CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 6


PREMIERCONTACT AVEC PARIS...

Les soucis de maman s'aggravaient chaque jour :Borgia, lui, se laissait vivre, étant de cette race de rêveurs indolents qui lebonheur, ou même sa simple apparence, tient lieu de suffisante occupation. Mapauvre mère, trop connue partout où nous avions vécu, ne pouvait guère songer àdemander du travail autour d'elle. Un beau matin, elle décida de s'expatrier.Mon plus jeune frère, Marcel, étant mort peu de temps après papa, ellerassembla ses trois derniers enfants et, flanquée de l'inévitable Emmanuel,nous emmena à Paris.

Un tel départ peut sembler tout simpleaujourd'hui, où chacun, même chez les plus sédentaires Nord-Africains, s'estfamiliarisé avec la "bougeotte" caractéristique des temps nouveaux. Mais, àcette époque, si proche encore et pourtant si lointaine déjà, on n'allait guèred'Alger à Paris, voire à Marseille, que dans certains cas exceptionnels. Nonque l'on n'eût pas, chez nous, le goût des voyages, au contraire, mais l'onbornait le plus souvent ses ambitions de vagabondage à Blidah pour les fêtestraditionnelles de la Pentecôte ou à quelque petit site côtier de la basseKabylie. Sétif, à l'est, Orléansville ou Relizane, à l'ouest, constituaient detelles randonnées qu'on ne s'y risquait pas sans d'absolues nécessités.Sidi-Ferruch, même, aujourd'hui à dix tours de roue de notre blanche capitale,semblait alors, avec la vingtaine de kilomètres qui la séparaient, un mirageinaccessible à ceux que n'y appelaient pas d'impérieuses obligations. Onconçoit donc que le fait d'"aller en France", comme nous disions, pût paraître,à l'époque, un déplacement considérable, propre à faire hésiter les plusentreprenants. Quand certains, pourtant, s'y engageaient, on n'expliquait leurrésolution que par deux causes : ils étaient très riches... ou gravementmalades ! Quant à moi, indépendamment de mon goût personnel pour les voyages,les pérégrinations qui m'avaient, dès les premiers ans, tiraillée dans tous lessens, donnaient une saveur accrue à l'attrait de l'inconnu que représentait àmes yeux le plus infime déplacement vers une région nouvelle. Alors, vouspensez, Paris !

On était en 1889 ; l'Exposition touchait à safin. Les quelques échos qui en étaient parvenus à Alger laissaient à monimagination enfantine des visions de contes de fées, de monuments miraculeux,et de je ne sais quels trésors de Golconde ! J'avais vu quelques cartespostales la Galerie des Machines, la rue du Caire... D'innombrables "TourEffel" en réduction, argentées ou dorées, ornaient déjà, sous forme de pelotesà aiguilles, de canifs, de porte-plumes ou d'épingles de cravate, maintesintérieurs algérois... La perspective de contempler de visu tant demerveilles me faisait trépigner de joie et d'impatience.

Je ne fus pas longue à déchanter. Ah ! Cettepremière traversée, sur le pont, par une mer exagérément mouvante, l'âcre etlourde odeur de machines, pour n'évoquer que celle-là ! Je fus atrocementmalade. Mon impression sur Marseille s'en ressentit : un vieux port grouillantet sale, des rues montantes et durement pavées qu'il me fallut gravir à piedpour aller rejoindre notre train. La gare Saint-Charles me parut immense, maistellement bruyante que j'en fus péniblement assourdie. Tout cela accompagné desincessantes jérémiades du Borgia, que la présence des trois gosses exaspérait.Puis, ce fut le compartiment de troisième, bourré dès le départ au-delà dupossible, dans un convoi désespérément omnibus, qui n'en finissait pas des'arrêter aux moindres stations, flânant interminablement dans les grandesgares. Notre wagon, bientôt, commença de s'empuantir de fumée, de relents desaucisson à l'ail, de vin rouge à bon marché, et de fromages trop avancés pourleur âge. Le petit jour nous trouva entassés les uns sur les autres,sommeillant, les membres engourdis de fatigue et de froid, parmi une abondantetapisserie de papiers gras brodés de peaux de cervelas... Quel voyage !Emmanuel n'avait pas arrêté de geindre, d'autant plus que ma sœur aînée,Lucile, souffrant d'une formation difficile, n'avait guère cessé de toussoterlamentablement...

"Paris" Tout le monde descend !... On ne lefait pas répéter ! Je nous vois encore débarquer : mon beau-père et mon frèreétaient coiffés de ces casques coloniaux blancs comme en portaient, alors,l'été, presque tous les colons algériens, et nous arborions tous des teintsbasanés qui faisaient se retourner les passants. Aujourd'hui, on ne fait plusguère attention à de tels détails : Paris s'est habitué à tout. Mais, à cetteépoque, les gens nous dévisageaient comme des bêtes curieuses. A vrai dire, jeme rends bien compte, maintenant, que nous devions avoir l'air d'uneancipitation de l'Exposition Coloniale. Quel tableau, mes enfants ! Ma sœur etmoi, nous portions un petit châle, d'un rouge violent, sur une petite robeformant tablier, attachée derrière par un gros nœud rouge, dont une secondeédition rassemblait, sur le haut du crâne, nos épaisses toisons d'un brunfauve. Les casques coloniaux, les châles rouges et les nœuds vermillon dans cesextraordinaires cheveux de métisse, tout cela attirait l'œil des passants, quinous considéraient avec un indéniable ahurissement. Ce fut là mon premiersuccès !!!

Les grandes villes ne sont jamais, quand on lesvoit pour la première fois, conformes à l'image qu'on s'en était faite. On yarrive par des faubourgs gris et sombres, sans autre éclat que la largeurinaccoutumée des rues et la hauteur des maisons ; mais l'on n'y rencontre pasassez vite les monuments célèbres que l'on y attend, et cela cause une certainedéception, qui réfrène d'abord la joie de l'arrivée. Telle fut, du moins, monimpression initiale sur Paris. Au hasard des recherches, nous trouvâmes tout desuite un petit appartement, avenue du Maine. Dès nos premières sorties, j'étaistenaillée par une impérieuse envie de voir la Tour Eiffel, cette incontestable"grande" vedette de l'Exposition. Je l'avais déjà aperçue, au cours de nospromenades, mais de loin et assez imparfaitement ; c'est en entier, et de près,que je voulais considérer ce prodige de ferraille. J'y fus enfin ; unesensation étrange me laissa, médusée et muette, devant l'incroyable équilibrede ses entrelacs de fer. J'en eus l'impression, assez étrange, d'un crisurhumain jailli brusquement de la terre, un cri métallique qui se seraitsoudain matérialisé, et qui, diminuant de force à mesure qu'il s'efforçaitd'atteindre la nue, se fût éteint lentement dans l'azur.

Ma mère était allée en journée dès le lendemainde notre arrivée ; ma sœur, à qui son état de santé ne permettait guère detravailler, restait avec moi à la maison ; elle toussait, ce qui empêchaitEmmanuel de dormir à ce qu'il assurait. Pour moi, qui couchais avec elle, avecma continuelle turbulence, je me trouvais, le soir, accablé de fatigue.Seulement j'étais tout de même trop bruyante et maman contre son gré, j'en suissûre, dut me chercher une place. On me mit chez une modiste, Madame Vial, 28,Boulevard des Italiens, dans l'immeuble même où se trouvait le Théâtre desNouveautés. On y jouait Champignol malgré lui, avec Germain, dontj'entendis ainsi parler pour la première fois.

J'aimais beaucoup cette façade, pourtant simpledu Théâtre des Nouveautés. C'est maintenant un cinéma... La promenade sur lesboulevards m'attirait et j'y ai passé des heures délicieuses à regarderParis... C'est ainsi que je découvris le Vaudeville sans me douter que j'yviendrais jouer plus tard... C'est aussi un cinéma, maintenant...

Au premier jour de sortie de maman, on demandaun congé pour moi, et toute la "smala" s'en fut à l'Exposition. J'eus la joied'y retrouver quelques "abricots".

Le plaisir que nous nous promettions de cettejournée toute entière réservée aux attractions du moment se trouva assez viteréduit à sa plus simple expression. Borgia se souciait sans doute peu de noustraîner à sa suite pendant tant à ma mère de nous sacrifier ainsi sans cesse,d'heures [*]; il ne tarda pas à se débarrasser de nous... Là encore, je ne pouvaistenir rigueur bien, que de nous trois je fusse celle qui en souffrait le plus.Je devinais confusément combien douloureux devait être son propre calvaire :dominée par son amour pour cet homme, en qui je ne voyais qu'un cruel et fatégoïste, torturée dans la tendresse qu'elle nous portait, maman dut connaître,sans jamais s'en plaindre, de bien cruels déchirements ! A plusieurs reprises,cette situation me valut d'amères épreuves, mais je ne l'en adorais pas moins ;je l'admirais, car j'avais compris, de bonne heure, quelle vie de martyre étaitla sienne.

Nous voici donc, tous les cinq, dans l'enceintede l'Exposition : mes yeux écarquillés ne se lassaient pas de regarder autourde nous. Au bout d'une heure nous nous arrêtâmes devant une baraque où l'ondonnait des spectacles de concert. Maman nous mena derrière, dans une espèce decourette improvisée où traînaient, parmi les défroques aux mille couleurs, destambours, des instruments de musique, des poids de fonte, tous les accessoiresd'un cirque. C'était, je le compris quelques instants après, l'entrée desartistes un début pour moi.

- Restez là, nous dit ma mère, et soyez biensages. On viendra vous rechercher.

Elle partit visiter l'Exposition avec Emmanuelenfin débarrassé de nous. Des gens passaient, allant et venant affairés, parmiles costumes, les décors et le matériel varié qui nous entouraient. Au bout dequelques instants, on commença à s'inquiéter de nous voir là ; sans doute nousprit-on pour des "enfants de la balle" car, à la question qui nous fût posée,j'avais répondu avec assurance:

- On attend maman !

On n'insista pas davantage pour nous demanderde justifier notre présence en ce lieu réservé ! Peut-être, aussi, ne connaissait-onpas encore les resquilleurs... Petit à petit, avançant timidement d'abord, puisavec un peu plus d'audace, nous arrivions bientôt dans les coulisses, spectaclenouveau et combien captivant ! Sans nous montrer, prudents comme de jeuneschats à l'affût, nous écoutions les numéros qui se succédaient sur la scène. Uncouple de duettistes, chaudement acclamé, chantait !

Nousjouons du xi, du xi,
du lo, du lo, du pho, du xilophone...

en tapotant drôlement de leurs mains dans levide, pour notre plus grande joie. Quand ils sortirent, nous applaudissionsnous aussi, ce qui attira leur attention amusée. Ils ne virent peut-être ennous que les gosses de quelque nouveau camarade ; comme j'étais la plus petite,l'homme m'enleva dans ses bras et me couvrit de baisers... C'étaient lescélèbres duettistes Bruet-Rivière, en pleine vogue alors, dont je devais plustard connaître l'immense talent, et que la vie me permit? de retrouver, en d'autres circonstances...

La matinée s'achevait quand maman revint nouschercher ; je ne sais si elle s'était amusée, mais, pour ma part, je neregrettai pas mon après-midi... Le lendemain, il me fallut retourner chez lamère Vial. Quel souvenir, encore ! J'avais été engagée au pair, c'est-à-direque, logée et nourrie ? si l'on peut dire ! ? je ne recevais aucunerétribution. La maison employait deux ouvrières, qui partaient tous les soirs àsix heures ; seules, la nièce de la patronne et moi restions au logis, tellesdes pensionnaires. L'inénarrable Mme Vial avait huit chats, pas un de moins !Aussi ne tardai-je pas à l'appeler "la mère Michel". J'ai toujours adoré lesanimaux, mais ce régiment de chatons me parut pourtant excessif, d'autant plusque, chose à peine croyable, ils couchaient tous dans le propre lit de leurmaîtresse, enfoui au fond d'une alcôve ! Comme ils ne sortaient jamais, je vouslaisse à penser les relents qui pouvaient se dégager, le matin, dans cet étroitlogis, à peine éclairé et plus que mal aéré !

Le travail qu'on exigeait de moi restait enrapport avec mon salaire ; il consistait uniquement à aller acheter, rue de laMichodière, le tabac à priser de la patronne, des biftecks de quatre sous et àramasser des épingles, quand j'en ramassais. A ces moments, en effet, ma vueétait toujours pareillement distraite par la déplorable façon que la mère Vialavait de s'asseoir. Juchée sur une haute chaise, assez semblable aux tabouretsde bars actuels, elle ignorait résolument l'usage des pantalons, sans souci duspectacle éhonté qu'elle pouvait ainsi offrir à mes yeux de gamine. Cela merépugnait à un point dont vous n'avez pas idée et, la première fois que j'enfis la découverte ? c'est le mot ! ? j'en demeurai triste pour toute lajournée. Cette étrange femme partageait avec ses chats les modestes biftecksque j'allais chercher, quant à sa nièce, tout comme à moi, elle nous donnait àmanger, mon Dieu, quand elle avait le temps. J'avais depuis belle luretteappris à ne pas me plaindre, mais un jour que maman vint me voir à l'atelier,elle me trouva si maigre et d'une si mauvaise mine que je dus bien lui avouerqu'à part un peu de café noir, une pâle ressucée, lavasse infâme, indigne mêmedu nom de "jus de chapeau", je n'avais pas fait un vrai repas depuis troisjours ! Pauvre maman : elle fut si indignée qu'elle faillit battre la mère Vial  ! Elle se borna à m'emmener sur-le-champ ; le soir même, je regagnai la maisonfamiliale, sans souci de ce qu'en pourrait dire Emmanuel. Cette fois, je vouaiune gratitude éperdue à ma mère de n'avoir pas hésité ; au fond je me sentaissurtout très fière de l'emporter, pour si peu que ce fût, sur mon insociablebeau-père...

Hélas ! la joie de cette victoire ne dura guère  ! Borgia s'était gardé de toute protestation devant moi, mais je suis sûrequ'il avait tout de suite pensé à me faire repartir. C'est, certainement luiqui dénicha, dans les petites annonces?de je ne sais quel journal, que l'on demandait à Joigny, une fillette"présentée par ses parents", pour apprendre le commerce. Maman écrivit àl'adresse indiquée ; la réponse lui parvint par retour du courrier et lelendemain, après quelques heures de chemin de fer, nous débarquions dansl'Yonne. Sur le moment, je ne réalisais pas combien la séparation quim'attendait allait, être, cette fois, plus effective ; toujours curieuse, jeregardais autour de moi, mes yeux ouverts au maximum. J'admirai, en passant, lepont aux six arches qui franchit la rivière, et qui me parût être très ancien ;je grimpai, après de belles promenades plantées d'arbres, une voie longue etescarpée, qui était la principale de l'endroit et qui, de peur qu'on l'oubliât,s'appelait la Grande Rue. A peine le temps d'apercevoir, de loin, quatre oucinq clochers qui me semblèrent fort beaux, et nous voici chez notrecorrespondant, dont les nom et qualité s'étalaient, sur une large vitrine, enlettres jaunes bordées de rouge :

GOLDSTEIN
Confectionspour Dames

Il nous reçut très cordialement et, l'accordvite conclu, retint maman à déjeuner. Je m'en réjouis intérieurement, puisquecela me laissait plus longtemps auprès d'elle. Maintenant que je n'étais plusdistraite par la découverte d'un paysage nouveau, et que je me trouvais au butdu voyage, je commençais, en effet, à me sentir le cœur bien gros en pensantque ma mère chérie allait s'en retourner sans moi... Peut-être était-elleagitée d'un sentiment analogue car il me sembla que c'était avec joie qu'elleacceptait l'invitation. Nos hôtes étaient, au premier abord, assez sympathiques  : lui, un gros rougeaud, à l'air bonasse ; elle, une brune, petite et forte. Deuxenfants magnifiques, à peu près de mon âge, complétaient la table et lafamille. Je me remémorai toutes les recommandations qui m'avaient été faites audépart, surtout pour la nourriture, chapitre sur lequel maman me savait assezdifficile : j'aurais mieux aimé me nourrir de pain sec que de manger d'un platqui m'eût déplu. Or, il y avait une chose que je détestais par-dessus tout:les rognons? de mouton. Dans mes opinionsenfantines, j'avais décrété que cela sentait "le pipi", et j'avais résolu den'y jamais goûter. Et voilà que, comme entrée, je vois arriver quoi ! Desrognons de mouton ! Avouez que ce n'était pas veinard ! Ma mère flaira undésastre ; ayant vu ma mine se renfrogner à la seule apparition du mets exécré,elle me lançait des yeux suppliants. M. Goldstein entreprit de me servir :

- Oh ! Monsieur, m'écriai-je vivement, je vousremercie, mais je n'ai pas faim.

Mon nouveau patron, prenant cette défense pourde la délicatesse, complimenta maman sur mon excellente éducation, et je dus lelaisser emplir mon assiette de ces rognons abhorrés. Pour comble, j'avaismenti, car j'avais? de l'appétit enretard depuis mon séjour chez la mère Vial, et un repas copieux eût faitjoliment mon affaire... Oui, mais sans rognons ! Enfin, tandis que chacun dévoraità belles dents, et que la conversation se faisait plus vive, je profitai d'unmoment où il me semblait que l'on ne faisait plus attention à moi pour leverprestement l'assiette par-dessus mon épaule, et en jeter le contenu à terre...Ouf !

- Oh ! Oh ! Admira soudain M. Goldstein, déjàfini ? Bravo !... Encore un peu de rognons ?

Je protestai énergiquement :

- J'ai mangé trop vite, expliquai-je... Je vousdemande pardon, ce n'est pas très poli...

- Au contraire !... Les jours de marché, tun'auras guère le temps de rester à table...

Je tremblais à l'idée que quelqu'un allaitdécouvrir mes rognons sur le parquet ; je redoutais surtout, que la bonne, endesservant, ne mît le pied dessus. Heureusement un chien se trouvait là...Brave petit toutou, va !... Ah ! Il ne professait pas les mêmes aversions,lui, et il avait prestement englouti tout ce que mon dégoût, faisantinopinément fonction de Providence, venait de lui envoyer à portée du museau !

Le soir de cette première journée, je meretrouvai seule, dans le modeste réduit qui m'était dévolu. Une chambre où l'oncouche pour la première fois m'a toujours semblée triste : elle n'évoque aucunsouvenir... Dans mon petit lit de fer, très propre, je passai la nuit à pleureret à appeler maman et ma sœur aînée, que j'avais laissée si malade ! Comme jeme sentais abandonnée !

Petit à petit, je me mis au courant de la venteet des habitudes de ma nouvelle maison ; le patron, et surtout ses enfants, semontraient fort gentils pour moi. C'est même grâce à eux que je pus commencer àparfaire mon instruction ; elle en avait besoin !... Un matin, comme je passaispar la chambre des petits, je vis leur père fort occupé à extirper un cor à safillette.

Je m'étonnais qu'elle pût en avoir déjà,lorsque M. Goldstein m'interpella :

- Tu dois aussi avoir des cors, me dit-il... Ilne faut pas garder cela, c'est dangereux !... Déchausse-toi, je vais te lesenlever.

Certaine qu'il se trompait, je lui obéiscependant, considérant avec une folle inquiétude le rasoir qu'il tenait à lamain, encore qu'il me parût le manier fort adroitement... J'ai toujours eu laterreur des lames, et celle-ci m'affolait... Mais le curieux homme devaitprofesser une passion pour ce genre d'exercice, car il s'y appliqua pendant uneheure, durant laquelle je ne cessai de trembler. Le pis est qu'il se crutobligé de renouveler l'expérience, au point d'en faire une habitude et uneobligation. Chaque matin, il entrait dans ma chambre, et j'étais forcée de luilaisser tripoter mes pieds tant que cela lui disait. Je finis par éprouver lasensation que j'avais affaire, tout simplement à un maniaque ; il n'était,certes, pas encore dangereux, mais il pouvait le devenir... A partir de cemoment, je ne vécus plus ; il me semblait qu'une catastrophe était imminente.Exaspérée et inquiète, j'avertis maman :

Si tu ne viens pas me chercher tout de suite,je me sauverai de cette maison, où je ne puis plus vivre...

Le matin, levée avant tout le monde, je filaipar la cuisine jeter moi-même mon mot à la poste : hélas ! Maman était placée,maintenant, et il ne lui était pas possible de quitter son travail ! Mais elleenvoya ma missive au maire de Joigny, en demandant que l'on me rapatriait sansretard, spécifiant que, dans le cas contraire, j'étais fort capable de faire uncoup de tête. C'est ce que j'appris, quelques jours plus tard, lorsqu'ungendarme et son brigadier vinrent signifier à mon patron la mission dont ilsétaient chargés. Force leur était de le mettre au courant de mon message àmaman, aussi bien que des commentaires dont elle l'avait accompagné. Je n'avaispas prévu de telles complications et je baissai la tête devant mon patron, quiétait devenu blême de fureur... On ne me demanda, du reste, aucune autreexplication ; le brigadier m'informa que le train partait une heure plus tard,ce qui me laissait juste le temps de préparer mon baluchon. Ah ! Il fut vitefait ! Autant pour le maigre bagage qu'il comportait que par la hâte fébrileque je mis à réunir mes petites affaires. M. Goldstein ne me permit pas desaluer sa femme ni de prendre congé des enfants ; par contre, il me suivitjusqu'à la gare, avec les gendarmes : nous devions faire un bien curieuxdéfilé... Ah ! Mes enfants, qu'est-ce qu'il me raconta, du haut de la ville auchemin de fer, le digne marchant de confections pour dames ! Il étaitcongestionné, maintenant, et ne cessait de m'apostropher : "Tu es une petitegueuse ! criait-il... Tu ne feras jamais qu'une catin ! ...Et tu crèveras surle fumier !". Je n'osais pas broncher, parbleu, mais, au fond de moi-même, jepensais : "Ce soir, je serai à Paris, près de maman chérie... et tu laisserasmes pieds tranquilles !..." Malgré tout, je tremblais un peu, incertaine encoresur le résultat final de mon aventure ; c'est seulement lorsque, paternellementinstallée dans un coin du wagon par mes deux braves gendarmes, le train se miten marche, que je poussai un joyeux cri de soulagement : "Enfin !"

Comme ils marchent lentement les trains quivous emportent vers un bonheur attendu !... Qu'ils semblent cependant rapidesquand ils vous éloignent? des êtres chers  !... J'arrivai tout de même à Paris. Ah ! La joie d'embrasser ma mère chérie,de l'accabler sous mes caresses, sans même voir qu'elle était harassée de sajournée de labeur !... Brusquement, je constatai que ma sœur manquait à noseffusions :

- Lucile n'est donc pas là, maman ? Demandai-jeen me sentant tout à coup un affreux pincement au cœur...

- Pauvre petite, depuis que je suis placée, ildevenait difficile de la soigner ici... Alors, nous avons été forcés de lamettre à l'hôpital... Mais tu pourras aller la voir tous les jours.

J'y courus dès le lendemain, et lui fisrégulièrement une visite quotidienne. Grâce à mon frère Edmond, je pouvais, detemps à autre, porter quelque menue friandise à la chère malade. Qu'elle étaitdonc jolie, dans son petit lit blanc ! Elle avait un teint d'ivoire, comme lesbelles Mauresques d'Alger, un teint avec des reflets de nacre, dont on dit cheznous qu'il est particulier aux enfants qui mourront jeunes ; ses yeux, fendusen amandes, étaient profonds et doux, mais avec un regard un peu triste ; delongs cheveux noir d'ébène, abondants et bouclés, entouraient sa figure demadone. Son corps, trop svelte pour son âge, avait la finesse des plus pursTanagras. Tous les médecins s'arrêtaient, chaque matin, autour de son lit, pourla contempler... Elle bavardait gentiment avec eux, faisant mille projets, tousplus beaux les uns que les autres, "pour quand elle serait guérie...". Hélas ! Laformation normale, qui l'eût sans doute sauvée, ne se réalisa pas... Et ellemourut à seize ans !...

Ce jour-là j'arrivai à l'hôpital commed'habitude. L'automne, qui approchait, mettait dans l'atmosphère des rues uneteinte grise de Toussaint qui me fit brusquement, je ne sais pourquoi, penseraux allées mornes des cimetières Un douloureux pressentiment m'envahit... C'esten tremblant que je tournai le bouton de la porte... Je demeurai sur le seuilde la salle, hésitant à porter mes regards vers le petit lit blanc d'où, laveille encore, Lucile guettait ma venue me souriant dès qu'elle m'apercevait...Le petit lit blanc était affreusement vide ; la place d'un corps y demeuraitencore, bien qu'on l'eût hâtivement refait... Les regards apitoyés des autresmalades et de l'infirmière m'apprirent, sans doute possible, ce que je n'osaispas demander... Je retrouvai ma sœur à l'amphithéâtre, et je m'écroulai, ensanglotant, sur les dalles froides, qui me semblèrent déjà le marbre d'untombeau... Je courus, tout en larmes, avertir mon frère et ma mère, et nousrevînmes ensemble à la maison, accablés de désespoir... Seul, Emmanuel me parutdemeurer impassible quand nous lui apprîmes l'affreuse nouvelle... J'avaisenvie de l'injurier, de le battre, tant cette insensibilité pour tout ce quin'était pas lui me révoltait... Plus tard, seulement, je compris sa naturespéciale : il n'extériorisait pas... Ainsi que disent les bonnes gens de cheznous : il pleurait en dedans... Comme il a dû souffrir parfois !...

L'hiver, maintenant, arrivait à grand pas ;l'essai désastreux de la mère Vial n'était guère fait pour inciter maman à mechercher une autre place à Paris... Peut-être aussi, sans oser l'avouer,redoutait-elle pour moi les rigueurs de la saison glacée, dans cette capitaledont le climat ignorait les douceurs clémentes de notre belle Algérie... Ondécida de me renvoyer là-bas. Je fus désespérée, certes, à l'idée de quitter denouveau maman, mais, cette fois, à la pensée que j'allais revoir ce soleil quej'adorais, et ma Méditerranée, que je ne chérissais pas moins, adoucissait enpartie mon chagrin... Et puis, j'étais encore à l'âge heureux où je pouvais meréjouir au seul espoir de retrouver ces délicieux zelabias au miel, queles Mozabites vendaient rue Randon, dans des plats ruisselants d'huile chaude,ou encore cet alléchant nougat du pays, farci de noisettes grillées dans uncaramel brun qui faisait plaisir, et les arbouses, et les jujubes, et lesfigues de Barbarie, et tout... et tout... et tout...


[*] Note des auteurs : Cette phrase est citée textuellement dans le livre. Il semblerait qu'une ligne manque. Erreur d'imprimerie, sans doute.


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