CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 3


ROVIGO

Rovigo !... Oh ! rien de commun avec ses homonymesitaliennes, riches en souvenirs historiques... un tout petit village, visible àpeine...

Après la coquette et menue commune de l'Arba, Rovigos'est installée, entre Blidah et Palestro, également célèbres par les gorgesqui les avoisinent. La route sinueuse qui, par ses spirales incessantes,zigzague jusqu'à Rovigo, est toute bordée de peupliers, d'ifs, de mélèzes et degéraniums effrontés qui y prodiguent, avec leurs couleurs audacieuses, lesparfums les plus capiteux. On n'y voyait alors passer, à grand renfort desonnailles, que les inévitables corricolos, les petites voitures de maraîchers,de véritables caravanes de chevaux, ânes ou mulets venus des environs oudescendus de la montagne et d'interminables défilés de moutons affolés et bêlants,soulevant au passage une fine poussière blanche qui fut la première poudre deriz que je connus.
La majeure partie du village appartenait alors à monpère ; le pays, gai et bon enfant, fit même à ce propos une chanson crue l'onse plaisait à entonner à pleine gorge; en l'accompagnant de clairs claquementde fouets :

En arrivant àRo-vi-go
On entre chezl'ami Bouchaud
Qui est en trainde faire, etc., etc.

Evidemment, la rime n'avait rien de millionnaire, maisenfin l'intention y était. Et je vous jure, d'ailleurs que j'ai, par la suite,chanté quelques refrains professionnels qui ne se haussaient guère plus hautcomme éclat poétique, sans avoir les mêmes sympathiques excuses.

Rovigo ne comportait guère, alors, qu'une dizaine deconstructions, quelques fermes et une petite église. Les maisons y étaientbasses et ignoraient, à cause de la chaleur, le papier de tapisserie. Les murs,au dehors comme au dedans, en étaient uniformément blanchis à la chaux et latoiture s'y trouvait remplacée par une terrasse carrelée de rouge, où l'onétendait la "lessive" et où l'on paressait, parfois, le soir, au clair de lune,quand le siroco faisait des siennes. Loin d'être une spécialité du bourg, cegenre d'habitations consituait alors la classique demeure des Françaisd'Algérie.

La façade de la maison de papa était couverte deplantes grimpantes. Derrière la maison folâtrait un curieux petit jardin, enface du calme cimetière où repose maintenant mon père, parmi les floraisonsd'orangers. Ce jardinet, c'était son empire : dans ses allées étroites, maisgénéreusement fleuries, je fis mes premiers pas, et mes premières chutes... Nonloin coulait un oued (rivière, comme vous le savez) que la saison despluies rendait par moments torrentiel. Cela ne durait pas longtemps, sous ceclimat privilégié, mais c'était suffisant, cependant, pour tenter les bambins.J'avais à peine un an quand j'entrai en relations avec cet oued si attirant. Ah  ! Ce ne fut pas long! En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, jeroulai dans ses eaux, alors rapide et grossies de tous les dévalements de lamontagne. Heureusement quelqu'un m'avait aperçue : Ali, un des domestiques demon père, fidèle et dévoué comme le sont les serviteurs indigènes quand ils s'ymettent. Il parvint à me retirer de l'eau à la seconde où le danger se faisaitimminent et poussa même la bonté jusqu'à me sécher au soleil afin que mesparents ne connussent pas cette équipée. Ils l'apprirent pourtant, Dieu saitpar qui, et ce sont eux qui, depuis, m'ont souvent rappelé cette aventure,parce que moi, vous pensez bien...

J'ai revu Rovigo, il y a cinq ans. Des représentationsdonnées à l'Alhambra d'Alger m'avaient ramenée dans le pays natal et, de mêmeque j'avais tenu à retourner au carrefour de l'Agha, j'ai voulu, aussi, faireun pieux pèlerinage au théâtre de mes premiers ans. Le village avait moins changé,certes, que mon coin du "Caravansérail", encore qu'il me parût plus cossu,moins "cambrouze". Je me présentai au maire actuel, qui fut très ém en merecevant, et m'accueillit de la plus touchante façon : enfant, il avaitjoué aux billes avec mon père, sur la?"placette" !

Des amis me firent visiter les champs d'orangers qui,à perte de vue, entourent Rovigo. D'innombrables pétales d'ivoire jonchaient lesol, lui faisant un épais tapis blanc; la seule neige que connaisse celle terrefortunée.
Je retrouvai Ali, mon brave sauveteur ! Il avait bienvieilli depuis : c'est d'une voix cassée, mais avec un grand renfort degesticulations, comme le font, ou presque, tous les Algériens authentiques,qu'il me raconta ses malheurs. Son fils avait été tué dans une rixe, à laCasbah, sans que l'on pût jamais découvrir le meurtrier, et le pauvre vieuxcoulait, depuis ce deuil, des jours tristes et résignés : il était,heureusement, à l'abri du besoin. Je fis en sa compagnie quelques promenades,évoquant avec lui les souvenirs de ma jeunesse j'éprouvais une sorte de fiertéà trotter à ses côtés, autour de mon petit jardin, devenu vignoble, et dansnotre humble cimetière, douloureusement agrandi... Quand vint le moment dudépart, je demandai à Ali ce qu'il souhaitait, promettant de le lui envoyer dèsmon retour en France. Je tenais vraîment à exaucer ses désirs... Mais quepensez-vous qu'il me demanda ? Je vous le donne en mille !... Du beurre deParis. Oui, il mourait d'envie de connaître ce beurre crémeux qui, disait-ilnaïvement, devait être plus savoureux puisqu'il provenait des vaches ayantbrouté les frais pâturages de France !
Je ne pus m'empêcher d'éclater de rire :

- Mais, mon pauvre Ali, tu as beau me demander celaavec des larmes dans la voix, si je t'expédiais du beurre de Paris, il seraitfondu avant d'arriver, voyons !... d'ailleurs, le beurre d'ici ne me paraît pasinférieur à celui que je pourrais t'envoyer !

J'aurais été désolée, pourtant, de ne pas lui laisserun souvenir durable de cette rencontre. Le dernier jour que je passai à Algerétait un vendredi, jour du grand marché de Maison-Carrée, à quelqueskilomètres. J'y allai, et fit l'emplette d'un solide bourricot que j'offris àmon vieux serviteur... Il parut touché de cette attention, mais je crois bienqu'au fond de lui-même, il était déçu que je ne lui parle plus du beurre deParis !

Ah  ! Brave, cher Ali !


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