses yeux semblaient déjà me dire : je vous aime...Sa lettre, hélas ! Me dit : je ne vous aime pas !
peu s'en fallut que je ne bondisse sur la scènepour embrasser mon beau mousquetaire. J'ignorais totalement son nom et l'idéene me vint même pas de m'en informer mais, à mon sens, rien n'était plus beauque lui... Le ténor était, à cette époque, le béguin des dames : on ignorait leboxeur, l'aviateur et plus encore et pour cause, le jeune premier de cinéma :c'est le ténor qui récoltait les fruits de l'admiration.
J'aurais à ce moment donné n'importe quoi pourapprocher "mon artiste" comme je l'appelais : je cherchais à tous les étalagesl'occasion de voir un de ses portraits dans les rôles à succès. On ne vendaitpas alors en grande série les effigies du moindre cabot : on se bornait àexposer chez les marchands de musique quelques photos des vedettes consacrées.On ne connaissait pas non plus les publicités tapageuses si fort à la modeaujourd'hui, ou le faire-savoir a trop souvent remplacé le savoir faire.
Je flânais maintenant quelque, peu en revenantd'accompagner les petites à l'école, de même que je parlais plus tôt pour les yattendre... Un jour, en attendant les enfants, je m'étais arrêtée, rueDumont-d'Urville, devant un marchand de pianos : le portrait de "mon ténor" ytrônait, précisément, dans son beau costume de mousquetaire. Qu'il étaitbeau ! Un monsieur entre deux âges, très élégamment vêtu, à peu prèschauve et fort ridé, se tenait derrière moi, amusé de mon attitude admirative :tout à coup il me mit la main sur l'épaule :
- Il est bien, n'est-ce pas, petite ?
Je bondis, aussitôt hérissée et, dévisageant lepersonnage, je lui éclatai de rire au nez, en m'écriant :
- Ah ! Vous, laissez-moi tranquille !... Vousêtes trop vilain !
Tandis qu'il s'éloignait, affreusement, vexé,un commis du magasin de musique, qui avait observé la scène, me dit :
- Savez-vous quel est le monsieur que vousvenez de traiter ainsi ?
- Pas du tout. Et, d'ailleurs, je m'en fiche !
- Eh bien, c'est l'artiste qui est représentélà, en mousquetaire !
La foudre, tombant à mes pieds, ne m'eût pasparalysée davantage ; bras et jambes coupés, je m'en allai, furieuse etdépitée, doutant encore que le commis ne se fût pas moqué de moi... Je pusbientôt, hélas ! me convaincre qu'il n'avait nullement menti ! C'est ainsi queje perdis ma première grande illusion sur le théâtre...
Cette passion, toute platonique, ne tarda pas àêtre remplacée par une autre, qui prit tout de suite une grande importance, dumoins à mes yeux. Je devins amoureuse, à ma façon, d'Alphonse, le jeune fils deMme Bosano ! Il n'avait peut-être rien de ce que l'on appelle un beau garçon.Mais il était charmant ; toujours gai, aimable, il chantait agréablement descouplets légers et connaissait par cœur tous les airs d'opéras et d'opérettes,sans parler des refrains en vogue qu'il était le premier à avoir. Je ne saiscomment cela m'arriva, mais je me mis tout d'un coup à ne plus penser qu'à lui; joyeuse avec exubérance quand il était là, je devenais toute triste dès qu'ils'en allait. J'en rêvais la nuit, quand j'arrivais à m'endormir et, le jour,j'en perdais littéralement le boire et le manger, passant le plus clair de montemps à le dévorer des yeux... Lui, naturellement, ne faisait pas attention àmoi : il troussait toutes les boniches de la maison.
J'avais onze ans, ? ce fut mon premier etdernier chagrin d'amour : j'avais compris que je ne pourrais jamais aimer commej'aurais voulu aimer....
Plus tard, ses nièces, brillamment mariées,sont venues me voir à Paris dans ma loge ; quant à Alphonse, je ne l'airencontré qu'en retournant à Alger : il n'avait rien perdu de son charme...C'est avec une profonde surprise qu'il me considéra ; sans doute ne put-il pasretrouver en Polaire la "gamine" Emélie-Marie (j'y tiens !) Bouchaud, qu'ilavait connue agitée et trépidante, la gosse noiraude que les Arabes du quartieravaient baptisée "l'hirondelle".
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