Polaire
Chapitre 16
CHEZLES FOUS...
Je jouai, au Théâtre des Mathurins alors dirigépar Jules Berny, l'Arbalète d'Albert Flament. Ce délicat écrivain avaitavant tous les autres, compris ma nature sentimentale ; il savait que mon âme,pour ardente qu'elle fût, demeurait propre en dépit d'apparences trompeuses. Sapièce portait d'ailleurs un sous-titre : l'Arbalète, ou "la Petite Fleurbleue" ; on en pouvait encore parler sans crainte du ridicule... L'œuvre étaitvraiment faite pour moi, et l'on eût dit que l'auteur, qui me connaissait sibien, m'avait prise pour modèle. Il s'agissait d'une petite femme de caf' conc'que des fêtards grisaient, un soir, pour s'en amuser, et qui déconcertait sescompagnons par ses réflexions ingénues. Louise France, dans le rôle d'une mèrealcoolique, y était admirable de réalisme et d'émotion.
Un soir, Albert Flament et le directeur d'ungrand quotidien vinrent dans ma loge, accompagnés d'un de leurs amis ; ErnestF..., qu'ils me présentèrent, ainsi que sa jeune femme, fille du directeur d'unpuissant établissement financier. Ils devaient souper ensemble au Café de Pariset me demandèrent d'y aller avec eux. Sur leurs affectueuses instances,j'acceptai. Durant le repas, Ernest F... ne cessa de me regarder avec une telleinsistance que j'en étais gênée ; sa femme, comme toutes les femmesintelligentes, semblait ne pas y faire attention.
Dès le lendemain, E. F. crut devoir donner unesuite à cette rencontre : m'ayant fait envoyer des fleurs, il se présenta dansma loge... Il renouvela sa visite, et prit peu à peu l'habitude de venir mesaluer tous les soirs en se faisant toujours précéder d'un somptueux envoi deroses. Je finis bien par deviner parbleu, que c'était un soupirant de plusmais, comme il observait la plus parfaite correction, il m'était vraimentimpossible d'en prendre ombrage. Tout le monde, cependant, ne pensait pas demême...
Un beau matin, son père, le Premier PrésidentF... me fit appeler, assez mystérieusement, chez un de ses amis, le grandavocat Ch... Ph... Il m'apprit que son fils avait fait des dettesconsidérables. A certaines réticences, à quelques questions assez bizarres, qu'ilme posa, je compris qu'il me rendait responsable. Quand ses griefs parurent semanifester plus clairement, je me cabrai. Je lui signifiai que je n'avaisjamais demandé d'argent à son fils. Si je recevais des fleurs, comme la plupartdes actrices, je n'avais pas à m'inquiéter de la bourse qui les achetait.J'ajoutai qu'au surplus, n'ignorant pas qu'Ernest F... était marié, à une femmequi m'avait, du reste, semblé charmante, il n'était pas dans mes habitudes dedésunir les ménages. Que son fils eût fait des dettes, c'était possible, maisje n'y étais pour rien. Je gagnais largement ma vie, et n'avais ni le goût nile besoin de demander des ressources supplémentaires à ce qui n'était pas monmétier de comédienne ! Devant la véhémence de ma protestation, le PremierPrésident parut se radoucir ; il invoqua ses inquiétudes paternelles. Son fils,me dit-il menait une vie quelque peu déréglée, et sa santé commençait à s'enressentir. Il donnait même des signes évidents d'anémie croissante ; aussi,importait-il qu'on lui fit donner sans tarder les plus grands soins... Il merévéla enfin qu'un séjour dans une maison de repos s'imposait ; seulement, lejeune exalté avait déclaré formellement qu'il ne consentirait à y entrer que sil'on obtenait de moi l'engagement formel d'aller le voir tous les jours...
Je n'ai jamais failli à une promesse librementengagée ; je me rendis donc, quelques jours plus tard, à Passy, où se trouvaitla "maison de santé". L'adresse qu'on m'en avait donnée ? n'était-ce qu'unhasard ? était assez vague ; je finis néanmoins par la découvrir, tout au boutde Passy : un ravissant pavillon Louis XVI, au fond d'un jardin. Il y existeencore. A peine eus-je prononcé le nom de F... que le portier, me dévisageantd'un air soupçonneux, me déclara tout net qu'il était interdit de le voir, àtoute personne non munie d'une autorisation de la famille. Je commençais àentrevoir une troublante machination, mais ce n'était pas pour me fairereculer, au contraire. Je le pris donc d'assez haut, et, m'étant nommée,exigeai que l'on me mit en présence du directeur de l'établissement. C'est à unadministrateur que l'on me conduisit. Sournois, mais doucereux, il me reçutdans son bureau, et me renouvela la consigne que l'on venait de nie signifier,ajoutant qu'elle était formelle, et ne pouvait souffrir aucune exception, mêmeen faveur d'une artiste aussi célèbre, aussi... etc... Comme l'on dit parfois,cet homme me semblait trop poli pour être honnête ; je flairai dans tout celaun mystère qui commençait à m'intriguer étrangement. Bien résolue à le tirer auclair, d'autant plus décidée à passer outre qu'on prétendait s'y opposer, jeprotestai avec énergie, assurant audacieusement que la santé du "malade"courrait de grands risques si l'on ne m'autorisait pas à le voir, ainsi qu'ill'avait lui-même obstinément demandé. Comme je menaçais, par surcroît,d'ameuter la presse, l'administrateur daigna m'apprendre que le malheureuxErnest F..., interné comme fou, sur un rapport médical régulièrement signé detrois sommités, ne devait, pendant la période d'observation, recevoir aucunevisite...
- Fou ? m'écriai-je... Il y a quelques jours àpeine, il n'était pas plus fou que vous et moi !
- Ils disent tous ça ! railla le fonctionnaireavec un sourire ambigu, en écartant les bras pour attester qu'il n'avait pu ques'incliner devant des ordres donnés dans toutes les formes requises...
Cette fois, le doute n'était pas permis ;malgré les protestations de cet exécuteur des basses œuvres, je vociférai d'unevoix si retentissante qu'on devait m'entendre dans les parties les plus reculéede cette surprenante "clinique". Je criai ma résolution, si l'on ne me menaitpas tout de suite vers celui que je venais voir, d'aller immédiatement crierdans la rue mon indignation.
Le sourire de l'administrateur se fit nettementironique :
- Oh ! répondit-il, pour sortir d'ici quand ily est entré selon les garanties légales, un dément doit être réclamé par sonépouse... ou, s'il est veuf ou célibataire par ses propres ascendants...
L'air de triomphe qui souligna ces derniersmots ne m'avait pas échappé, et, cette fois, toute une affreuse vérité me futrévélée ; le Premier Président avait lui-même demandé l'internement de son fils ! Cela n'était pas, certes, pour me faciliter la tâche, mais, loin de medéclarer vaincue, je me mis à protester de plus belle, tant et si bien que l'onse décida, non sans mauvaise grâce, à me conduire enfin à une sorte de parloirinstallé dans le fond du jardin et solidement grillé... Quelques instants plustard, Ernest F... arrivait. Comme il était changé, déjà ! D'une voix blanche,avec l'air inquiet d'un enfant apeuré, il me confirma qu'il était,effectivement, dans une section d'aliénés. Pas une fois, cependant, au cours dece douloureux entretien, il se laissa aller à la moindre rancœur, même pascontre son père, dont il évitait de parler, par un scrupule de délicatessevéritablement héroïque :
- Jusqu'à quand vais-je demeurer ici ? selamentait-il... Mystère !... Si cela dure, je finirai certainement par devenirvraiment fou... Car je ne le suis nullement, vous savez !... Quelle existenceatroce !... Un de mes compagnons qui se prend pour un oiseau, passe son temps àgrimper aux arbres, et agite inlassablement ses bras comme des ailes, enpoussant des cris affreux... Un autre envoie des baisers aux quatre coins de lacour, persuadé que son amie, la blanchisseuse, s'y montre à chaque instant.Tout à l'heure, il étreignait amoureusement le tronc d'un accacia qu'ilcouvrait de tendres caresses...
Ceux-là, sans doute, étaient d'authentiquesdéments ; je me débattais en pleine épouvante ! Je promis au reclus de venir levoir le plus souvent possible, espérant bien qu'on ne s'opposerait plus à mesvisites. De grosses larmes roulant sur ses joues amaigries, il me remercia avecune émouvante gratitude... On m'autorisa, en effet, à bavarder encore quelquesfois avec lui ; à chaque visite, je le trouvais plus déprimé... Une terreur mevint : s'il allait vraiment perdre la raison ... Il y avait trois semaines quele pauvre diable était ainsi retiré du monde, un jour, je n'y tins plus :
A mon tour, je convoquai chez Charles ... lePremier Président ; il vint immédiatement..
- Monsieur, lui déclarai-je sans ambages, envoilà assez ! Un innocent, et vous savez lequel, est séquestré depuis vingtjours sous une injustifiable prévention de folie... Si vous ne rendez pasimmédiatement sa liberté à ce malheureux, je vous préviens que je révèle, moi,cette affaire à tout Paris !... Ceux qui me connaissent savent que je suisincapable du plus léger mensonge ; à plus forte raison, ils comprendront que jene lance pas sans motif une accusation dont je ne me dissimule pas lagravité... Donc, vous allez me promettre de faire le nécessaire, en sortantd'ici, sinon, dès ce soir, en scène, je commence mes révélations !
Effaré, impressionné, peut-être par monattitude déterminée, le magistrat, ayant protesté d'abord que, malgré lesapparences, son fils avait effectivement besoin d'une longue cure d'isolement,s'engagea à mettre fin à sa réclusion :
- Je vais l'envoyer en Italie, dit-il...Toutefois, promettez-moi que vous ne chercherez pas à le rejoindre !
J'éclatai de rire :
- Moi ? Et pourquoi faire, grands dieux !... Jeme soucie bien de cela !
- Mais alors, fit-il, ébahi ; pourquoi vousoccupez-vous de lui avec une telle ardeur ?
- Parce qu'il s'agit d'un malheureux, et qu'uneiniquité a été commise !... Ce sont deux choses qui me révoltent pareillement !... Du moment que la Justice l'emporte et que le pauvre garçon revient à savie normale, mon rôle est terminé !
Le Premier Président F... me considérait avecahurissement. Il dût lire en mes yeux ma profonde sincérité car, dans le regardqu'il m'adressa en se retirant, je crus deviner comme une vague admiration unpeu stupéfaite. Quand il fut parti, je m'écriai en gambadant :
- Celui-là, je crois que je viens de lui "enboucher un coin" !
Ernest F... fut en effet dirigé peu de joursaprès sur la Sicile. Ce fut la fin de l'aventure, dont le souvenir s'effaça peuà peu...
Le Premier Président devait pourtant encoreentendre parler de folie dans son entourage ainsi qu'en témoigne l'anecdotesuivante, heureusement plus gaie, mais non moins savoureuse en son genre ; ellefut rapportée par le même illustre avocat Ch... Ph..., qui s'y trouva égalementmêlé.
Donc, le Président M. F... avait épousé ensecondes noces une provinciale fort riche.
Comme disait une de mes chansons : elle n'étaitpas jolie jolie...
Je me garderai d'en tirer la moindreconclusion, mais son mari, depuis cette union, se trouvait souvent appelé enprovince pour "affaires graves".
Un jour que le Premier Président invité par leChef de l'Etat, participait aux chasses de Rambouillet, il reçut un télégrammede Paris, qui le détermina à regagner précipitamment la capitale. Voici ce quis'était passé :
Quelque temps avant les tirs officiels, notrehomme s'était rendu dans le Midi pour une de ces "affaires graves" par quoi ilexpliquait ses escapades de plus en plus fréquentes.
Mme F..., qui avait gardé de son éducation premièrede vieilles habitudes provinciales, surveillait elle-même, en pareil cas, laconfection et le déballage des valises. Or, tandis que son époux était à lachasse, et tout en se préparant elle-même à l'organisation d'une prochainevente de charité, l'innocente bonne dame découvrit dans les bagages de son mariune petite boîte emplie de menus sachets de baudruche qui lui parurent fortcurieux, mais dont elle ne parvint pas à s'expliquer l'usage. Toutnaturellement, c'est auprès de son seigneur et maître qu'elle se documenta :
- Qu'est-ce donc que cela ? demanda-t-elle.
- Heu ! fit-il d'un air dégagé... de petitesblagues à tabac japonaises, dont se servent les priseurs, là-bas... Oui, despièces à conviction, pour une "affaire grave" de trafic de stupéfiants...
Satisfait de son explication, il était parti,sans s'être aperçu que sa femme mettait soigneusement de côté quelques-uns despetits sachets... Le jour de la vente de charité arriva. Avec une candeurcharmante, Mme F..., trônant à son éventaire, un des mieux achalandés de lakermesse, proposait aux visiteurs, parmi un lot abondant de délicieuxcolifichets, les fameuses "blagues japonaises" :
- Ce sont des objets particulièrement rares !assurait-elle ; je suis certainement la seule à pouvoir en offrir !
Le premier ahurissement, bien compréhensible,des assistants, fit bientôt place à une gaîté croissante. Les belles dames sechuchotaient l'histoire derrière leurs éventails, tandis que les hommes, sanspresque s'en cacher, en faisaient des gorges chaudes... Un ami intime de lafamille F..., convaincu qu'il se passait quelque chose d'anormal, courut à sontour vers l'étalage, qui provoquait maintenant une "rigolade" générale. Avecson plus gracieux sourire, la marchande l'interpella :
- Voyez mes petites blagues japonaises : unerareté !... Vous ne pouvez pas me les refuser, vous !...
Le pauvre homme, éperdu, bondit à la poste, etexpédia au Premier Président le télégramme qui devait le ramener à Paris. Ladépêche lui annonçait :
Madame F... subitement frappée d'aliénationmentale.
Malgré les efforts que l'on tenta pour étoufferce petit scandale mondain, l'histoire fit le tour des salons de la capitale.C'est égal, en recevant un tel message, le magistrat a dû croire à unemanifestation de la Justice immanente !
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