CHAPITRES _____________
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Polaire
Chapitre 26
LEFISC !
Certain vieux magistrat, déclare Colette,assure que, dans nombre de crises, c'est souvent la victime qui a étécoupable... Il se peut... Je souris, d'ailleurs, en songeant que telles de mescamarades d'une notoriété artistique incontestée, eussent sans doute mieux quemoi réussi à mettre en déroute les requins pour qui je nie suis trouvée, sarisla moindre méfiance, être une proie chétive et facile !...
Je voyageais beaucoup et, lorsque je parvenaisà prendre quelque repos, loin des tumultes de Paris, si vains, j'aspirais àavoir un coin qui fût bien à moi. Les bords de la mer m'ont toujours attirée,et plus particulièrement la Méditerranée, mon premier berceau. Les palaces lesplus confortables me lassaient ; j'avais pris en horreur ces chambres d'hôtelsi pareilles qu'on croirait que c'est la maison qui a changé de place, et nonsoi-même. Avec cette passion que nourrissent pour leur nid lescommis-voyageurs, les saltimbanques, tous les errants, ceux des palaces commeceux des hôtels borgnes, je souhaitais une demeure qui fût, enfin, immobile !
Aussi ai-je chéri ma terre à Agay, où je fisédifier la "Villa Claudine", vaste bâtisse, voisine de celle de Maurice Donnay; ses terrasses, que dominait au nord la route de la Corniche, surplombaient lamer au sud et à l'est. Mon domaine étant uniquement rocheux, j'y avais faitapporter, grain à grain, puis-je dire, la terre fertile de mon petit jardin où,grâce à d'incessants efforts, une flore hâtive et tropicale s'étaitgénéreusement développée. Par un sentier creusé à même les rochers, onaccédait, sur une petite plage, à une grotte, enfouie au milieu d'une crique demenus cailloux bleus, roses ou gris et entourée de roches rouges. Cela meconstituait un observatoire dont le point de vue était féerique ; j'y aimaintes foi assisté, à ces incendies de forêts. Certes, j'avais peu de"terrain", mais, avec tout le ciel au-dessus de moi et la Méditerranée à mespieds, n'avais-je pas assez d'horizon et d'azur ? Ah ! qu'il était doux, là, dese détendre un peu les nerfs, surmenés par tant de pérégrinations !... C'étaitmon Eden, mon
oasis !... J'y avais entassé, avec quelle fièvre enthousiaste,les plus chères, les plus précieuses reliques de ma vie vagabonde : sculptures,soieries et chinoiseries, mille merveilles de l'Orient ou d'ailleurs, meslivres, des autographes... Je tenais à tout cela, non pour la valeur, mais autitre des souvenirs que j'y évoquais...
Tout m'a été ravi, volé, grâce au Fisc !
Et j'offre cette douloureuse aventure, hélasrigoureusement vraie, aux méditations des citoyens français.
J'allais partir avec les tournées Barret, pourjouer Marie Gazelle, un de mes rôles préférés. Au moment de quitterParis, je reçus avis du percepteur de Saint-Raphaël, m'invitant à acquitter lasomme de 18.000 francs, alors que, d'après les déclarations de base, je n'étaisredevable que de 1.800 francs. J'ignorais tout le mécanisme implacable detelles affaires ; je ne savais pas, notamment, qu'en la matière, la règle étaitde payer d'abord, quitte à réclamer ensuite.
Forte de mon bon droit, je ne m'attardai pas àéplucher le grimoire qu'on m'avait remis.
Je partis donc, ayant confié mes paperasses àun charmant journaliste, M. X..., attache au Palais-Bourbon et fils de Judic.
- Ne vous inquiétez pas, partez tranquille : jesuis là, voyons ! me dit-il.
Il était certainement sincère en promettant, etcela me rassura. Hélas ! Cinq minutes plus tard, il n'y pensait plus. Ma confiance m'a souvent joué de ces tours cruels ; ainsi, pendant que, sansinquiétude, je poursuivais ma tournée, ceux à qui j'avais laissé le soin deveiller sur ma demeure y menaient délibérément joyeuse vie, à mes frais, bienentendu. Cinq personnes campaient dans mon hôtel de la rue Lord Byron, autant àAgay, avec ma petite ménagerie ; chaque groupe invitait, à toute occasion, desvoisins, des amis, et les amis des amis, et tout ce monde faisait bombance sansle moindre respect pour les trésors confiés à sa garde ; ma "Villa Claudine"était, par exemple, tenue par une famille piémontaise, qui frottait les chaudronsavec mes draps de dentelle et ma lingerie la plus fine ; le reste allait àl'avenant ! Comme j'étais sans nouvelles, d'Agay, aussi bien que de monpercepteur, j'en pressentais une certaine angoisse.
Un coup de téléphone d'une voisine d'Agay, MmeChollet, peintre de talent et de grand cœur, m'apprit qu'en mon absence, lesagents du fisc, ayant instrumenté contre moi, s'étaient abattus sur ma demeurecomme un vol de sauterelles sur des moissons. J'avais à peine le temps de mereconnaître que les journaux m'apprenaient le reste. L'excellente femme avaitréussi à sauver du désastre mon portrait par La Gandara, œuvre célèbre, oùj'apparaissais debout, croisant mes bras nus, mon pied aigu dans du satin roseet qui représentait une inestimable fortune ; avec un meuble rare, travailpersan du XIVe, richement incrusté d'ivoire, qui me venait des Sienkiewicz,c'est tout ce qu'elle avait pu arracher au pillage.
Ce qui s'était passé ? Voici : Dès mon départ,les sommations du percepteur avaient commencé à pleuvoir chez moi, enpaperasses multicolores, que mon étonnant "personnel" se bornait à entasser. Desorte que, moi éloignée, nul ne s'occupant des oppositions ou autres formalitéssuspensives, dès que le délai minimum était écoulé, on me signifiait une menacenouvelle, que l'on pouvait, en toute tranquillité, mettre ensuite à exécution.En ai-je vu, plus tard, de ces formules obscures, que peuvent seuls comprendreles hommes de loi et les spécialistes à croire qu'elles sont rédigéesexpressément pour tendre leurs pièges aux victimes choisies !... "faute depaiement dans les vingt-quatre heures, la sus-nommée y era contrainte partoutes les voies de droit, et, notamment, après ce délai de vingt-quatreheures, par la saisie exécution de ses biens mobiliers"... "Sommant lasus-nommée de se trouver au récolement des biens et effets saisis sur elle, età la vente d'iceux dans les lieux où ils se trouvent, avec déclaration qu'il ysera procédé tant en absence qu'en présence"... Remarquez le veninsournoisement enclos dans cette dernière formule, rigoureusement légale !Suivait, huit jours plus tard, "le procès-verbal d'affiches", annonçant danstous les lieux prévus par la loi et autres endroits, carrefours, placespubliques, et rendez-vous ordinaires des marchands, la "vente par autoritéde justice"...
Il y a des régions où les "combines" localesdéfient l'imagination ; certains coins de la Côte d'Azur sont de ceux-là. Avantmême que le délai suprême fût écoulé, des gens, véritables gangsters, étaientdéjà venus "en reconnaissance" dans ma villa, retenant par avance telle outelle part de butin. Comment en étaient-ils prévenus avant l'affichage requis ?Mystère ! Toujours est-il que, dans l'empressement que mit le fisc àm'accabler, la date fixée pour la vente publique se trouva aussi précipitéequ'il était possible, légalement. Dès la veille, du reste, des"amateurs" impatients envahirent mon domaine en brisant les vitraux, ilss'emparèrent de mes objets les plus précieux : mes portraits, par Jean Sala,Primo Real (un des peintres pour qui j'avait posé) Alphonse XIII, tout enfin !Des cambrioleurs eussent-ils agi autrement ? Le reste fut, après le choix dechacun, vendu à l'encan? sur la placepublique de Saint-Raphaël, conformément à la LOI !!! Un vétérinaire del'endroit, dont, j'avais pu apprécier qu'il était plutôt le bourreau desinnocentes bêtes confiées à ses "soins", s'empara pour la somme ridicule de 350francs, de mon buste en marbre par Cypriani : une merveille ! Il ne consentitjamais à s'en défaire, bien que je lui en fisse offrir jusqu'à 12.000 francs,ce qui lui constituait, cependant, pour un véritable vol, un bénéficeappréciable. Il eut le cynisme de déclarer qu'à ma mort, il en tirerait "centbillets" ! Un paravent chinois, chef-d'œuvre du XIIe, vendu ainsi 600 francs,fut racheté 28.000 par des antiquaires de la rue La Boétie ! Ces quelquesdétails ne donnent qu'une trop faible idée du pillage éhonté dont, par laférocité du Fisc, j'ai été la victime...
Au reste, pour ceux qui pourraient supposer quema rancœur me fait exagérer, je rapporte ici l'article indigné que le député duVar, M. A. R., écrivit dans Saint-Raphaël Journal, hebdomadaire local(N° du 16/22 février 1929) :
LEFISC EST SANS PITIÉ
Depuis prèsde vingt années, une étoile brille d'un éclat particulier au zénith de l'artlyrique et dramatique français. Elle s'appelle "Polaire". Son nom fut acclamédans toutes les capitales, partout où vibrent des âmes sensibles à la magie duverbe, à la beauté du geste, au rythme de notre langue musicale, au souffle,enfin, du talent et de l'art. Je me souviens de l'impression que je ressentis,il y a longtemps déjà, me trouvant à l'étranger, lorsque j'eus l'occasion del'entendre pour la première fois. A dire vrai, j'appréhendais un peu de metrouver en face de cette étoile, au triomphe tapageur, qui défrayait lachronique mondiale et que certains anglo-saxons, plus insipides que méchants,avaient surnommé "la femme la plus laide du monde". Mais le scepticisme et lasorte de prévention que m'inspirait Polaire ne devaient être que de courtedurée. Dès qu'elle parut sur la scène, laissant immédiatement déborder son jeunaturel et puissant, je perçus la flamme du génie dans l'éclair du regard,dans le sourire infernal et dans l'attitude tour à tour canaille, simple etpathétique.
Commentpourrais-je essayer, à travers le voile du passé, de revoir avec assez devérité cette salle de théâtre toute frémissante d'émotion, toute remuée dansses sentiments les plus divers ? Et, pourtant, j'ai le souvenir le plus vivacede cette foule fixant avec des yeux chargés d'angoisse, d'admiration et defièvre, cette diabolique "Polaire" qui avait réalisé le prodige de parler àtous ces exotiques le langage international de l'art cri exaltant jusqu'auparoxysme les plus fortes passions populaires. Je la vois encore lorsque,? à la fin de son sketch, prostrée, anéantiepar le don suprême qu'elle faisait d'elle-même, elle s'effondrait sous lesovations de la multitude délirante.
C'était sontalent certes, qu'on applaudissait, mais c'était encore la France, cette Francequ'elle incarnait par son tempérament généreux, ardent, par ses contrastes, parsa fougue et ses fulgurances ? Et dans celte minute où tous ces gens, tous cesétrangers,? communiaient dans un mêmesentiment d'admiration pour notre lointaine patrie, je sentis très nettement,que cette grande artiste faisait, sans en avoir conscience, beaucoup plus,peut-être, pour notre cause, que certains ambassadeurs officiels, chargésd'honneurs et de décorations.
Et, depuisce temps-là, Polaire était venue planter sa tente chez nous. C'est, en effet,sur la côte enchanteresse d'Agay, qu'elle se plaisait à venir, entre deuxtournées triomphales, se reposer parmi les gens, les fleurs et les bêtes, lesenveloppant d'une même tendresse et de son égale, sollicitude. Dans ce coin deparadis, ? qu'elle contribua, puissamment, à faire connaître aux artistes etaux littérateurs, elle rêvait, paraît-il, de venir paisiblement passer sesvieux jours...
Mais, hélas ! la vie a ses déboires, et la gloire ses revers. Polaire n'aurait pas étél'artiste qu'elle est si elle avait su pratiquer les principes d'ordre etd'économie qui sont la force des honnêtes bourgeoises terre-à-terre, dont,l'idéal est borné par l'horizon d'une repète fortune. L'argent est, pourl'artiste, quelque chose de précaire, il ne constitue qu'un élément dansl'arsenal des accessoires de scène. Un jour vint où Polaire, soumise pourtant àla loi inexorable, vit un créancier se dresser sur sa route, et ce créancier auregard dur, insensible, c'était le FISC. Il n'est pas de ceux qui peuventattendre, que la pitié et les sentiments sauraient émouvoir.
Et pendantque Polaire, au soir de sa vie, continue à vouer à son art ce qui lui reste deforce et de ferveur, le fisc a cru devoir, pour quelques milliers de francs,faire déménager le mobilier de l'artiste pour le vendre aux enchères publiques.C'est ainsi qu'on a pu voir tous ses objets d'art, ses meubles, ses souvenirsles plus précieux des succès d'antan, livrés au grand jour, sur la placepublique, à la curiosité et au sadisme des amateurs de ces sortes despectacles. Quelle tristesse et quelle profanation que ce déballageimpudique !
Et dans leconcert de réflexions diverses faites par les passants, il était, du moins,réconfortant d'entendre quelques braves femmes du peuple, toujours accessible,à la pitié, s'étonner que même les portraits de Polaire, sur lesquels les plusgrands maîtres de la palette avaient fixé les traits de l'artiste, aient étélivrés sans vergogne, et surtout sans bruit, à la rapacité des affairistes quiflairent ces infortunes comme les corbeaux flairent la mort.
Sans doute,dira-t-on force doit toujours rester à la LOI ? Entendu ! Mais la loin'est-elle donc faite que pour les humbles, les travailleurs, les réprouvés ?L'a-t-on appliquée avec la même rigueur aux profiteurs de la guerre, auxforbans des régions libérées, à tous les privilégiés qui nagent dans lesscandales comme requins dans l'onde ? Allons donc !
Etpourtant, sur cette place de la Mairie de Saint-Raphaël, où furent sacrifiés,pour quelques deniers, tant de souvenirs qui sont autant de lambeaux de gloire,brillait au frontispice de la maison commune la traditionnelle devise :Liberté, Egalité, Fraternité... Quelle dérision !
Etmaintenant, puisqu'il ne m'appartient pas de commenter davantage de pareillespratiques, qu'il me soit tout de même permis, pour l'honneur de mon pays, deformer le vœu qu'à l'avenir, lorsque le fisc aura à sévir contre un de noshôtes qui honorent le plus l'art et le génie français, il veuille bien choisirpour lieu de ses exécutions un autre théâtre que nos places publiques.
A. R.
J'avais la naïveté de croire, devant cetinqualifiable abus, qu'il me suffirait d'élever ma protestation indignée pourqu'aussitôt mon bon droit fût reconnu, et que l'on me rendît justice, enchâtiant les coupables. C'eût été trop beau, paraît-il ! Quand je m'en ouvris àun homme d'affaires, il me parla tout de suite ? encore ! ? de délaisd'opposition, de prescription, que sais-je ! Ce jargon des gens de loi m'atoujours semblé aussi barbare qu'incompréhensif. D'ailleurs, dans lesconditions où la vente avait été menée, le total n'en atteignait qu'un chiffredérisoire, qui ne représentait même pas le centième de la valeur réelle desmerveilles volées ! En ajoutant aux 20.000 francs ? que je devais toujours,m'assura-t-on, rembourser au Fisc ? les frais que mon bourreau m'avait imposés,et compte tenu de la provision que je devais moi-même déposer pour engager uneaction, sans parler du coût des nouvelles paperasses, honoraires des uns et desautres, on n'eût, si je gagnais mon procès, pas même obtenu de quoi payer toutcela : on m'avait ruinée pour quelques sous et, comme les choses avaient étéfaites légalement, selon la "foôrme", je ne pouvais pas songer à revendiquer unsou de dommages-intérêts ! C'est beau, la JUSTICE !
Un malheur n'arrive jamais seul. Un Anglais, M.E. O'K.., avait depuis longtemps souhaité d'acheter ma villa, sans que j'aiejamais accepté ses offres, pourtant alléchantes. Cependant, au moment de partiren tournée, ayant besoin de réaliser rapidement des fonds, pour ne rien vendrede mes trésors, je lui consentis sur mon domaine d'Agay une hypothèque de450.000 francs. (J'aurais pu, certes, régler avec cela les 20.000 francs exigéspar le fisc, mais il réclamait dix fois ce que je devais, et je supposais qu'ilme suffirait de le faire remarquer pour que tout s'arrangeât). Comme mesdémêlés avec l'Ad-mi-nis-tra-tion commençaient à faire quelque tapage, moncréancier s'émut : le gage mobilier constitué par mes reliques ayant disparu,il réclama le remboursement de son hypothèque. Naturellement, dans mondésarroi, j'aurais été bien en peine de lui donner satisfaction. En s'excusant? car ce n'était pas un méchant homme, loin de là ? il me poursuivit à sontour. Homme d'affaires, il s'en tenait aux contrats échangés ; finalement le 28juin 1929, la "Villa Claudine" fut vendue, sur saisie immobilière. La mise àprix était de deux cent mille francs ; j'avais vainement essayé de réunir unetelle somme qui eût permis d'empêcher ce nouveau désastre.
Malgré tous mes efforts, ma villa fut adjugéepour la somme de 600.000 francs Et malgré ce chiffre élevé qui devaitrembourser largement les hypothèques, mes adversaires ne se décidèrent pointsatisfaits et ne réglèrent même pas l'hypothèque de M. Raymond Boulay qui, Dieumerci, eut plus de délicatesse.
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