CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 24


1914

Le jour de la mobilisation j'étais, je nel'oublierai jamais, chez Lecomte, le coiffeur de la rue Daunou, rendez-vous dela plupart des gens de théâtre. Comme il était également manucure-pédicure, ony avait tout sous la main, et même sous le pied, puis-je dire. Toutefois, jerestais fidèle au pédicure chinois que j'avais depuis près de vingt ans. Cesgens font preuve d'une habilité et d'une délicatesse inouïes pour soigner lespieds, et l'on conviendra que c'est là un point essentiel pour une artiste,obligée de mettre, dans une seule journée, tant de chaussures différentes, à lascène comme à la ville. Depuis le même temps, j'ai pareillement gardé la mêmemasseuse, cette brave Joséphine, du "Hammam". Quels qu'aient été mes revers defortune, ce sont des choses dont je ne saurais me passer, pas plus que de monparfum personnel, chez Houbigant. Le bain quotidien ne me semble pas suppléeraux bienfaits du Hammam si je m'en prive seulement quinze jours, j'ai lasensation que la peau me pique. Sur ce point, je suis comme les Américains :l'hygiène, il n'y a que ça !... Pour les gens de théâtre, avec tous cesmicrobes, toutes ces poussières qui vous guettent dans les loges, les couloirs,sur scène ou dans la salle ? et chez nous, surtout, où les théâtres, dansl'ensemble, sont loin d'être modernes ou simplement confortables ? l'hygiène meparaît être un devoir de première nécessité. Je ne manque jamais de la recommanderà mes petites camarades : "Ne négligez rien, leur dis-je, pas même les moindresrecoins... Une robe de quatre sous, si l'on veut, pas de bas, ni de bijoux ?surtout en toc ? un bibi de rien, ou même pas de chapeau du tout, mais guerre àla poussière et aux microbes, toujours et partout !... Hélas, un tas de petitesfemmes ne se lavent guère qu'à la façon dont on lave une voiture un seau d'eausur la carrosserie, hop ! voilà ! C'est sans doute à mes précautions que jedois cette félicité inappréciable de n'avoir jamais eu besoin de médecins. J'enconnais plusieurs, pourtant, des plus charmants et des plus experts, mais ilsne sont pour moi que des amis. Je Reviens ! au 1er Août, dont cette digressionm'avait éloignée ; mais tout ce qui empêche de rappeler les choses tristesn'est-il pas bienfaisant ? Je me trouvais donc chez Lecomte. Soudain, uneclameur indescriptible éclata dans la rue ; il y avait de tout dans ces cris dela foule : de l'angoisse et de la joie, de l'inquiétude et du soulagement, desrires et des larmes, un brouhaha tragique !

Depuis quelques jours, certes, les nerfsétaient aussi tendus que la situation extérieure, mais tout de même, bien desgens, dont j'étais farouchement, se refusaient à admettre "ce crime : laguerre" ! Lorsque je compris que la catastrophe était inévitable, malgré moi,le cœur serré à me faire mal, je criai : Ah ! non, pas cette monstruosité  !... D'autres, pourtant, autour de moi, avaient reçu l'horrible nouvelle sanss'en indigner, sans en souffrir déjà ! Certains même l'accueillaient comme unedélivrance !... Je ne trouve pas de mots pour exprimer ce que pressentait monâme sensible, tout ce que j'entrevoyais rien qu'à ce mot affreux : la guerre  !... Comme j'étais encore, cependant, loin de la cruelle réalité.

J'avais signé, l'avant-veille, un contrat pouraller jouer à Londres ; dans les circonstances où je voyais l'universbrusquement plongé, il me semblait que tout était anéanti, que la vie deshommes allait s'arrêter brusquement. Persuadés que la situation nouvellebouleverserait les projets de la veille, je télégraphiais à M. Butt, directeurdes principaux théâtres et music-halls anglais, pour lui demander si je devaispartir quand même : sa réponse, quasi-immédiate, fut affirmative. Jem'embarquai donc : en arrivant à Londres, tout était changé : on ne jouait plus  ! De même qu'à Paris, les spectacles fermaient leurs portes. Bien que monvoyage, un peu précipité, eût été des plus pénibles, je poussai un véritablesoupir de soulagement : au fond, je préférais qu'il en fût ainsi. Je prévinsmes camarades pour leur éviter un déplacement inutile, et je rentrais à Paris.

Au bout de quelques mois, en Angleterre commeen France, on décida de rouvrir les salles de spectacle : une importante partiede la corporation, vieillards, femmes et enfants, sans parler des artistesblessés ? il y en eût beaucoup ? se trouvaient dans la plus grande gêne. Etpuis, ne fallait-il pas procurer des distractions aux permissionnaires et auxconvalescents ? Le succès que j'avais connu à Londres avant ma tournéed'Amérique n'y était sans doute pas oublié : la direction du Coliseum m'offrit d'aller jouer là-bas un sketch que je venais de créer au Concert Mayol  : Agathe à Petrograd, d'Henri Varna et Léo Lelièvre. Réjane, notregrande Réjane, se trouvait précisément clans l'établissement qui me proposaitun engagement. J'ai toujours eu pour cette artiste de génie la plus profondeadmiration... Elle avait débuté à Londres une semaine avant moi, et je mesentais heureuse et fière à l'espoir de figurer dans le même programmequ'elle... Mon émotion du début en fut encore accrue, mais je devais bientôt enéprouver une autre, non moins vive... Par ses maisons enfumées, la géantecapitale anglaise nous apparaît déjà sombre et grise en temps normal ; à ce propos,j'ai toujours trouvé amusant que le quartier le plus noir, en même temps que leplus crapuleux soit appelé Whitechapel, ("chapelle blanche"...). En 1915, cettegrisaille générale me frappa davantage les choses et les gens y prenaient unaspect plus sombre ; le lourd cauchemar de la guerre pesait sur les âmes ! Unsoir, je sortais de scène, quand un petit soldat ? il portait pour la premièrefois son uniforme ? se présenta dans ma loge. Il s'approcha, les yeux pleins delarmes, tendant vers moi ses mains tremblantes... Il parlait à peine lefrançais, et je ne connaissais que quelques mots d'anglais : nous nouscomprîmes, cependant, grâce à cette sorte d'impondérable langage commun auxcœurs pitoyables... Je l'entends encore balbutier à travers ses sanglots :

- Miss... Excuse me ! Je me suis engagé, etje vais partir... parce que my mother est morte, et je n'ai pluspersonne, que ma patrie !... Avant d'embarquer, j'ai voulu voir le spectacle duColiseum... et voilà... ma terrible émotion, quand vous êtes entrée sur lascène... Vous ressemblez tellement, tellement à ma maman, que je suis toutchagrin... Excuse me !... Je n'ai pu résister... Je ne voulais paspartir sans vous voir de près, et vous dire... Vous ressemblez tellement... Oh  !...

Il pleurait comme un enfant qu'il était encore  : une violente émotion m'étreignit à la gorge, j'étais incapable, devant cedésespoir de gosse, de prononcer une parole.

- Tenez, reprit-il, acceptez ce petit,bracelet, please... Ma mère l'a toujours porté... Elle me l'a remis àson lit de mort...

Se reprenant à sangloter, il me tendit unmodeste cercle d'argent... J'avoue que j'ai peine à retenir mes pleurs enévoquant ce souvenir, un de ceux qui m'ont le plus profondément remuée !... Cepauvre petit soldat est parti si vite, si vite, après m'avoir donné son humblebijou, que je n'ai même pas eu le temps de lui ouvrir mes bras, de le pressersur mon cœur, et de l'embrasser, comme j'en avais l'envie, de toutes mesforces... Je n'ai jamais revu cet enfant ; il n'eût pourtant pas manqué dem'écrire, s'il avait vécu... Aujourd'hui encore, j'en ressens lui douloureuxregret... Si, du moins, j'avais pu conserver le petit bracelet de sa vieillemaman ! Hélas ! n'ayant jamais osé le porter, je l'avais pieusement placé, avecquelques autres reliques, sacrées pour moi, dans ma "Villa Claudine" à Agay...Au cours du pillage auquel le Fisc s'est livré chez moi, ce pauvre bijou adisparu, avec tous mes souvenirs... Je ne puis y penser sans pleurer.

Quand je revins de Londres, la guerre, que l'onavait espérée si rapide, se prolongeait, continuant à faucher tant de jeunessedans sa fleur. Je formai d'abord le projet d'aller soigner les blessés, aussiprès que possible des champs de carnage. Mais Léon Bailby, à qui je soumis mondessein, m'en dissuada ; il me fit comprendre que tout mou dévouement, toute masincérité, dont lui, au moins, ne doutait pas, seraient certainementinterprétés au contraire de mon but : me rendre utile. Nombre d'artistesvenaient avec moi à l'Intransigeant, chaque fois qu'il nous étaitpossible, nous réunissions tout ce que nous pouvions comme lainages, pourenvoyer aux petits qui étaient au front. C'est dans ces circonstances,d'ailleurs, que je pris l'habitude de ne plus porter de bas ; ceux quej'achetais alors au "Grand Frédéric", faubourg Saint-Honoré, coûtaient 45francs la paire, avec cette somme, je remplaçais un achat, en somme inutile,par de bennes chaussettes, chaudes et confortables...

Entre temps, je continuais à donner desreprésentations dans les théâtres de quartiers. J'avais remonté Claudine,mais sans le prologue, ce qui réduisait sensiblement nos frais. Seulement, lestrois actes n'étant plus alors, suffisants pour tenir honnêtement tout lespectacle, nous ajoutions un intermède au tableau de la "Sourisconvalescente" ; Marjal y chantait les plus jolies romances de sonrépertoire...

C'était le moment où les horreurs de la guerrese manifestaient jusqu'à Paris : les gothas venaient presque chaque nuit, lasournoise "Bertha" n'arrêtait pas ses agressions, nous vivions en perpétuellesalertes. A tout instant, c'était la fuite éperdue, la descente affolée dans lescaves...

Un soir, à Belleville, le toit du théâtre setrouva transpercé à grand fracas, par un éclat de bombe. Plus de bruit que demal, heureusement. Mais une partie du public, aussitôt épouvanté, se levaprécipitamment : panique, et désordre soudain. Je m'avançais vivement vers larampe, me forçant à sourire :

- Pourquoi ne pas rester à vos places ? Nouscontinuons... il n'y a pas plus de danger ici que dehors... et puis, Mektoub ! comme disent les Arabes...

Chacun se rassit, et la représentation putaller, sans autre incident, jusqu'à minuit. A ce moment, un nouvel ouragan defer et de feu s'abattit sur le quartier ? un de ceux qui furent le pluséprouvés en pareil cas. Nous fûmes bloqués jusqu'à l'aube ; tout un coin dela rue de Belleville était dévasté et notre administrateur, le pauvre Barock,eut un bras arraché...

Feuillet qui était directeur du théâtre a notésur un livre tous les détails de cette soirée tragique.

Ces émotions se renouvelèrent souvent, au coursde notre tournée dans les quartiers populaires. Un soir, au "Zénith", l'alertesurvint avant la représentation, et le public s'était précipité dans le métro,où nous dûmes également descendre. Les spectateurs nous reconnurent ; trèssympathiquement ils nous demandèrent, en attendant que l'orage fut passé, dedonner notre spectacle dans cet abri, sous la voûte... L'invitation étaitcordiale, sans doute, mais je la trouvais si naïvement inconsciente qu'unesouffrance atroce s'empara de moi... L'anéantissement de tout n'eût-il pas étépréférable, à ce moment  ... C'est du moins ce que je pensais alors... Je nesuis pas sûre de ne plus le penser aujourd'hui...


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