CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 10


MESDÉBUTS ARTISTIQUES

Je débarquai, défaillante d'espoir et defatigue. Sur le quai de la Gare de Lyon, je demeurai, un instant, songeuse,incertaine de ce que j'allais faire... Mains vides : même pas de baluchon. Uneamusante expression d'Alger me revint en mémoire : "la malle dans le mouchoir,et le mouchoir dans la poche !". C'était bien mon cas, et j'y ai repensésouvent, plus tard, alors que je parcourais le monde avec tant de colisencombrants et de garde-robes qui n'en finissaient pas !

J'avais hâte de revoir ma mère, mais je n'osaispas me risquer à rencontrer Emmanuel. Par contre, je savais que mon frèreEdmond, sous le nom de Dufleuve, venait de commencer une carrière decaf'-conc', qui ne s'annonçait pas mal. Sachant où le trouver, c'est vers luique j'allai d'abord ; par lui j'aurais des nouvelles de maman, et je sauraisbien m'arranger pour la voir, seule, sans la présence inquiétante de Borgia. Etpuis, n'étais-je pas, maintenant, sous le même ciel que cette mère chérie,respirant comme elle, cet air de Paris où flottent mille fuméesqui semblent faites de tous les espoirs qu'on y a laissés s'envoler... Lesmiens étaient tenaces encore : j'avais quatorze ans...

Avant de poursuivre, je tiens à affirmer que,de tous les événements précédents qui se rapportent plus ou moins à la chansonou au théâtre, aucun n'a jamais eu, à ma connaissance, la moindre influence surmes destinées artistiques. Je ne me rappelle pas avoir jamais eu cette fièvreimpérieuse qui a poussé tant de mes camarades sur les tréteaux. Non, je ne puispas dire, ni laisser croire que j'aie eu, à un moment quelconque, ce que l'onnomme le feu sacré, du moins avant mes premiers débuts, car après, j'y ai étéprise, et bien prise, et alors je m'y suis donnée corps et âme ! Aussi est-ceune fois de plus, tout simplement, par un de ces coups de tête qui m'étaientfamiliers, que je grimpai, un beau jour, sur les planches.

Dufleuve, je le savais, chantait à l'Européen ;c'est donc là que je portais mes pas. Il me fit asseoir dans la salle, etj'assistai à la matinée ; heureuse de me sentir enfin libre, j'y pris un doubleplaisir. En sortant, je fredonnais tous les refrains que je venais d'entendre.Mes nerfs frémissaient à l'idée de l'indépendance conquise ; pour un peu, jecrois que j'aurais dansé dans la rue, où mon frère m'avait dit de l'attendre.Car mon tempérament algérien continuait à dominer mes actes : dès que quelquechose m'exaltait, en bien ou en mal, une force irrésistible me poussait àextérioriser mes sensations. Soudain, je me heurte à la vitrine d'un marchandde musique où s'étalaient toutes les chansons en vogue ; les dessins qui enornaient la couverture m'amusaient. ...L'un d'eux attira plus spécialement monattention, et le titre qu'il illustrait me sembla, je ne sais trop pourquoi,des plus attrayants : De la flûte au trombone. Pourquoi suis-je entréelà ? Je n'y vois aucune raison particulière : un coup de tête, vous dis-je  !... Toujours est-il que, moyennant vingt-cinq centimes, j'achetai cettechanson, dans la lecture de laquelle Dufleuve, en sortant, me trouvaprofondément absorbée... (Grâce aux Bosano, et aussi à mon habitude dequestionner pour m'instruire, j'étais en effet arrivée à lire à peu prèscouramment, et je commençais même à savoir quelque peu écrire...). Je nelaissai guère à mon frère le temps de s'étonner :

- Je vais chanter ça à l'Européen ! luidéclarai-je sans ambages.

Il ne s'étonnait jamais de mes caprices, maiscette fois, il protesta ; de mon côté, je lui représentai que c'était lemeilleur moyen de rester facilement auprès de lui, ce qui me paraissaitobligatoire et, qu'au surplus, avec les relations qu'il avait déjà dans lemétier, il pourrait facilement m'aider à aplanir les difficultés du début.Après tout, je venais de voir un tas de petites bonnes femmes "vendre leursalade", et il me semblait que j'en ferais bien autant !... Parbleu ! Est-ceque je doutais de quelque chose ? Algérienne, va !... Cependant, mon frère neme sembla pas très convaincu.

- On verra ! répondit-il, assez évasivement.

Ouais ? Eh bien, pour moi, c'était tout vu !...A chaque matinée de l' Européen, il y avait des auditions ; je décidai de m'yprésenter dès le lendemain, ce que je fis. Naturellement, j'ignorais totalementle détail de ce genre d'épreuves, mais je ne m'embarrassais pas pour si peu.Pffut !... Quand mon tour arriva, ayant vu que chaque artiste, avant de seproduire, passait sa chanson au chef d'orchestre, je suivis l'exemple et tenditmon petit papier de cinq sous. Le maestro était ce brave Laurent Halet, mortrécemment, après avoir composé, tant de succès populaires ; il me regarda,ahuri :

- Et votre grand format ? demanda-t-il ?

C'était de l'hébreu pour moi ! Je ne savais pasqu'il fallait un accompagnement de piano ; je cherchais une réponse acceptable,mais Halet questionnait de nouveau :

- Et les parties d'orchestre ?

Flûte ! Cela devenait trop difficile ! Il mefallait pourtant dire quelque chose :

- Heu, bafouillai-je... on n'a pas eu le tempsde les finir !

- C'est bon ! Vous reviendrez quand vous lesaurez ! A une autre !

En quittant la scène, affreusement vexée, jetombai sur Dufleuve, qui arrivait pour la matinée :

- Alors, tu n'as pas changé d'idée ?

Je fis, de la tête, un "non" obstiné.

- Mais comment as-tu pu oser te présenter icisans même avoir appris ta chanson ?

- Je la savais !

Force me fut d'expliquer que le matin j'étaisallée chez mon marchand de musique, pour lui demander de me jouer l'air de "laFlûte au trombone" ; amusé, il m'avait envoyé chez l'éditeur, faubourgSaint-Martin, qui, bien que ce ne fût pas l'heure habituelle, avait consenti àme donner une leçon, sur mon audacieuse affirmation que je débutaisl'après-midi même à l'Européen : ma mémoire était rapide, et je sus vite mestrois couplets...

Dans ces conditions, mon frère, habitué depuislongtemps à en passer par où je voulais, accepta de me laisser risquer matentative. Grâce à lui, j'eus, le jour même, ce qui m'était nécessaire, et jeme représentai à l'Européen pour l'audition. Fièrement, je tendis au chef, avecun petit air entendu, mon orchestration et mon "grand format" et je melançai... Il faut vraiment ne rien connaître du métier pour se jeter ainsi,tête baissée, dans une épreuve que redoutent souvent les professionnels lesplus assurés ! Je n'y ai pourtant pas réfléchi une seconde ; ce n'est quebeaucoup plus tard que je m'en rendis compte. Je demeurai alors stupéfaitemoi-même de mon audace...

Je chantai donc mes petits couplets ; moninexpérience me donna un cran qui surprit d'abord et me permit de me faireécouter. Je m'agitais beaucoup, comme la plupart des débutants, sans doute,mais aussi parce que c'était dans mon tempérament algérien : Dufleuve, de même,se fit une spécialité de la chanson volubile et gesticulante.

Par exemple, si je remuais déjà beaucoup, moninstinct évita, dès le premier jour, d'imiter les gestes des chanteuses quej'avais vues à l'Européen : ils m'avaient paru de la plus fâcheuse uniformité.Toutes, en effet, s'obstinaient, au long de leurs couplets, à remonter labretelle de leur robe décolletée, laquelle bretelle ne s'entêtait pas moins àretomber aussitôt sur le bras nu. De même encore, relevaient-elles toutespareillement le bas de leur jupe courte, dans le dessein d'évoquer un trottinatrottinant... Quelques-unes, parmi celles que je vis par la suite, avaienttrouvé mieux encore : c'est ainsi qu'une jeune chanteuse, imitant dans unrefrain le chant des oiseaux, devait dire par moment : "Piou piou !". Eh bien,chaque fois, elle esquissait un salut militaire !... Une autre, dans unehistoire de déjeuner sur l'herbe, citait la traditionnelle boite de sardines,et, en parlant de "sardines" posait deux doigts sur son avant-bras pourrappeler des galons de caporal ou de sergent-major ! Il y avait aussi unegommeuse allemande :

"C'estmoi la boubée barisien-ne !
Auprofil cho-yeux !..."

puis encore un petit Marseillais :

"Enme voi-gnan-ne
Çase voit bien-gne
C'estmoi le titi parisien ...gne !"

Tous ces êtres attendrissants faisaient alorsla joie de Colette et de Willy que je ne connaissais pas encore.

Pour moi, dès mon début, je fis tout de suiteces gestes exaspés qui m'ont toujours été propres ; je ne cherchais pas lecommentaire comique, et il ne m'est jamais venu à l'idée de joindre gravementles mains sur le cœur parce que j'évoquais l'amour, comme je l'ai vu faire tantde fois. Rejetant ma tête en arrière, je chantais en quelque sorte, avec mescheveux battant au vent, avec mes narines frémissantes, avec mes poingscrispés, et même avec mes doigts de pied, qui frétillaient dans mes chaussuresde scène...

A la suite de mon audition à l' Européen, je fusappelée par le directeur qui m'exprima le désir de m'engager ; je n'en fus pasautrement surprise car rien ne m'a jamais "épatée"... Je signai donc monpremier contrat : trente sous par jour, matinées comprises.

Radieuse et pleine d'espoir, je courus annoncerla bonne nouvelle à maman. A cette époque, ce n'est jamais avec enthousiasmeque les parents voyaient leurs enfants s'engager dans la "carrière artistique",surtout quand il s'agissait de jeunes filles, et moi je n'étais encore qu'unegamine. Ma mère se réjouit à l'idée que je resterais ainsi près de mon frèreEdmond et ne chercha pas plus avant. Comme je ne risquais plus de m'incruster àla maison, et que j'étais assurée d'une place, Emmanuel ne me fit pas tropmauvaise figure ; je dînai donc, en famille, et passai la nuit chez nous. Lesoir, alors que je rêvais, à la fenêtre, la pensée me vint soudain qu'il mefallait trouver un pseudonyme, en attendant de me faire un nom, si possible, cequi n'était pas encore en question. Emélie-Marie Bouchaud évoquait une héroïned'un roman à la Zola. Le nez vers le ciel sombre qui se cloutait d'étoiles, jesongeai... Machinalement je dénombrais ces petits astres qui, un à un, venaientajouter à l'éclairage nocturne de la rue... Il me semblait qu'un invisiblefonctionnaire allumait là-haut, comme dans les grandes rues des villes, lesréverbères célestes, un après l'autre... Je ne me piquais guère d'astronomie,mais le mystère de ces inondes lointains m'intéressait, depuis toujours,prodigieusement : "Voici l'étoile du berger, me disais-je... et l'étoilepolaire... la grande et la petite Ourses..."

Et pourquoi, pensai-je soudain, une artiste neprendrait-elle pas un de ces noms ! Après tout, dans le cœur de toutedébutante, sommeille une étoile, du moins en espérance... Pour les Ourses,mieux valait, bien sûr, ne pas y penser... Mais ne pourrait-on s'appeler MlleDuberger... ou Mlle Polaire  ... Polaire ! Cela me parut brusquement sonnerclair, et à retenir ; je ne m'arrêtai pas une seconde à l'idée qu'un telpseudonyme pourrait, de la part d'une petite débutante, une enfant à peine,sembler quelque peu présomptueux... Je vous l'ai dit : je ne m'étonnais de rien  ! Quelque temps plus tard, cependant, un vieux manitou des Folies Bergère, àqui l'on me présentait, me considéra et dit gravement :

- Polaire ? Oui, le nom est joli... mais ilsera bien lourd à porter...

Me voici donc à l'Européen ; pour toutrépertoire de début, la Flûte et le Trombone !... Heureusement, Dufleuve étaitlà ; c'est lui qui m'aida à compléter et à renouveler mon maigre bagage selonles nécessités. Ah ! mon brave frangin, que ne lui ai-je pas dû, alors !C'est lui qui m'avait trouvé, rue Biot, un modeste cabinet que j'appelais fièrementma chambre ! Un réduit exigu au-delà de toute expression, mansardé à l'extrême,où le moindre mouvement forçait à l'acrobatie. C'était, le plus souvent, Dufleuve qui m'apportait mes modestes repas, et nous faisions la dînette.Naturellement, cette situation ne tarda pas à faire jaser, et les horreurscommencèrent : des camarades insinuèrent que je n'étais aucunement la sœur demon pauvre Edmond ; ils l'accusèrent de masquer hypocritement sous cetteétiquette fraternelle une liaison coupable avec une mineure ! Cela commençaitbien ! Je m'en souciais d'ailleurs fort peu, me bornant à répondre aux attaquesperfides par une dédaigneuse indifférence ; je mettais en pratique le vieuxproverbe arabe : "les chiens aboient, la caravane passe"...

Et je chantais, tous les soirs, devant cepublic curieux et disparate des Batignolles, fait de braves et dignes bourgeoisdu quartier, et de "gars du milieu" venus de Saint-Ouen. Des querelles privéesles mettaient parfois aux prises : par exemple, la fille de l'épicier du coinenlevée par un joli cœur de "La Fourche"... Mais les deux dans n'enconstituaient pas moins un public fort chaleureux qui ne venait pas là pourdiscuter son plaisir, et manifestait ferme dès qu'on l'avait intéressé, ému ouamusé, pour si peu que ce fût...

Ainsi, spectacles et répétitions suivaient pourmoi leur cours normal...

Hélas ! Dès le début, j'avais été poursuiviepar les assiduités des uns et des autres. Avertie comme je l'étais, j'eus tôtfait de flairer les pièges tendus aux débutantes, contre quoi me mettait engarde ce secret instinct qui m'avait défendue dès mes premières années. Cabrée,agressive, la riposte prompte et cinglante, je ne cessais de me tenir sur mesgardes. Néanmoins, avec une prudente diplomatie que j'avais depuis longtempsdevinée nécessaire, je m'efforçais de ne décourager personne, jetant, de ci delà, à la meute déchaînée, quelques grains espoir :

L'espéranceest un merle blanc
dontnous sommes la triste haie,

avait déjà écrit Rollinat, bien que je ne dussel'apprendre que beaucoup plus tard.


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