Polaire
Chapitre 20
QUELQUESAUTEURS, QUELQUES PIÈCES
Par quel étrange concours de circonstancesfus-je demandée un jour pour aller, entre deux trains, jouer à Biarritz, dans leMonde où l'on s'ennuie, le rôle de Suzanne de Villiers ? Toujours est-ilque Nozière ; qui se trouvait là par hasard, assista à la représentation. Aprèsle spectacle, il confirma l'appréciation encourageante qu'il avait émise à monpropos pour "Claudine" ; quelques jours plus tard, il écrivait que,sincèrement, à cette époque, il ne voyait pas, à la Comédie-Française, uneartiste susceptible d'interpréter, avec les infinies nuances qu'il exigeait, cepersonnage de l'espiègle et mutine petite-cousine de la Comtesse de Céran. Jelui vouai une gratitude éperdue, quoique je n'eusse jamais nourri la moindreambition d'entrer dans la Maison de Molière. Certes, s'il n'avait été questionque de passer par le Conservatoire, j'eusse volontiers sacrifié quelques annéesà y travailler d'arrache-pied ; cela n'eût pas manqué de m'aider à parfaire uneéducation intellectuelle jusque-là abandonnée à mon seul instinct. J'étaisencore assez jeune pour n'avoir pas à redouter que le temps consacré à cesétudes nécessaires fût perdu pour mon avenir. Seulement, je n'ignorais pas quele chemin à parcourir, loin d'être aussi droit qu'on le souhaiterait, comportetrop souvent de sournois sentiers de traverse. Dans mon cas, mes précédentsséjours au music-hall, les potins qui avaient entouré la création de"Claudine", sans parler de ce fameux "masque" que l'on continuait à évoquer,n'eussent fait qu'aggraver les choses. Les encouragements flatteurs d'hommeséminents comme Lucien Guitry ou Nozière suffisaient donc à me persuader qu'endépit des racontars, je n'étais pas sur une trop mauvaise voie.
Je n'avais cependant qu'un mot à dire pourm'assurer de précieux concours, de puissants appuis parmi la foule desadorateurs qui s'obstinaient autour de moi. L'un d'eux, notamment, futur potentatde la République, me poursuivait d'assiduités qui, par simple impression,m'étaient pénibles. Gros, brun, boursoufflé, il dirigeait une feuille,aujourd'hui disparue, et avait débuté dans la politique avec deux millions derentes ; ainsi m'offrait-il à la fois la force de son argent et celle de soninfluence, déjà grande. Sans prétendre que je devinais, à cette époque, lalamentable fin qui devait terminer sa carrière d'abord éblouissante, un obscurinstinct me fit repousser cependant cet homme, qui me faisait l'effet d'unmonstre, et dont le seul aspect me causait un indéfinissable malaise, que je neparvenais pas à dissimuler. Avec l'assurance dont il faisait preuve, l'audacequ'il mettait dans la pratique de ce qu'on a appelé plus tard le système D...,je pressentais qu'il parviendrait aux Plus hautes situations :
Un jour à une générale de la Comédie-Française.Pendant l'entr'acte, je m'étais jointe à un aimable groupe de critiques et decomédiens quand notre Excellence vint à passer :
- Mon cher Ministre, lui dit Nozière,permettez-moi de vous présenter notre Polaire...
Craignait-il qu'en rappelant certains détailsdu temps où il me serrait de trop près, je fisse trébucher sa majesté présente ? Ayant salué d'un geste rapide, il s'éloigna de nous à grands pas. Pauvrehomme ! Comme il a eu tort de s'inquiéter ; c'est plutôt moi qui me seraistrouvée gênée, à l'évocation de tels souvenirs, en me retrouvant devant lui !En tout cas, je fasse certainement restée muette en sa présence, polir plus d'uneraison... Il ne faut ouvrir ses yeux et son cœur que devant ceux qui sont leslumières de la vie.
Personne n'avait compris cette étrange dérobadedu financier-Ministre, pas même Nozière, si perspicace pourtant. Mais ilsavait, parmi les artistes, discerner celles qui ne sollicitaient que sontalent. Nos relations ne furent jamais obscurcies par ces arrières-pensées quigâchent les meilleures amitiés. Il travailla pour moi, à plusieurs reprises. Unjour, en déjeunant, je lui racontais ma vie, lui parlant des difficultés de mesdébuts. J'exhalais mes regrets, malgré la chance inouïe qui m'avait d'abordfavorisée, de pouvoir passer franchement du music-hall à la véritable comédie.Je lui dis mon extrême lassitude d'entendre sans cesse parler, uniquement de mataille miraculeuse, de mes yeux d'arabe et de mon teint basané.
- Comprenez-moi, lui criai-je, je suis sûre,ainsi qu'on dit en argot de métier que j'ai "quelque chose dans le ventre !"...Je voudrais "sortir mes tripes !".
La véhémence que j'avais mise à m'expliquer,l'enthousiasme qui débordait de tout mon être, firent grande impression surNozière ; lui au moins m'avait comprise. Avec quelle rapidité il écrivit pourmoi cette Marie Gazelle dont j'ai déjà eu à parler. J'y retrouvai toutce que j'avais exhalé de moi-même, certaines répliques étaient exactement lesphrases dont je m'étais servie. C'était peut-être, je l'ai dit, la meilleureœuvre de cet auteur délicieux, certainement la plus émouvante. Et lieu sait,pourtant le mal que nous eûmes à la faire jouer !
Si Nozière ne me tint aucune rigueur de n'avoirjamais voulu être pour lui qu'une camarade et une interprète, il n'en fut pas,hélas ! de même pour d'autres ! Mon rêve, après les succès du Friquet etdes Hannetons eût été de créer la Femme et le Pantin. Jevenais d'en lire le roman qui avait exalté en moi un enthousiasme délirant. Jem'étais fait de Pierre Louys une image et une opinion personnelles, à la façonun peu naïve dont les enfants se représentent Dieu ou les saints... L'auteurdes Chansons de Bilitis nichait alors à Passy dans une sorte de curieusetanière au fond d'un petit jardin, presque au pied de la pente abrupte de larue de Boulainvilliers. Enfouie sous les acacias, sa demeure, avec ses marchesvermoulues et ses petites vitres sournoises, ressemblait à ces gîtescampagnards et maudits dont parle Barbey d'Aurevilly.
Ma première impression sur cet écrivain degénie ... Ah ! ces grands yeux bleus, froids, qui semblaient jeter des regardsde faïence, cette nonchalance, comme efféminée, de la démarche, cette lenteurdans la conversation ! Cet homme semblait de glace, et pourtant, à chaquevisite qu'il exigeait de moi, je sentais, sous cette indifférence peut-êtreaffectée, une sourde flamme qui grandissait, m'enveloppant peu à peu, comme sielle eût voulu m'embraser, m'étreindre, me consumer. Je feignais de nem'intéresser qu'aux progrès de la pièce :
-J'y travaille !... j'y travaille,rassurez-vous, répétait-il... Mais je tiens à utiliser tout l'apport de votresi curieuse nature... Aussi faut-il que je vous voie souvent... que je vousconnaisse sous vos moindres aspects... que je m'imprègne de vous...
Je n'avais, hélas, que trop bien compris ; quelque fût mon désir de créer le personnage de Concha Perez, due je sentais siprofondément pour moi, c'était devenu pour moi un véritable martyre que de merendre à la petite maison de Passy. J'y étais pourtant admirablementaccueillie, et traitée avec les plus grands égards ; j'y déjeunais souvent encompagnie de Mme Pierre Louys, femme adorable, trop belle, trop fine... Commeje me sentais près d'elle, et comme j'aurais été heureuse qu'elle me comprîttelle due j'étais ! Mais tout de même, je ne pouvais pas attendre de cetteépouse torturée qu'elle ne souffrît pas de l'angoisse constante où on latenait... C'est elle, cependant, qui me dit un jour, avec une douceur infinie :
- Que voulez-vous, il ne peut pas travaillerquand vous n'êtes pas auprès de lui,.. Seulement, quand vous y êtes il netravaille plus !...
Dans ces conditions, il était évident que lapièce, si fièvreusement attendue depuis deux ans, ne serait jamais achevée ! Etje n'y pouvais rien !... Il n'a jamais été dans mon caractère de poser à lavertu mais, que voulez-vous quand ça ne vous dit pas ! Et puis, peut-être avais-jetrop d'admiration pour l'écrivain. Arrive-t-on à aimer ceux qui vous semblentd'une telle supériorité ? Pas moi ! Une sorte de respect quasi-mystiquem'étreint, en ce cas, qui me rendrait plutôt timide. Et puis, il y a desprofanations que je n'ai jamais pu envisager : je suis de celles qui parentleur enthousiasme d'une auréole immaculée, conception fort éloignée desmisérables lois de la nature physique... Bref, je finis par faire mon deuil ?avec quelle amertume ? du beau rôle un moment entrevu... Porel, qui devaitmonter la pièce au vaudeville, se lassa à son tour d'attendre vainement : ilmit en répétition Maison de danses, 4 actes tirés du roman de PaulReboux par Nozière et ce pauvre Charles Muller, une des premières victimes dela guerre...
Nous étions presque à la veille de la générale.Un beau matin, à mon appartement des Champs-Elysées, se présenta un jeune hommedont le nom, tout d'abord, ne me dit pas grand'-chose : Pierre Fraudet ? quidevait, par la suite, prendre le pseudonyme de Pierre Frondaie. Il arriva commeune trombe (il arrive toujours comme une trombe) et, sans autre préambule, medit d'un ton autoritaire (il a toujours un ton autoritaire) :
- Je viens de terminer la Femme et le Pantin,d'après le roman de Pierre Louys... La pièce est reçue par Gémier, et vouscréerez le rôle de Concha Perez... Cette pièce admirable vous est destinée :vous allez incessamment entrer en répétitions.
Je me doutais bien, parbleu, que si l'œuvredramatique répondait aux qualités du roman, elle ne pouvait être queremarquable.
- Mais, objectai-je, vous me semblez ignorerque j'ai attendu cette puce pendant deux ans, que je répète Maison de danses au Vaudeville, et que nous passons dans quelques jours à peine !
Tout cela n'était pas pour l'embarrasser :
- Aucune importance ! assura-t-il, pluspéremptoire encore... Vous n'avez qu'à lâcher Porel et Maison de danses et venir au
Théâtre Antoine : on vous attend...
- Excusez-moi ; monsieur, mais je n'ai pas pourhabitude de manquer à mes engagements... Faites-vous donc une raison : laFemme et le Pantin attendra ; voilà tout !
- A moins qu'on ne la fasse créer par une autre ! riposta-t-il rageur.
Effectivement, ce fut, on s'en souvient, RégiraBadet qui joua le rôle de Concha, mais la pièce n'en passa pas moins un an plustard. Elle eût du succès, et suscita même le blâme du sénateur Béranger, quis'indigna que l'interprète, en dansant, osât montrer un sein nu...
Maison de danses futcréé le 13 novembre 1909 ; l'interprétation comprenait, entre autres, AiméeTessandier et Rose Caron, Arquillère, Louis Gauthier et Lérand. Cette fois onne me discuta plus, et j'eus quelque droit de me montrer heureuse d'unecritique unanime à déclarer que j'avais "joué le personnage d'Estrella avec unepassion saccadée, mais avec tous les élans, toutes les ondulations de mon corpsélastique, et le perfide sourire de ma bouche peinte"...
En 1925, revenant d'une longue tournée durantlaquelle je n'avais guère eu l'occasion de lire les journaux, le hasard me fitrepasser dans les vieux quartiers de Passy, qui évoquait pour moi une multitudede souvenirs. Un soudain désir me prit d'avoir des nouvelles de Pierre Louys.Je sonnai donc à sa grille, qu'un grand diable de concierge vint m'ouvrir.Comme je m'informais, il m'annonça goguenard :
- M. Louys ? Voilà deux semaines qu'il estmort...
Je sursautai à cette nouvelle inattendue :
- Oh ! Ajouta dédaigneusement l'escogriffe, onallait d'ailleurs le mettre à la porte le 15 !
Une violente émotion me serra la gorge ; c'estd'une voix étranglée que je répondis :
- Il n'a pas attendu votre congé !
Ce fut là toute l'oraison funèbre de cetinsolent serviteur pour l'immortel poète des Chansons de Bilitis !
Quant à Pierre Frondaie, bien que notre premiermalentendu ait été, somme toute, plutôt grave, il ne m'en tint pas longtempsrigueur.
Il me lut un jour Montmartre et je fisaccepter cette œuvre au Vaudeville par Porel. Il m'en confia le principal rôle,le personnage de Marie-Claire.
La pièce connut une réussite considérablec'était un peu comme une "Dame aux Camélias" moderne.
J'ai interprété Montmartre, tant à Parisqu'en province ou à l'étranger, près de sept cents fois, toujours avec un égalsuccès. Beaucoup de gens, même, ne séparaient plus mon nom de la pièce. "Ilfaut voir Polaire dans Montmartre" disait-on. Loin de s'en réjouir,l'auteur sembla, prendre ombrage d'une réussite, qui ne pouvait, cependant, quecontribuer à la fortune de son œuvre. Il ne me pardonna pas ce qu'ilconsidérait sans doute comme une injure à son prestige personnel ; il se laissaaller à quelques petites mesquineries, indignes de son talent, auquel, dureste, son caractère revêche a souvent nui. La dernière reprise de Montmartre eut lieu à la Porte Saint-Martin, quelques années après la guerre, mais, cettefois, c'est une autre qui reprit ce rôle de Marie-Claire, que je m'étaishabituée à considérer un peu comme mon bien... Rencontrant Pierre Frondaie dansles coulisses du Théâtre, je lui en fis un soir le reproche amical. Jel'entends encore me répondre d'une voix bourrue :
- Hé ! Que voulez-vous, ma chère Polaire vousn'avez plus vingt ans !
Gros malin, va ! Je le savais bien, que jen'avais plus vingt ans ! Aussi ne crus-je rien devoir rétorquer à unedéclaration si peu courtoise. Seulement, je m'amusais, en moi-même, à l'idéeque l'interprète qu'il avait choisie pour me remplacer avait déjà mis safillette au inonde quand je débutai à Paris !... Je n'établis aucun rapportentre cet incident et l'insuccès notoire de la reprise ; je note seulement que MauriceLehmann, tout nouvellement directeur de la Porte Saint-Martin, arrêta les fraisau bout d'une douzaine de représentations alors qu'avant, en semblablescirconstances, nous arrivions toujours à la centième, quand nous ne ladépassions pas. Maintenant, peut-être la pièce avait-elle épuisé sa vogue, oucessé de plaire, pour je ne sais quelle impondérable raison...
Pendant que j'égrène ces souvenirs sur quelquesauteurs, je Reviens ! en arrière et vous livre cette parenthèse ; J'habitaisalors mon hôtel de la rue Lord Byron à la fin de 1913, lorsque je reçus lavisite d'un secrétaire de Gabriele d'Annunzio ; il me dit que j'intéressaisbeaucoup le Maître et que celui-ci souhaitait l'occasion d'un entretien. Deuxou trois jours plus tard, l'illustre écrivain me fit, en effet, l'honneur de savisite. Il me parla longuement d'une pièce qu'il projetait, assurait-il,d'écrire pour moi : la Hache et nous devisâmes assez longuement. Laconversation avec lui était du reste agréable et d'autant plus facile que je mebornais à l'écouter : il ne s'interrompait que fort rarement, mais c'était uncharmeur. Peut-être ne trouva-t-il pas dans le tour que prit notre entrevuel'issue qu'il espérait... En tout cas, on joua, la saison suivante, son Chèvrefeuille à la Porte Saint-Martin, sans que j'eusse même entendu parler de ladistribution.
J'ai rencontré à nouveau Gabriele d'Annunziovers la fin de la guerre, dans l'avenue des Champs-Elysées. Il me paruttoujours aussi jeune, aussi expressif et pareillement enthousiaste, comme lesont les Italiens en général et cet étonnant génie en particulier...
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