CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 7


FAMILLE

Je débarquai à Alger à onze heures du soir...Personne n'était venu me chercher ! J'en éprouvais une affreuse tristesse, carj'étais sûre que maman avait annoncé mon arrivée...

Je ne pouvais cependant pas rester là, jusqu'aujour, sur les quais presque déserts, et aussi peu confortables que rassurants,en tous cas, pour y passer la nuit. Je connaissais le chemin pour aller chez magrand'mère qui habitait, avec ma tante, rue des Lotophages ; je décidai de m'yrendre. C'est en courant que je gravis les rampes qui mènent du port auxboulevards ; je m'appliquais à suivre les balustrades, plutôt que de passerdevant les voûtes, hautes et lugubres à cette heure, et dont le quart-de-rondqui les surmontait semblait un œil sombre ouvert sur la nuit vide... J'arrivaienfin place du Gouvernement, c'était alors le centre de la ville, et lemouvement des foules s'y prolongeait assez tard pour que je me sentisse moinsseule. Quelle impression me causa cette esplanade, qui me semblait, voiciquelques mois, vaste comme le monde ! Ce soir-là, à mes yeux encore pleins desvisions de Paris, elle parut toute rapetissée et si menue que je crus uninstant m'être trompée de chemin. Même sensation bizarre pour la rue desTrois-Couleurs, que j'abordai bientôt, et qui ne me fit plus que l'effet d'uneimpasse ! Enfin, j'arrivai à la rue des Lotophages, que je retrouvai avec unplaisir infini, car je l'avais toujours particulièrement aimée : une voiefraîche, même l'été, voûtée, dont les élégants arceaux se creusaient sousl'ardent soleil d'Afrique, avec, ça et là, des moucharabiehs qui, se faisantface, se rejoignaient au haut des maisons, laissant juste entrevoir un petitcoin de ciel bleu. Elle aboutissait au boulevard des Palmiers, tracé sur desrocs mauves qui surplombaient la mer, à pic, au-dessus de l'antique palaisarabe où siège l'Amirauté... Que c'était beau !

Je ne m'égarai pas longtemps dans ma rêverie :il fallait que je monte chez ma grand'mère. Nulle lueur ne filtrait auxfenêtres ni sous la porte ; je dus frapper à plusieurs reprises, du plus fortque je pouvais pour qu'on me répondit. J'avais réveillé tout le monde :décidément, l'on ne m'attendait pas ! Soudain, une voix rageuse cria :

- Qui est là, à la fin ?

- C'est moi, la petite Emélie...

Un sourd murmure, qu'il me fut impossible decomprendre, parvint jusqu'à moi ; j'entendis des pas lourds, et j'aperçus lalueur d'une bougie qui avançait vers la porte (on ne s'éclairait guèreautrement, alors, à Alger ; le gaz, lui-même, était peu répandu, et lesaccidents qu'il avait déjà produits n'engageaient pas à en adopter l'usagerégulier, d'autant plus que la cuisine se faisait au charbon de bois). L'onm'ouvrit enfin : ma grand'mère et ma tante, venues ensemble pour se rassurermutuellement, me considéraient avec des yeux écarquillés.

- Comment, c'est toi ?

- Evidemment !... Maman a écrit pour annoncermon arrivée, j'ai vu sa lettre.

- On en a reçu une, il y a quinze jours, quinous disait qu'elle envoyait la petite, mais c'est tout... On pensait quec'était Lucile qui nous revenait...

Une révélation brusque les frappa :

- Mais alors, c'est donc Lucile qui est morte   ... Pauvre petite, mon Dieu !

J'éprouvai à ces mots une souffrance si aiguëque, dans mon for intérieur, je me pris à envier le sort de ma sœur. A cetteminute, la malheureuse, au moins, était exempte de la douloureuse amertume quim'étreignait. Mais je renfermai ces impressions au fond de mon cœur meurtri et,refoulant mes larmes, je me couchai, désespérée, dans le grabas pompeusementappelé lit qu'on m'avait dressé à la hâte, non sans maugréer... Dès lelendemain, on me fit comprendre qu'il me faudrait gagner ma vie. Je le savaisbien, parbleu. Comme si je n'avais pas suffisamment vu et entendu, pourméconnaître les dures lois de l'existence que le sort m'avait imposées ! Ayantdéjà quelques notions sur la confection des chapeaux, je pouvais, de plus,exciper de mon passage chez la mère Vial, à Paris, s'il vous plaît (à cettedistance, on ne pouvait pas contrôler) ; on me permit donc de me présenter chezune modiste. Il y en avait deux ou trois dans la rue Bab-Azoum, qui était alorsla voie élégante d'Alger (la rue d'Isly, lui a, depuis ravi ce titre flatteur); j'aurais été heureuse de travailler dans le "quartier chic". Mais ma familleayant objecté que c'était un peu loin, je dirigeai mes recherches vers la rueBab-el-oued, plus près ? oh ! Si peu ? de la maison. Dans la vitrine unepancarte manuscrite annonçait : "On demande une apprentie" ; je me présentai eteus la chance d'être agréée tout de suite. Les heures que je passai dans cetteplace me furent vite agréables ; d'abord, pour peu que je pusse gagner, on neme reprocherait pas d'être "à charge", et puis là, du moins, j'étais traitéeavec bonté. La patronne, douce et bienveillante, était une femme déjà un peumûre, mais fort belle encore ; elle avait depuis longtemps une liaison avec uncommerçant voisin beaucoup plus jeune qu'elle, un splendide garçon, élégant etsoigné, du plus séduisant type juif de là-bas. Il n'y avait pas huit jours quej'étais dans la maison, que le gaillard se mit à me guetter et à me poursuivredans tous les coins de l'escalier. J'étais littéralement affolée à l'idée quema patronne, qui adorait cet homme, pourrait s'apercevoir un jour de son manège; cela n'eût sans doute pas tardé. Et alors, bien que je n'eusse rien à mereprocher, on ne manquerait pas de me charger de toutes les responsabilités !La maîtresse donnerait tout naturellement raison à son amant, qui sedisculperait aisément sur mon dos ; et puis, n'avais-je pas "le masque duvice", déjà ! après Emmanuel, M. Goldstein, et maintenant celui-là ! Ah !j'avais la main décidément ! Qui sait comment cela tournerait, si je n'ymettais pas fin par le seul moyen en mon pouvoir : partir !

Malgré mon réel désir de travailler, quelquefût mon goût pour les chapeaux, un beau matin, sous le premier prétexte venu,car je ne voulais rien révéler, je quittai ma place. A la maison,naturellement, ce fut l'orage des grands jours. J'entends encore ma tantevociférer :

- Tu ne seras jamais bonne à rien !... Tu nepourras rester nulle part, avec ton sale caractère !

Mon "sale caractère" !... Parce qu'unedélicatesse excessive, faite à la fois de prudence et de pudeur, me faisaittaire tout ce que ne me paraissait pas bon à dévoiler, pas propre, je préféraisne pas discuter ; puisque, aussi bien, j'aurais tort, il me semblait inutiled'envenimer le débat.


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