CHAPITRES
_____________

01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

______________________________________


Pour télécharger le texte au complet (format PDF)
Voir ici.

Si vous ne possédez pas le logiciel Acrobat Reader (gratuit - de la firme Adobe Systems Incorporated) qui permet de visualiser les fichiers écrits dans ce format, Voir ici.


Polaire


Chapitre 23


UNDIRECTEUR MODERNE

Après mon voyage d'Amérique, je créai deuxpièces : au Vaudeville, les Sauterelles d'Émile Fabre ? aujourd'hui administrateurde la Comédie-Française ? avec Duquesne, Lérand, Louis Gauthier et Joffre.L'œuvre, qui se passait dans les milieux coloniaux d'Extrême-Orient, futâprement discutée, et n'eut pas la brillante carrière qu'elle méritait, surtoutaprès le remarquable effort de mise en scène qu'y avait réalisé Porel.

En octobre, au Théâtre Réjane, avecArquillières et Capellani : Les Yeux ouverts, de Camille Oudinot,connurent un succès plus durable. Dans l'intervalle, Porel m'avait proposé designer avec lui pour trois ans. Mon engagement qui comportait un dédit decinquante mille francs, m'allouait 300 par représentation, plus un pourcentageau delà d'un chiffre de recette fixé, pourcentage qu'avec Porel j'ai toujourstouché. Je tiens à préciser ce détail, mes camarades me comprendront du reste !

Le directeur du Vaudeville, qui commençait à sesentir las du labeur acharné qu'il accomplissait depuis si longtemps,s'adjoignit un collaborateur, M. Q... Ce curieux homme, très actif,entreprenant en diable, et méridional par surcroît, avait jusque-là dirigé unpetit théâtre à côté (à côté d'un musée célèbre) mais il était déjà titulairede concessions : programmes, bonbons, etc., dans presque toutes les autressalles de Paris. Il avait également créé un fructueux système d'abonnements laplupart des spectacles, qui devait aboutir, soit dit en passant au funeste"billet à tarif réduit", plaie des exploitations actuelles. Q... d'abord,endossa les contrats déjà signés pour le Vaudeville, parmi lesquels était lemien. Dès son entrée dans l'affaire, je reçus de lui un pneumatique quicommençait par ces mots :

Mademoiselle. Désormais, vous aurez deuxdirecteurs au lieu d'un. Venez donc me voir au Vaudeville... etc., etc.

Il nie reçut fort bien, et me pria seulementd'attendre qu'il eût un rôle pour moi... Je pourrais presque affirmer que cerôle, je l'attends encore, après vingt ans ! Je comptais, en effet, sur uneconvocation qui ne venait toujours pas, et le temps passait. Naturellement, jeme lassais chaque jour davantage ; je fus donc trouver M. Q... mais, déjà, ilne recevait plus au Vaudeville. C'est à un autre de ses théâtres ; ? peu à peuil régnait chaque semaine sur une salle nouvelle qu'il tenait audience. Là, ilfallait grimper un affreux petit escalier, raide et poussiéreux, et attendre,dans un long boyau sans air et sans lumière, que cet extraordinaire directeurdaignât donner signe de vie. C'est dans un pareil couloir qu'il osa, un jour,faire faire antichambre à Georges de Porto-Riche, un des plus grands géniesdramatiques de ce siècle ! En arrivant là, on avait vraiment l'air d'être dansun bureau de placement : hormis ceux des subventionnés, tous les artistes deParis doivent connaître cette curieuse "salle d'attente". J'y rencontraischaque fois des malheureux, venus pour la dixième fois peut-être, et qui ne sedécourageaient pas. J'ai toujours pensé qu'en leur infligeant ces horriblesstations, on arrivait à les "avoir" par la fatigue, et à leur faire acceptertout ce qu'on voulait. Si ce spectacle m'était pénible, je ne souffrais pasmoins de la situation qui m'était faite : jamais, au théâtre, je n'avais eu àsolliciter un rôle, surtout quand un contrat en bonne et due forme me legarantissait ! A force d'être balancée de M. Q... à son administrateur ? car Il ne recevait pas toujours lui-même ? je finis par perdre patience. Quand on neme répondait pas : "Le directeur est très occupé, il n'a pas le temps de vousvoir", on m'objectait que les pièces acceptées ne comportaient pas de rôle demon emploi ! A la première occasion, ma franchise la plus brutale fit connaîtreà M. Q... mes impressions.

Enfin, un jour, Edmond Guiraud porta lemanuscrit de la Sauvageonne, en précisant qu'il serait heureux dem'avoir dans sa distribution il y avait un rôle pour moi ! Cette fois, il eûtété difficile de m'objecter l'esquive habituelle. On monta donc la pièce, maisj'eus la sensation que le directeur ne s'y décidait qu'à regret. Par exemple,je ne suis pas encore arrivée à m'expliquer par quel machiavélisme, en dépit demon contrat, il parvint à me faire verser à son administrateur, M. C..., unesomme de douze mille francs ! Mais, enfin, je tenais à reparaître sur une scène  : il y avait si longtemps que je ne jouais pars à Paris ! Et j'avais confiancedans la pièce, que je trouvais remarquable. Le sujet, fort dramatique, étaitpassionnant : un père s'éprenait d'une jeune fille qu'il croyait sa propreenfant ; le dernier acte lui démontrait heureusement le contraire. Coïncidencecurieuse : on vient de donner sur les boulevards un vaudeville nouveau, quiroule exactement sur cette même situation... M. Q... lui, n'aimait pas cetteœuvre, et il ne se gênait pas pour le dire ; il le disait même un peu trop, caril en arrivait à la dénigrer systématiquement. Ce n'était peut-être pas trèsadroit de sa part : en cas d'insuccès, il eût été la première victime ; maistant d'auteurs, déjà, et non des moindres, se disputaient sa porte, qu'ildevait savoir comment se rattraper le cas échéant. Le désastre qu'il mesemblait souhaiter, plus pour moi, peut-être, que pour l'auteur, ne seproduisit ni pour l'un ni pour l'autre. L'accueil fut mieux que sympathique, etj'eus la joie personnelle de lire sous la plume d'un critique influent qui,jusque-lé, m'avait été plutôt hostile : "En bonne justice, je dois reconnaîtreles beaux efforts de Mlle Polaire qui, de plus en plus, se façonne et accomplitde remarquables progrès dans son art... Elle a mérité son succès, dans unpersonnage difficile et nouveau pour elle"... Je ne cite ces lignes que pourtémoigner que mon directeur n'avait rien à me reprocher.

Bien qu'il n'eût pas choisi la période la plusfavorable pour une création aussi importante (nous étions passé fin mai, en1914), la Sauvageonne partait pour une carrière brillante quand laguerre l'arrêta brusquement, tous les théâtres ayant clos du même coup. LeVaudeville, fermé le 1er août 1914, ne devait rouvrir que le 28 juillet 1917,huit jours avant la mort de directeur admirable qu'avait été Porel !... M. Q...dont j'avais la signature, reprit plus tôt ses autres exploitations, et Dieusait s'il en avait, alors. Je retournai donc, à maintes reprises, lui demanderd'exécuter mon contrat, sans même parvenir à lui arracher une promesse. Aprèsm'être montrée exigeante, j'en arrivai à m'humilier devant lui... C'est de celaque je lui en veux le plus : j'oublierais volontiers tous les froissements queje lui dois, je ne me pardonnerai jamais celles que je me suis infligées pourlui ! Peut-être n'étais-je pas le genre de pensionnaire qui lui plaisait ? Amoins, encore, que je n'aie pas compris les usages qu'il instaurait au théâtre.Bref, je finis par réclamer le versement de mon dédit ; l'homme d'affaires chezqui me fit, convoquer mon directeur ? si j'ose dire ? confirma l'absoluevalidité de mes droits... Mais je n'en jouai pas davantage. Sans s'en douter,j'aime du moins à le croire, M. Q... a arrêté net l'élan de ma carrière aprèstant d'efforts, chaque fois couronnés d'une réussite nouvelle! Le plus graveest que, possédant des intérêts dans la plupart des théâtres de Paris, il meles a ainsi tous fermés, m'empêchant de gagner ma vie. Et je ne dois pas êtrela seule dans ce cas, hélas !

Je n'avance rien qui ne soit vrai, selonl'engagement que j'en ai pris au début de ces souvenirs. M Q... ne saurait doncpas me démentir. Je me réserve de dire dans quelles circonstances il m'a toutde même, payé mes 50.000 francs de dédit, et la façon dont il s'en estacquitté. Pour le moment, je préfère vous narrer une petite anecdote que je,trouve, quant à moi, fort amusante. Un de?mes bons camarades, fantaisiste notoire, avait monté dans une des sallesde M. Q... une pièce anglaise dont il avait le privilège, où un lit tenait unrôle important. Je savais qu'il était au pourcentage, mais qu'il réalisait, pourtant,des cachets appréciables :

- Comment diable fais-tu ? demandai-je.

- C'est assez difficile, en effet... Tun'imagines pas les frais généraux qu'il faut d'abord déduire de la recette...Ainsi, la location du lit, indispensable, était facturée chaque jour à un prixqui me sembla excessif... J'ai donc acheté ce "plumard" ; je l'ai même eu àtrès bon compte... Eh bien, figure-toi que la location n'en a pas moinscontinué à figurer quotidiennement sur les frais généraux !... Tu vois d'ici masurprise !

- Peut-être, remarquai-je en riant, faut-ilmettre cela sur le compte de la négligence...


«   Retour à la page d'introduction   »