CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 2


JE SUIS NÉE...

Evidemment, parbleu ! Je suis née !... Quel tout petitmot : trois lettres à peine. Quelle grande chose, magnifiquement troublante,cela évoque, pourtant ! Un être minuscule, rougeaud et vagissant, plutôt laid,en général, et ce n'en est pas moins le plus émouvant des pointsd'interrogation posé sur l'avenir...

Sans doute, dans la joie de l'événement, peu deparents se posent-ils de semblables questions, et cela vaut mieux, s'ils sontainsi libérés d'angoisses qui leur viendront toujours assez tôt.

Ce n'est un secret pour personne que je me nommeEmélie-Marie Bouchaud. Ma mère était originaire de Clamecy (Nièvre) et monpère Algérois, mais de pure race française ; je le précise car, là-bas, à cetteépoque surtout, il n'était pas rare de rencontrer des unions de nationalitésdifférentes : Espagnols, Maltais, Italiens et même indigènes épousaient souventdes Françaises. Il y en avait déjà, en effet, en Algérie outre les familles ducorps d'occupation ou des services administratifs, un imposant contingent decondamnés politiques fut déporté, après la Révolution de 48, dans ce quin'était alors qu'une colonie incertaine et qui constitue aujourd'hui unauthentique prolongement de la France. Des divers croisements de la période dedébut résultent la moderne population algérienne qui n'en est pas moinsFrançaise, au contraire. Pour ma part, je lui garde un souvenir si ému, et sitendre ! Mon rêve, car j'ai conservé quelques-uns des goûts de là-bas, seraitd'y finir paisiblement mes jours... Vivre en gandourah, cette chemiserudimentaire, mais si pratique, des indigènes ! Une, bien chaude, en hiver, uneautre, l'été, en léger haïk, je n'en demanderais pas davantage ! Courir, ainsivêtue, parmi les fleurs resplendissantes de chez nous, entourée d'animaux quej'aimerais - et qui me le rendraient, eux ! - et faire, anonymement mais aumaximum, le bien aux vrais malheureux, ceux qui acceptent leurs épreuves avecdignité et ne sollicitent rien ni personne...

Mon père donc, était né en Algérie, où mon aïeul avaitété débarqué après sa libération. Il avait, en effet, été condamné à sept ansde villégiature forcée à la Guyane pour avoir crié "Vive la République !". Cefut le plus clair bénéfice qu'il eût retiré de sa trop active participation auxévénements de 48 !

Papa, lui, avait bien les yeux du pays, qu'il m'alégués avec une intensité de caractère accrue : des yeux bruns, ouverts dans lesens de la longueur, vers les tempes ; des yeux "fendus en amande" comme on diten Algérie. Sa bouche était rieuse et ses pommettes saillantes, que je retrouvedans mes propres traits. Il avait créé un service de corricolos qui assuraitalors la liaison entre Rovigo et Alger, où ma mère allait souvent pour lesachats de la maison ; au moment du retour, elle retrouvait l'une de nosvoitures à une sorte de dépôt, situé au carrefour de l'Agha, au dessus de lagare - la dernière avant Alger, sur la ligne d'Oran. - Cette remise s'appelaitalors le Caravansérail ; elle a fait place, depuis longtemps, à de hautsimmeubles modernes. Autant qu'il puisse m'en souvenir, elle était vaste etpopuleuse. Dans l'immense cour qui en constituait le centre, on rencontraittous les types d'indigènes, de même que les moyens de transport les plus variéssemblaient s'v être donné rendez-vous. De petits chevaux arabes piaffaient,nerveux, dans l'attente du maître qui devait les ramener vers leur lointainetribu ; les ânes des kabyles flanqués de "couffins", sortes d'immenses panierstressés en paillasson, portaient à la ville le charbon de bois fait dans lamontagne, les chapelets de poule maigrichonnes suspendues cruellement par lespattes, ou les "peaux de bouc", outres géantes gonflées d'une huile qui sentaitle rance. Enfin, des mulets, que nous appelions "bourricots d'Espagne"servaient aux terrassiers, espagnols pour la plupart, pour le transport desmatériaux de construction. On y voyait aussi, quelquefois, des chameaux ou desdromadaires, mais c'était une exception, car ils campaient plus généralemnentsur le champ de manœuvres, que nous retrouverons plus tard.

C'est dans ce cadre pittoresque et bruyant, que j'aivu le jour, le 13 mai 188 .. Ma mère n'avait pas prévu ma naissance si tôt ;l'événement la surprit au cours d'un de ses voyages. Dans cette espèce degourbi grouillant, bruyant, brûlant, retentissant de tous les échos de laville, le premier bruit qui frappa mon oreille fut l'inlassable mélopée, sur lemode rituellement, mineur, des femmes qui roulaient la semoule dans leursgrands plats de bois pour faire le couss-couss. Il n'en manquait pas, autour denous, de ces Mauresques, Berbères, venues du Sud ou des
Haut -Plateaux ; ellesm'ont laissé l'impression de vieilles fées - car les jeunes demeuraient aulogis - peintes, voilées, bruissantes des multiples amulettes qui ornaientleurs cous, ou des non moins innombrables bracelets de métal qui emprisonnaientleurs chevilles. A certaines époques de fête, elles ajoutaient à ces ornementsdes guirlandes de fleurs de jasmin ou d'oranger qui réndaient autour d'elles delourds mais délicieux parfum...

Ma mère quelques jours après ma naissance, m'avaitemportée à Rovigo. Dès notre arrivée, les femmes des tribus environnantesdescendirent dans la vallée ; selon l'usage, elles frappaient dans leurs mainsen chantant, en criant plutôt d'inlassables mélopées et de monotones prièresaux seuils des logis où un enfant vient de naître. Elles envahirent à grandfracas la maison maternelle et, ainsi qu'elles avaient coutume de le faire, mefrottèrent énergiquement d'aromates et de musc, par tout le corps en répétantavec conviction :

- Comme tu sens bon, s'rir'ti (mapetite)

Le fait est qu'inondée ainsi de leurs parfums, lourdset violents, je devais empuantir l'atmosphère à dix lieues à la ronde ! Ma mèrern'a souvent rappelé en riant, les détails de cette curieuse cérémonie :

- C'est vrai, concluait-elle, tu as eu ton petitderrière musqué ! Expression algérienne qui, alors, désignait les personnesnées sous une étoile particulièrement favorable.

Je devais, tout au moins être prédestinée, de cetodorant point de vue car, quelque temps plus tard, mon frère et ma sœur enjouant, me déversèrent sur le crâne tout le contenu d'une énorme jarred'essence de roses ! Cela aurait pu faire croître chez moi le goût des parfums.Eh bien ! Je ne puis en supporter qu'un seul, le mien, spécialement préparépour moi par Houbigant, d'après ma formule personnelle, dont j'ai jalousementconservé le secret...


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