CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 27


SERIE NOIRE

Me voilà donc dépouillée de tout ce quej'aimais... Mes lettres les plus précieuses, jetées au vent, mes livresdédicacés arrachés ou piétinés !... Je réunis mes chèvres, mes poules, meschiens ; mes bêtes familières avaient par bonheur échappé aux pirates... Queldéchirement j'éprouvai à l'idée de m'en séparer... Et pourtant ! Je donnai leschèvres à un pâtre ; jointes à son troupeau, elles purent gagner des coinstièdes de l'Estérel. J'installai dans des corbeilles mes douze petits poulets,que je ne voulais pas abandonner... Enfin, suivie d'un cortège de treizechiens, je débarquai un matin à la gare de Lyon.

Malgré toute l'énergie que je m'efforçais deconserver, je ne pus retenir mes larmes au souvenir de mon arrivée sur ce mêmequai naguère... Et je pensais que jadis mon grand-père avait passé sept ans enexil, qu'il nous était revenu de Cayenne affreusement estropié, l'ombre delui-même, parce qu'il s'était farouchement battu pour le triomphe de cette"République" au nom de laquelle je venais d'être dépouillée, et jetée à la rue  !... Quelle ironie du sort !

Ce qui m'avait été le plus douloureux dans mondésastre fut l'obligation où je me trouvai d'abandonner le tombeau de mespauvres toutous ; souvent, à Paris, et même en tournée, quand un de ces cherscompagnons venait à mourir, il m'était arrivé d'en conserver la dépouille pourla ramener dans cette sépulture... Hélas ! je ne pouvais même plus m'attarder àmes tristes pensées : la vie était là, menaçante maintenant. Je louai donc,d'abord, un modeste pavillon à Neuilly, rue de la Ferme, et m'apprêtai à lalutte... Mais un malheur n'arrive jamais seul. La santé de ma mère étaitgravement menacée, le chagrin et l'angoisse que j'en éprouvai m'en firentoublier pour un temps les ignominies de l'injustice humaine. Je n'eus plusqu'une pensée : soigner ma chère malade, et la sauver ! Je la fis installerdans une clinique, la meilleure que l'on m'indiqua ; comment pourrais-je payerde tels frais ? Je n'avais plus un sou ! Mais enfin, il ne m'était pas, dumoins, interdit d'espérer !...

Je pus donner quelques représentations dans lesthéâtres de quartiers. J'allais voir maman chaque matin, et passais auprèsd'elle la plus grande partie de la journée. Mais elle s'ennuyait, et mesuppliait de l'emmener chez moi... Un jour, le médecin déclara qu'elle étaitperdue, que le mal inexorable l'emporterait avant une semaine... Je défaillisde douleur mais, pour satisfaire à son vœu suprême, je la fis revenir dans monpetit pavillon... Ce n'est que par un effort surhumain que je parvenais à jouerle soir ; sitôt le spectacle terminé, je me précipitais à la maison comme unefolle, avec l'horrible pensée que le malheur redouté, inévitable maintenant,avait pu se produire en mon absence, ce qui me l'eut rendu plus affreux...Emmanuel Borgia, mon beau-père, était resté dans leur appartement : jel'appelai auprès de nous, car sa présence manquait à la pauvre malade...

Le sort s'acharnait après moi. Depuis dix ansj'attendais que Bernstein me fit l'honneur de me confier un rôle dans une desces pièces. C'eût été pour moi une consécration ; et puis, c'est un auteur quis'attache à ses interprètes quand il en est satisfait, et il écrit pour eux...Sa science géniale du théâtre tire d'un artiste le maximum ; une créationréussie avec lui en eût peut-être entraîné d'autres... Et c'est dans les jourshorribles où ma mère se mourait que Bernstein me pressentit pour jouer Mélo !Je me rendis à sa convocation, bien entendu, mais dans quel état de prostration  ! Cependant, je n'osais parler de mes angoisses ; pourquoi imposer à autruil'écho de sa propre douleur ? D'ailleurs, j'ai toujours eu la pudeur de mes chagrins...Mais je sentais bien, devant le malheur qui me menaçait, qu'il me laisseraitlongtemps incapable de jouer quoi que ce fût ! Le contrat du Gymnase m'eûtpourtant sauvée : Bernstein m'offrait un cachet avantageux, et Mélo tintl'affiche deux années consécutives. Je dus donc décliner la proposition, leslarmes aux yeux ! Tout s'en mêlait ! là-dessus, la série de mes représentationsprirent fin ; je m'installai au chevet de maman, que je me quittai plus jusqu'àson dernier souffle ; elle s'éteignit un soir, serrant mes mains dans lessiennes, en me disant : "Va, mon enfant, va... descends, va dîner... Je sensque le sommeil me gagne..." Elle exhala un soupir, et s'endormit, en effet,pour toujours... Emmanuel, dans la pièce voisine, n'eut pas un mot, pas unelarme : quinze jours après, il mourait à son tour, miné par le chagrin. Ce mefut une nouvelle douleur : depuis longtemps je lui avais pardonné ; ma mèreavait été heureuse avec lui et en souvenir d'elle, j'aurais voulu lui faire unedouce fin d'existence...

Dans le désarroi où me jetaient ces épreuvessuccessives, je n'avais pas eu le loisir de m'occuper de mon hôtel de la rueLord Byron ; c'est de là que me vint le coup de grâce. Cette demeure fastueuseavait jadis appartenu à Mme Tallien, mais j'avoue que ce n'est pas spécialementle souvenir de la belle héroïne qui m'avait incitée à cette acquisition. A monretour d'Amérique, alors que je pensais déjà à me créer un coin à Agay, mapremière petite chienne que je choyais depuis le jour de mes débuts, mourut enmon hôtel. Ceux qui aiment les animaux comprendront que j'en aie ressenti unviolent chagrin ; soudain, il me devint impossible de vivre dans la demeure oùla pauvre bête avait souffert. Je ne pouvais même plus entrer dans les piècesoù j'avais accoutumé de la voir ; cet hôtel me devint odieux. Une amie, JaneD... (Mme I...) offrit de me le racheter ; mon chagrin était encore tout frais.J'y consentis... Je lui cédai donc ma demeure, lui accordant un délai de dixans pour s'acquitter, avec un intérêt des plus modiques. Lorsque souffla levent de la débâcle, il y avait trente mois que l'affaire était conclue, et jen'avais pas encore touché un centime. J'allai voir Jane D... ; elle étaitalitée. Je compris tout de suite qu'elle se trouvait elle-même en proie auxdifficultés matérielles. Je ne lui réclamai donc rien de ce qui m'était dû,mais je lui proposai simplement de reprendre mon hôtel : je l'avais cédé sousle coup de mon grand chagrin, et je lui avouai que je le regrettais maintenant.J'ajoutai, et je le pensais sincèrement, que j'étais heureuse qu'elle en eûtprofité pendant deux ans, et que je la tenais quitte de tout engagement enversmoi. Elle me remercia et, acceptant mon offre, me demanda seulement de luilaisser le temps de se rétablir ; naturellement, j'acquiescai... Huit joursplus tard, brusquement, Jane D... mourait. Une armée de créanciers, que je luisoupçonnais d'autant moins qu'elle ne m'en avait pas parlé, s'abattirent surmon hôtel qui ne me fut ainsi ni restitué ni payé. N'ayant échangé, avec cettemalheureuse aucun des papiers d'usage, je ne pouvais rien réclamer de cequ'elle me devait. Mes droits de propriété étaient tout de même établis, maisje dus attendre quatre ans pour toucher cent dix pauvres mille francs, au lieudu million qui eût dû me revenir ! Ah ! les hommes d'affaires ! Ne lesferaient-ils que pour eux ? En tout cas, je n'ai jamais eu, moi, la chance d'enrencontrer
d'autres !!

Il m'a paru nécessaire de noter tous cesdétails et d'expliquer les désastres successifs qui se sont abattus sur moi.Que de femmes diront, en effet : "Mais qu'a-t-elle donc fait de tout ce qu'ellea gagné ? Tant d'argent, tant de bijoux ne s'évanouissent pas ainsi du jour aulendemain !" Avec le guet-apens du Fisc, la vente de la "Villa Claudine", laperte de mon hôtel et, surtout, la mort de maman qui, après tant d'épreuves,acheva de me désemparer, j'étais moralement et matériellement, totalementruinée ! Folle de douleur, je passai plusieurs semaines sans engagement,incapable, du reste, de jouer, dans un atroce cauchemar, seule avec les petitschiens qui me restaient pour toute compagnie... Pauvres bêtes, elles avaientl'air de me comprendre, elles comprenaient et semblaient vouloir me témoignerune affection plus grande encore, comme pour apaiser cette détresse où ellesn'avaient pas l'habitude de me voir... Tout était fini pour moi ; je me sentaisincapable de dominer mon écroulement, de tenter le rétablissement nécessaire,auquel, d'ailleurs, rien ne me permettait plus de croire !... J'essayai de fuircette vie cruelle et décevante : la mort ne voulut pas de moi ; ce n'étaitsans doute pas mon heure, et je me ratai... Peu de, gens ont connu ce détail ;contrairement à ce qui se fait d'ordinaire, surtout aujourd'hui, je m'étais arrangée,en effet, pour que les journaux fussent laissés dans l'ignorance, aussi bien dema débâcle que de mon découragement...

Il fallait donc que je vive, malgré moi !...Comment en ai-je eu le courage !...


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