CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 4


MUSTAPHA

A la mort de mon grand-père, ? je n'avais pasdeux ans ? ma mère manifesta le désir de quitter Rovigo. Papa y consentit etacheta pour nous un immeuble à Mustapha, annexée depuis à Alger, dont elleconstitue un important faubourg.

Notre nouvelle demeure avait trois étages, cequi me parut, à ce moment, gigantesque : je n'avais jamais vu de maisons aussihautes. Le quartier de l'Agha, où j'étais née, eu comptait fort peu et,d'ailleurs, je l'avais quitté trop jeune pour en garder un souvenir précis.

La maison était située tout en face du champ demanœuvre ; à droite se trouvait le chemin de la Fontaine bleue (quel nomcharmant !). J'y trottinais à peu près à ma guise, avec les autres gosses duquartier. Quel coin adorable que cette route, alors raide en diable et à peinecarrossable ! Des arbres trapus la bordaient dans son escalade vers MustaphaSupérieur : des oliviers gris, des tamaris pressés surplombaient, sur sagauche, un immense ravin qui dévalait, parmi les fleurs aux couleurs vives,jusqu'aux populeuses cités de Belcourt. A droite, contre le coteau,s'ébattaient, parmi de très rares maisons, arabes pour la plupart, les agaves,les cactus, les aloès, généreusement saupoudrés de cette poussière blanche quel'on trouve partout dans les pays de soleil. Quelle route magnifique !..

J'aimais à rencontrer les Mauresques,soigneusement voilées de haïks immaculés ; elles cheminaient, à pas menus etpressés, chargées d'amulettes, de bracelets, et, lourdes de parfums. Le mystèrede leur vie m'intriguait ; toute enfant du reste, je portais une attentionpassionnée à ce qui m'entourait ; je savais regarder autour de moi.

Derrière notre maison, dont la séparaitseulement un mur assez rudimentaire, s'élevait une demeure arabe sur laquellene tardèrent pas à se concentrer toutes me investigations. Une échelle, appuyéecontre un gros palmier, me servait de poste d'observation. Des femmes, qui nesortaient que très rarement, y passaient leurs jours, absorbées en demystérieuses besognes de toilettes. Parfois, accroupies et étrangementsilencieuses, elles pétrissaient de la pâte pour confectionner des quantités depetits gâteaux qu'elles étalaient sur de grands plateaux de cuivre dont monimagination désordonnée faisait une authentique vaisselle d'or.

Un seul homme avait accès dans cette demeure ;je l'avais paré du titre de "Pacha". Des chuchotements soudains et une rumeurinaccoutumé me signalaient son arrivée ; il surgissait, mystérieux et imposant,vêtu d'un magnifique burnous blanc sur lequel sa barbe d'ébène faisait, commeun rabat étrange. Son cheval, harnaché de cuir rouge brodé d'or, l'attendait audehors, tenu en main par un serviteur qui ne pénétrait pas dans la maison. Le"pacha", lui, entrait par une petite porte ronde et basse ; les femmes, parées,fleuries, maquillées et plus parfumées que jamais, l'accueillaient avec des"You ! You !" de déférente allégresse et le suivaient dans l'intérieur dulogis, à ma grande déception, car je n'ai jamais, malgré des efforts dignes demoins d'insuccès, réussi à voir au-delà de ce seuil dont l'huis sculpté etincrusté de nacre demeurait obstinément clos...

Mon premier émoi date de cette époque : unenuit, à pas de loup, des rôdeurs arabes escamotèrent dans notre poulailler unequarantaine de volailles, sans que l'on eût entendu le moindre bruit. Ladécouverte d'une volupté inconnue me donna d'ailleurs, bientôt, d'autres sujetsde réflexion : au cours d'emplettes qu'elle allait faire à Alger, ma mèrem'avait emmenée, et elle m'acheta, au Square Bresson, un sou de ces grosberlingots vernis des plus chatoyantes couleurs, que fabriquent les indigènes.Je crois bien que la vue m'en réjouit plus encore que leur dégustation.Etaient-ils bons vraiment  ... Je ne m'en souviens plus, mais qu'ils étaientdonc beaux !

C'est vers ce même moment que l'on me mit àl'école maternelle voisine, où je devais commencer à tracer ces bâtons qui ont,pendant un temps, constitué tout mon bagage d'études.

Parfois, tandis que j'arpentais, au retour del'asile, le chemin ombragé de la Fontaine Bleue, je croisais des groupes depetits "bicots" rieurs et effrontés ; vêtus, à défaut d'une pudeur qu'ilsignoraient, d'une simple gandourah fort courte, ils la relevaient brusquement,à mou passage, exhibant avec sérénité leur petit "zoulou" gros comme unecacahuète et se sauvaient aussitôt en galopant avec des piaillements demoineaux effarouchés.

Ils avaient d'ailleurs, d'autres coutumesinfiniment touchantes. Par exemple, s'ils trouvaient sur leur chemin un morceaude pain abandonné, ils ne manquaient jamais de le ramasser et après l'avoirbaisé dévotieusement, ils le disposaient sur le rebord d'une fenêtre ou d'unmur, voire dans l'enfourchement d'un arbre, ce croûton fût-il le pluspoussiéreux du monde.

Je me complais à ces menus détails de mespremiers ans parce qu'ils me semblent avoir eu leur importance sur la formationde mon caractère. Tant de races, en effet, ont alors tournoyé autour de moi, detelles relations en émanaient qu'elles ont dû imprégner mon âme naissante.Mozabites habiles au commerce et âpres au gain, Kabyles blonds aux yeux bleus,dégringolant du Djurjurah, laborieux mais volontiers querelleurs, Mauresmaigres, nerveux et racés, Maltais industrieux et d'une tenace persévérance,Juifs calculateurs et ambitieux... Il en résultait parfois des chocs assezviolents : querelles de quartiers, luttes de races en réduction, petitesguerres de religions même... Ces natures combatives m'emplissaient alors d'unenaïve admiration : n'y pris-je pas, dans mon inconscience de gamine, uneinitiation première aux grandes batailles de la vie ? Qui sait !...

Sur le champ de manœuvres, en face de cheznous, se trouvait une forge, constituée, à vrai dire, par une simple baraque enplanches toiturée de tôle et de fer blanc. Je m'y arrêtais souvent : lesreflets que, dans l'obscurité intérieure, mettait, aux joues des ouvriers lapetite flamme bleue du foyer, me semblait un miracle de lumière. Et puis, il yavait là un grand diable, taillé en hercule qui, le torse à demi-nu, n'arrêtaitde pousser à pleine voix la romance alors en vogue, et qui était tout indiquéeen pareil lieu le "Forgeron de la Paix" :

C'estpour la paix que mon marteau travaille !
Loindes canons, je vis en liberté...
Jefaçonne l'acier qui sert à la semaille
Etne forge le fer que pour l'humanité !

Ce, refrain me causait une impression étrange ;je ne me lassai pas de l'écouter, et il me laissait pantelante d'émotion... J'ypressentais obscurément de grandes et nobles idées sur l'amour du prochain,l'inanité des guerres, qu'elles missent aux prises les peuples ou lesindividus... Toutes proportions gardées, je ne connais guère que deux ou troisgrandes pièces qui m'aient donné un pareil émoi ... Au fond, n'était-ce pas lapremière chanson que j'entendais en entier ? C'est sans doute pour cela qu'elleme parut si belle !... J'eus l'occasion, un soir, de la retrouver sur leslèvres d'un " artiste " authentique, dans un concert où mon père nousavait menés.

Quel lieu étrange que cette boite à musique !Installée à l'entrée du champ de manœuvre, au haut de ce qu'on appelait la côtede Mustapha, c'était, dans la journée, un café, vaste mais assez banal. Lesoir, une cloison mobile le divisait en deux parties : celle du fond devenaitalors une salle de beuglant, où le billard, poussé contre le mur, tenait lieude scène. Je n'avais jamais autrement remarqué cet établissement, dans unquartier dont je connaissais pourtant bien les moindres boutiques. Je revoisencore, au bas de la côte, un bureau de poste, obscur, bas et poussiéreux,puis, à gauche et à droite de cette rue de Contantine qui est devenueSadi-Carnot, les enseignes familières : Brasserie Tambaraud, où seréunissaient les sous-officiers de train, Pizani, épicier, Roucayrol,coiffeur, Alvarez, boulanger, Maysounave, tailleur, Gaillarde,sellier... Ce dernier voisinait avec le concert. La clientèle, fort mêlée, enétait assez singulière. Dans le café, des Berbères, des Espagnols bavards, depetits artisans juifs, quelques colons, des ouvriers, buvaient et devisaient,se livrant, mais rarement, aux joies du piquet ou de la manille. De l'autrecôté, dans la salle de spectacle, c'étaient, les sous-officiers des casernesvoisines qui constituaient le principal de l'assistance. Peu de civils, et pasde femmes. Tout ce monde écoutait en grignotant des cacaouettes, les différentstypes de chanteurs de l'époque.

Il y avait le diseur en habit, la gommeuse enjupes courtes, le comique troupier, qui débitait, d'un air las, uneinterminable serinette, dont le refrain disait :

Mam'zellVictoire,
Vouspouvez me croire :
foid'Pitou,
j'deviensfou
quandj'examine
votrepoitrine !...
Ah !laissez-moi
z'ymettre un doigt !

Evidemment, nous étions encore loin de cedélicieux Polin !...Et je ne pense pas que ce soit là que mon frère Edmond, quidevait devenir Dufleuve, se soit découvert une soudaine vocation pour le genrequ'il a adopté par la suite ! Le succès de la soirée allait à la "diseusecomique", une énorme créature au monumental chignon noir dressé en brioche,étroitement corsetée, couverte de bijoux en toc, et qui agitait frénétiquementsa robe pailletée en criant d'une voix faubourienne :

Quiqu'a têté du vin ?

Les spectateurs applaudissaient en riant. Dudehors des bravos répondaient aux leurs : un immense parc à fourrage setrouvait tout proche, et les chasseurs d'Afrique de garde, sous-officier entête, venaient se délecter, quand la faction ne les réclamait pas, en écoutant,par la fenêtre ouverte derrière le concert, le répertoire des "artistes"...Moi, naturellement, je ne comprenais rien à ce que l'on débitait là, mais jen'en tapais pas moins fort dans mes petites mains. Mon père, amusé de me voirme démener, me soulevait en l'air par ma toison, me reposait, puis me relevaitplus haut encore, au milieu d'un vacarme assourdissant de bravos, de rires, decris et de renouvellement de consommations...

Tel fut mon premier contact avec la chanson...Je ne crois pas qu'il m'ait laissé d'autres impressions que ces souvenirspuérils...


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