CHAPITRES _____________
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Polaire
Chapitre 9
MA"MÈRE" GOETZ
En même temps que les Bosano, j'avais eu lachance de retrouver une vieille amie de ma famille, qui devait, par la suite,jouer un grand rôle dans ma vie. Cette Mme Goetz, qui avait connu mon père,m'avait vue naître. Restée veuve avec deux enfants, complètement ruinée, elleavait dû se placer, comme cuisinière, chez de grands fabricants d'instrumentsaratoires, "Billiard et Cuzin", dont les bureaux, les ateliers et la demeureétaient alors situés, au-dessus de la gare de l'Agha, presque en face duCaravansérail où j'avais vu le jour.
C'est en allant, après mon départ de chez mamodiste de la rue Bab-el-Oued, flâner dans ce quartier de ma première enfance,que je rencontrai Mme Goetz. La pauvre femme, décidément vouée au malheur,avait connu de nouvelles épreuves, dont elle me fit le triste récit. Son fils,qui lui donnait toutes les satisfactions, avait été tué dans un accident de cheminde fer, au service de la Compagnie du P.-L.-M. algérien ; comme on ne pouvaitpas établir que l'infortuné garçon, à peine âgé de dix-huit ans, subvenait àlui seul aux besoins de la famille, elle avait perdu tout espoir de recevoir lamoindre pension. D'autre part, sa fille Rosalie, qui comptait tout juste quinzeprintemps, venait d'avoir un fils, hors du mariage, bien entendu. Je doissouligner ici la précocité des natures algériennes : les fillettes sontgénéralement nubiles entre huit et dix ans, et l'on connaît des mamans quin'ont qu'à peine atteint leur quatorzième année, chez les indigènes.
Privée de son garçon qu'elle adorait, nantied'un petit-fils qu'elle n'avait pas souhaité, la bonne Mme Goetz se désolait dela cruauté que lui témoignait le sort. Mes visites, assurait-elle, laréconfortaient ; elles ne m'étaient, du reste, pas moins agréables, puisquenous parlions de papa et des jours fortunés de ma prime jeunesse... Et quand iln'en reste plus que le souvenir, n'est-ce pas... Aussi allai-je souvent lavoir, chaque fois que je le pouvais, et nous nous consolions mutuellement. Sesencouragements m'étaient précieux, car elle oubliait souvent sa propre détressepour me parler de mon avenir avec espoir :
- Il faut avoir confiance, me disait-elle... Tues trop intelligente pour ne pas avoir ton tour de bon temps... La vie te ledoit bien !
Mon vœu le plus cher, dont je l'entretenaisavec passion, était de revoir maman, dont j'avais peu de nouvelles maintenant,et dont la tendresse commençait à me manquer terriblement.
- Elle ne reviendra sans doute jamais enAlgérie, opinait Mme Goetz... C'est toi, plutôt, qui iras la rejoindre...Ecoute, me dit-elle gravement, je suis sûre que tu finiras par retourner enFrance, plus tôt, peut-être, que tu ne le supposes... Eh bien, promets-moi deme rendre un grand service : si tu t'en vas, tu emmèneras Rosalie avec toi :ici, elle devient impossible à remettre dans le droit chemin, et je suis sûrequ'avec toi elle se tiendra plus sérieuse... Je m'occuperai d'élever sonpetit...
Ces conversations, si elles me causaient unvrai plaisir, eurent un résultat inattendu : à force de parler de maman, jefinis par m'ennuyer d'elle plus que jamais. Il me semblait impossible que nousdemeurions plus longtemps séparées... Les perspectives de départ que melaissait entrevoir maman Goetz me parurent peu à peu moins irréalisables... Etje me remis à penser à Paris... Ah ! Paris ! On a beau adorer son coin natal,même quand il est aussi plein d'attraits que notre magnifique Algérie, dèsqu'on a vécu dans cette capitale si bien qualifiée de Ville Lumière, on al'impression de ne plus pouvoir se plaire ailleurs...
Paris ! C'était pour moi ? comme pour tantd'autres, bien sûr, une sorte de phare géant, dont les feux éclatants tournaientincessamment aux quatre points cardinaux pour appeler tous ceux que dévore lasoif de l'inconnu, l'amour de l'aventure... Paris ! Enfer et Paradis, tour àtour !... Champ incomparable ouvert aux grandes luttes de l'esprit, auxinitiatives les plus audacieuses, ville miraculeuse aux mille ressources commeaux mille misères !... Miroir aux alouettes ? Oui, sans doute, mais quelleirrésistible attraction il exerce sur les âmes et sur les cerveaux !...
Mme Goetz n'avait pas perdu de temps pours'ouvrir à sa fille de ses beaux projets ; Rosalie, parbleu, s'enthousiasmaaussitôt. Elle voyait là un moyen unique de fuir la tutelle maternelle, siindulgente, pourtant, et de vivre, enfin, à sa guise, sans contrôle et sanschaîne ! Elle vint bientôt m'en parler, me pressant de me décider :
- Tu verras, insinuait la perfide, comme cesera amusant de s'en aller toutes les deux, seules... Quel beau voyage !... Et,tu sais, je sens, moi, que je ferai fortune à Paris !
Finalement, elle pour fuir sa mère, moi pour allerretrouver la mienne, nous nous embarquâmes, un beau matin, sur le pont de l'Eugène-Péreire (16 francs, sans nourriture), nanties d'un tas de bénédictions, d'un panier devivres et d'un petit viatique qui devait non permettre de nous débrouiller àMarseille. J'avoue, quelle que fût mon affection reconnaissante pour lesBosano, que ma joie de revoir bientôt maman atténuait singulièrement monsincère regret de les quitter. Cependant Alphonse torturait toujours mon cœur.
Qu'on ne s'étonne pas trop de me voir ainsim'en aller, presque à l'aventure, pour un voyage qui, à l'époque, était long etfatigant. Ne l'avais-je pas, à mon retour, effectué seule ? De plus, la belleconfiance que j'ai toujours eue en l'avenir me soutenait, autant que la joieque je me faisais d'embrasser maman. Ma nature précoce d'enfant d'Alger mepermettait de réfléchir suffisamment aux suites possibles de cette équipée pourme garder contre les embûches.
Nous couchions donc sur le pont de l'Eugène-Péreire ; fort heureusement, cette nuit de septembre que nous vécûmes en mer étaitd'une douceur infinie, ce qui me parut d'un favorable augure. Pour moi,cependant, je ne dormais que d'un œil, sursautant à la moindre alerte, aupremier bruit anormal. Autour de nous, étant donné le prix modique du passage,les voyageurs se trouvaient, assez mêlés : colporteurs allant tenter la fortuneen France, zouaves, chass' d'Af, tirailleurs ou spahis permissionnaires, où semêlaient des Maltais, des Italiens, des Espagnols et des Juifs...
Nous arrivâmes tout de même à Marseille sansanicroche. Un groupe de flibustiers, qui avaient fait la traversée avec nous,et avec lesquels nous n'avions pas pu éviter d'accepter la conversation, nousoffrit un café au lait dans un estaminet de la Joliette. Ils nous proposèrentde se mettre à notre entière disposition, arguant de leur complète connaissancede Marseille. Rosalie entrevit là le début de cette fortune à quoi elle secroyait promise, et accepta tout ce qu'on voulut, et même plus encore... Pourmoi, je trouvai à me caser chez une modiste de la rue Saint-Ferréol et, en meprivant à peu près de tout, je réussis à économiser assez rapidement ce quim'était nécessaire pour aller jusqu'à Paris. J'avais, durant mon séjour,partagé avec Rosalie ma petite chambre, mais je ne fus pas fâchée de lesquitter l'une et l'autre car, pendant que j'étais à l'atelier, cette petitefolle, complètement déchaînée maintenant qu'elle se sentait libre, transformaitnotre humble demeure en maison trop ouverte... Je partis donc un soir, laissantl'héritière de la pauvre maman Goetz à l'étrange destin qu'elle semblait avoirchoisi...
Du temps passa, sur lequel je m'excused'anticiper un peu, mais je veux vous dire ce qu'il advint de mes deux amies,la fille et la mère, celle-ci s'étant retrouvée dans ma vie au cours d'épisodesultérieurs. En plein tumulte de ma vie parisienne, alors que, déjà lancée, jepiaffais sur les planches des Ambassadeurs et de la Scala, je reçus la lettresuivante, dont le moins que je puisse dire est qu'elle m'emplit de stupeur :
Oslo,18 Novembre 19..
Est-ce toi, ma petite Emélie, dont tout lemonde parle, même ici ? Des journaux ont dit que la grande artiste Polaires'appelait Emélie Bouchaud : serait-ce donc toi Polaire ? Il ne me serait paspossible d'en douter. Je t'écris à tout hasard. Je suis en Norvège, chez mafille Rosalie ; tu sais qu'elle est mariée ? Mais oui : avec un richeindustriel d'ici ; elle a quatre enfants... Ah ! que je voudrais retourner àParis... Dis, veux-tu me prendre chez toi avec le petit Robert ? (Tesouviens-tu quand je l'élevais chez les Mauresques ?) Tu me connais assez pourêtre sûre que je te ferais une intendante dévouée.
Goetz.
Ma bonne maman Goetz ! Le premier momentd'ahurissement passé, je me hâtai de lui télégraphier d'arriver. Pauvrevieille, comme elle devait s'ennuyer, dans ce pays froid avec ses yeux et soncœur pareillement assoiffés de soleil !
Elle ne fut pas longue à rappliquer. Elle tombachez moi en plein pillage : je ne suis pas née pour jouer les maîtresses demaison, et les préoccupations domestiques n'ont jamais été mon fort. Sa venueremit toutes choses au point : une diaconesse parmi les pirates ! Longue,mince, d'aspect sévère, elle en imposa vite à un personnel trop habitué à enprendre à son aise. Elle tint mon ménage pendant dix-huit ans, et avec quelcœur ! C'est pour cela que je ne l'appelais plus que ma "mère Goetz". Quandelle mourut, ce fut un signe précurseur du mauvais sort qui n'a cessé dem'accabler depuis...
Quelle curieuse chose, tout de même, que ladestinée de cette Rosalie : débauchée à Alger, rouleuse à Marseille, elle mitun terme à sa vie orageuse en filant de la laine au foyer d'un industrielnordique, qui était sans doute froid, pudique, sobre et puritain !...
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