CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 12


PREMIERESDECEPTIONS SUR LE THEATRE

Comment me vint l'idée de quitter le concertpour le théâtre ? Je ne saurais trop le dire. Cette fois, pourtant, ce n'étaitpas, comme pour l' Européen, hasard ou coup de tête. Ma réussite au caf' conc'm'avait donné une certaine confiance ; puis j'avais eu l'occasion, depuis, devoir la plupart des pièces représentées à Paris.

Du moment que j'envisageais la possibilité dem'essayer au théâtre, vous pensez bien que je ne fus pas longue à le tenter. Al'époque, le maître incontesté de l'art, dramatique était André Antoine ; qu'ils'agît d'une pièce ou d'un artiste, ses jugements étaient sans appel, et sonveto décisif ; un seul mot de lui consacrait une réputation. Dans le mondeartistique c'était, littéralement, le bon lieu ! Aussi, m'inspirant du dicton :"Mieux vaut s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints", est-ce lui que je m'en fustrouver.

Mon nom ne devait pas lui être inconnu,pensais-je, puisque, tout au moins, j'étais affichée en lettres énormes à deuxpas de son théâtre, que je fusse à la Scala ou à l'Eldo. Il me fit l'honneur deme recevoir, ce que mon optimisme considéra comme un premier succès, etm'accueillit avec ce ton bourru dont il semblait s'être fait une règle. Enmanière de préambule, j'émis cette hypothèse, assez plausible en somme, qu'ilm'avait peut-être déjà entendue :

- Je n'ai pas le temps d'aller au café-concert  ! coupa-t-il assez sèchement.

Sans doute, son labeur énorme ne lui enlaissait-il guère le loisir ; cependant, des comédiens illustres comme LucienGuitry, des auteurs à succès, tel Tristan Bernard, ne dédaignaient pas de venirà la Scala, poussant même l'indulgence jusqu'à m'assurer qu'ils n'y allaientque pour moi... Puisque Antoine ne me connaissait pas, il fallait que je luifisse apprécier mon désir d'évoluer jusqu'à la comédie et de me consacrer à.des rôles correspondants à ma nature.

Il ne pouvait être question pour moid'auditionner dans une scène quelconque, classique ou moderne ; je tentai doncde m'expliquer. Je dis les jours bouleversés de mon enfance, je contai mesdébuts, parlai dé ma réussite foudroyante, exposant avec exaltation, presque enm'emportant, que je sentais en moi des ardeurs inexprimées, que j'étais sûremaintenant de pouvoir mieux faire que de chanter de petites chansons d'unintérêt artistique discutable... Comme toujours, je m'agitais frénétiquement,je parlais trop, et trop vite, mais une flamme intérieure me dévorait..Antoine, à califourchon sur sa chaise, me considérait avec des yeux effarés,essayant vainement de placer un mot : quand je suis partie pour dire quelquechose que je tiens à dire, on m'interrompt plutôt difficilement ! Enfin, il seleva, repoussa son siège et s'écria L

- Savez-vous que vous êtes effrayante  ...Positivement, vous m'effrayez !...

Et il disparut, son éternelle cigarette colléeau coin des lèvres... Les camarades à qui je narrai mon équipée m'expliquèrentque, dans sa passion pour le réalisme au théâtre, Antoine se sentait plutôtattiré dès l'abord, par les postulantes d'aspect fruste, aux allures "peuple""; c'est possible. Je n'ai pourtant jamais cherché à me donner des airs degrande dame ; j'ai la nature bien trop primesautière, on ne m'eût pas prise ausérieux ! Et je ne pouvais même pas déplorer de m'être mise sur montrente-et-un pour la circonstance : petit costume de sport, et chapeau"Jean-Bart"" enfoncé sur mes boucles voltigeantes. Mais j'avais dû gesticulerterriblement : selon leur habitude, mes pieds dansaient tout seul dans meschaussures... Ainsi, c'était bel et bien un échec. Peut-être cet hommem'avait-il prise pour une folle, tout simplement !

N'est-ce pas lui, cependant, qui eut le premierl'initiative quelques années plus tard, d'appeler à l'Odéon des artistes decafé-concert, et dans le répertoire classique, encore ? Dieu sait l'émotion quesuscita dans le monde des subventionnés, ce que l'on appela alors un"sacrilège"" ! Dranem y joua pourtant le Médecin malgré lui, et l'on n'apas oublié la parfaite réussite de Vilbert, ce comédien-né, dans leBourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire et Monsieur de Pourceaugnac...

Antoine, me dit-on encore, avait pour principequ'une femme trop élégante était rarement une artiste véritable. Peut-être n'avait-ilpas tout à fait tort, mais il y a cependant des exceptions ! La recherche danssa tenue, le soin que l'on prend de sa personne témoignent généralement d'uncertain respect de soi-même, et j'en connais de biens miséreux qui, Dieu saitpar quels prodiges, se présentent toujours d'impeccable façon. Quant au reste,mes premières années avaient suffi à me conférer quelque aptitude à faire lalessive, cirer un parquet et même préparer la cuisine. A moins d'être uneparfaite "nouille" ou un "mollasson", n'importe quelle femme digne de ce nompeut en faire autant. Pour moi, je le saurais tout aussi bien que j'ai su, enscène, avec trois méchants couplets ou trois actes, donner ma sincérité, moncœur, ma vie au public, qui est mon seul, mon unique amant !

Quelques années plus tard, j'eus l'occasiond'aller de nouveau solliciter Antoine ; il me reçut de façon charmante, dansson appartement de la place Dauphine. Je voulais lui soumettre le manuscritd'un ami, Didier Gold, auteur méconnu en dépit de son talent réel, êtredélicieux et bon, qui mourut à la peine, voici peu de temps, sans avoir réaliséce dont il était capable, épuisé d'avoir trop travaillé pour ceux qui avaientsu l'exploiter. Sa pièce s'appelait Cœur de chien ; je conviens que teltitre manquait un peu d'allure, encore qu'il répondît bien au sujet. Sachantqu'il fallait aller droit au but, instruite par l'expérience, je résumai àAntoine le thème de cette comédie, dramatique et poignante. J'ajoutai quej'étais prête à l'interpréter, tant le rôle que j'y voyais pour moim'enthousiasmait... J'avais pourtant déjà fait plusieurs créationsremarquables, ce qui, avec l'emballement que je manifestais, pouvaitconstituer, me semblait-il, d'appréciables références... Antoine n'en fit pasmoins la moue, déclarant que "ce genre était bien périmé"... Il est vrai que lethéâtre, alors, commençait cette évolution qui devait modifier si profondémentses destinées, et dont je ne suis pas tellement sûre qu'il y ait lieu de seféliciter...

Pareille mésaventure arriva, à peu près dans lemême temps, avec Gémier à qui Nozière avait fait lire le manuscrit de MarieGazelle, cette admirable pièce, la meilleure peut-être du célèbre auteurdramatique... Gémier me déclara qu'il n'y trouvait rien... L'a-t-il vraimentlue ? Je gardais pourtant en ce chef-d'œuvre une foi inébranlable ; lasse de lepromener inutilement d'un directeur à l'autre, c'est dans un théâtre dequartier, à Montparnasse, que j'arrivai enfin à le créer. La générale ratifiamon enthousiasme: un succès triomphal accueillit cette pièce bien faite,émouvante, et si soigneusement écrite. François Porché et Simone vinrentl'applaudir, et Antoine l'écoula attentivement.

- Tout de même, dit-il, cette petite Polaire !

Peu de mots, comme toujours, mais qui voulaientpeut-être signifier bien des choses ! Se rappela-t-il la première visite que jelui avais faite, vingt ans plus tôt  ... Evoqua-t-il le plaidoyer, si ardent,qui lui avait exprimé mon débordant espoir  ... Je ne sais, mais je suis sûreque s'il m'avait alors fait confiance, avec les dons que je devinaisobscurément au fond de moi-même, dans les mains d'un tel animateur, j'eussecertainement réalisé davantage ! Ces hésitations, ces craintes, ces erreurs,même de la part d'hommes comme Antoine ou Gémier, n'ont-elles pas, quelquefois,étouffé des talents qui ne demandaient qu'à s'exprimer, de toute leur âme ? Et,me bornant à noter mes impressions sans prétendre juger autrui, je me demandesi la situation actuelle de l'art dramatique n'a pas, à la base de sesorigines, quelque carence de ce genre... Quand il s'agit d'hommes comme lesdeux maîtres dont je parle, l'événement a prouvé qu'ils pouvaient, malgré leurfoi et leurs moyens, se tromper, hélas ! tout aussi bien que d'autres. Mais ilest venu, depuis, de nouveaux directeurs : le sont-ils tous, vraiment ?Coucheries, commandites et combines, le théâtre ne connaîtrait-il donc plus quecela ? On ne le considère plus dans l'ensemble, que comme un commerce pareil àla première épicerie venue et, comme l'épicerie, il a ses mercantis, sesintermédiaires, et même ses fraudeurs. Crise des théâtres ? Allons donc : crisede directeurs, pour la plupart des cas.

Celui-ci ne cherche que la belle fille qui luiamènera des capitaux ; celui-là déclare cyniquement qu'il est prêt à engager ledernier des clochards à des appointements princiers, si la présence de cephénomène fait monter de quelques centaines de francs son bénéfice quotidien !N'a-t-on pas vu un directeur ? si j'ose dire ! ? projeter d'engager, au momentdu fameux procès, l'une des "fiancées" de Landru ? Mais si celui-ci eût étéacquitté, on l'eût installé sur les planches ! Des exemples récents prouventque je n'exagère rien... Des hommes de théâtre, ça ? Pendant ce temps, desartistes sincères, pleins d'ardeurs et de dons, crèvent de faim...


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