CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 5


MAMAN  !

Ma mère avait donné le jour à onze enfants,dont plusieurs moururent en bas-âge. Je nourrissais pour elle une tendressepassionnée, et quelque peu jalouse ; je ne l'appelais jamais que "mamanchérie". En dépit des épreuves physiques et morales, de ses nombreusesmaternités, elle demeurait séduisante, toujours élégamment parée et soignée àl'extrême. Je ne connaissais pas ses secrets de toilette, mais je me souviensqu'elle exhalait de tout son être un parfum délicieux, indéfinissable, qui megrisait. Dans mes accès d'exaltation ? j'en avais déjà ? je me faufilais encachette dans sa chambre et, saisissant à pleins bras le cher oreiller où elleavait reposé sa tête, je l'embrassais avec un farouche emportement...

C'est de cette mère adorée que me vint,pourtant, mon plus violent désespoir de gamine.

J'avais cinq ans alors. C'est à cette époqueque mon père mourut, assez brusquement, d'une fièvre typhoïde qui nous l'enlevaen onze jours ! Là commença, à tous points de vue, la torture de mon enfance.

J'étais née, comme l'on dit, dans un berceaudoré et, soudain, le trépas de mon papa nous invitait à deux doigts de lamisère ! Il administrait seul ses affaires, auxquelles maman ne s'était jamaisintéressée. Quand elle se trouva seule, elle comprit et déplora cettenégligence ; mais elle eut beau tenter de se mettre énergiquement à l'œuvre,elle fut incapable de lutter. Il ne manqua pas de gens pour profiter de lasituation ; sans scrupules, ils fondirent sur cette proie facile, et notreruine fut bientôt plus qu'aux trois quarts consommée...

Une fille, quel que soit le recul avec lequelelle considère certains faits, ne saurait, s'arroger le droit de juger sa mère,et moi moins encore que nulle autre, qui avais voué à la mienne une affectionquasi-fanatique. Je suis obligée, cependant, de ne rien taire des événementsqui, à cette époque, eurent sur mes destinées une influence sans doutedécisive. Je souligne, en tout cas, que par deux fois le sort de ma mèredétermina le mien : au moment où nous sommes, puis, hélas, quand j'eusl'immense douleur de la perdre, ce qui me jeta dans de nouvelles et non moinscruelles épreuves !

Demeurée veuve avec quatre enfants, déçue dansl'espoir qu'elle avait un instant caressé de prendre la suite des affairespaternelles, anéantie par l'engloutissement de la plus grande partie de sesbiens, maman dut, en pensant à l'avenir, connaître des heures suffisammentdouloureuses pour lui valoir l'absolution totale des erreurs qu'elle putcommettre alors. Elle était jeune encore, toujours belle : peut-êtreenvisagea-telle la possibilité de refaire sa vie, et d'assurer le sort, combienincertain maintenant, des enfants qui lui restaient... C'est ici qu'un beaugars, mi-Maltais, mi-Tunisien, un gaillard solide et brun, au teint basané,entre en scène. Il s'appelait Borgia, pas César, non, mais plus prosaïquement,Emmanuel, ce qui est tout de même, à tout prendre, un nom de souverain. Borgia,pour moi, cela n'évoquait rien à l'époque, mais lorsque, plus tard, je pusmeubler mes mémoires de quelques détails historiques, je ne pus m'empêcher defrémir, chaque fois que j'entendais parler de la trop fameuse lignée desBorgias italiens. Celui-ci avait, comme ses illustres homonymes, une âme decondottiere insinuant, charmeur à sa façon, il joignait à son physiqueavantageux une voix assez agréable, et marquait un réel talent pour la plupartdes instruments à corde, notamment la guitare et la mandoline, fort répandue,du reste, en Algérie. Il venait, chaque soir, donner sous les fenêtres de lachambre de maman des sérénades et fredonner de langoureuses mélodiesnapolitaines. Comme avertie par un secret instinct, affreusement jalouse,aussi, de la tendresse que lui portait ma mère, je le haïssais ; ses manièrescauteleuses, ses regards félins ne me firent jamais changer de sentiment à sonégard... Est-ce cela qui le piqua au vif ? Je ne sais. Toujours est-il qu'il semit soudain à tourner autour de moi, à me guetter dans les coins, à mesuivre... J'avais six ans !... Un soir, il tenta de me violer. Certainement ilne s'attendait pas à la résistance désespérée que je lui opposai ; en dépit demon jeune âge, je me cabrai comme une bête furieuse ; toutes griffes dehors, matoison hérissée comme celle d'un chat exaspéré, je lui tins tête, et l'obligeaià fuir, par peur du scandale que mes vociférations risquaient de provoquer...Je me suis souvent demandé, au récit de quelque forfait analogue, si ce ne sontpas les agneaux résignés qui créent les Soleillands... S'ils rencontraient tousl'accueil résolu que je fis à Emmanuel Borgia, peut-être y en aurait-il moins !Combien en ai-je croisé, sur mon chemin, de ces satyres que la Justice nesoupçonne même pas...

J'avais l'habitude de ne rien cacher à ma mère; cependant je ne pus me résoudre à lui avouer cette scène honteuse. Je savaisqu'elle en éprouverait un immense chagrin... Peut-être aussi, dans ma tendressesi farouchement entière, ai-je craint qu'elle souffrit plus à cause de "l'autre"que pour moi...
Il ne renouvela plus ses tentatives, mais jesentais bien que ma présence le gênait ; il ne pouvait pourtant pas exigerqu'on m'exilât, tout au moins seule. Sans doute arriva-t-il alors à convaincremaman que nous lui étions tous les quatre d'un grand embarras, car elle nousannonça, quelque temps plus tard, qu'elle allait nous envoyer chez magrand'mère, qui habitait l'Agha avec mon oncle et ma tante... Et un tristesoir, plus triste encore d'être la veille de Noël, nous partîmes, mes frères,Edmond et Marcel, le plus jeune, ma sœur Lucile et moi...

Je n'avais, depuis longtemps, plus aucuneillusion sur le mystère du soulier dans la cheminée, mais ce scepticisme, chezune enfant de mon âge, était insuffisant à étouffer la gourmandise. Or,j'adorais les pistaches, que, dans mon petit jargon, j'appelais des"piche-grues". Le plus cher de mes vœux eût été d'en trouver dans mon soulier.Hélas ! Le lendemain, je me précipitai avant que le jour fût levé et, dans maminuscule chaussure, je n'aperçus, au lieu des chères friandises souhaitées,que des os de poulet... J'en éprouvai un violent désespoir. On eût beaum'expliquer ensuite que c'était là une leçon d'humilité souvent donnée auxenfants, en vertu d'une vieille coutume, je n'en eus pas moins de chagrin ! Lasouffrance morale que j'en éprouvai fut telle que le souvenir en est encoredouloureux à mon cœur, comme au premier jour !

La présence de quatre bambins au logis degrand'mère constituait, pour la pauvre femme, une charge extrêmement lourde ;je ne fus donc pas autrement surprise que l'on nous dispersât bientôt. Pour mapart, on m'envoya chez mes parrain et marraine, qui étaient, marchands deparapluies à Alger, place de la Cathédrale, à côté de l'Archevêché, et en facedu palais d'hiver du Gouverneur de l'Algérie. C'étaient de fort braves gens, etils se montraient très bons pour moi. Ma marraine qui pratiquait avec uneinflexible régularité ses devoirs religieux, m'envoyait, chaque matin, à lacathédrale lui chercher de l'eau bénite dans une petite bouteille. Pourquoifaire, mon Dieu ? Me disais-je. C'était pour moi une vraie corvée, et d'unaccomplissement aussi malaisé. D'abord, pour entrer à la cathédrale par lagrande porte, il y avait une impressionnante pyramide de marches à gravir, quim'apparaissait comme une ascension interminable ; la descente m'en semblaitplus périlleuse encore. Cependant, je trouvai vite le moyen de faire le tourpar la rue du Divan où j'avais découvert, sur les bas-côtés, une petite porte àlaquelle on accédait presque de plain-pied. Mais, par exemple, je n'étais guèreplus avancée : le bénitier était d'une telle hauteur que, même en me haussantsur mes petites jambes, je n'arrivais pas à atteindre l'eau consacrée. C'étaitun bénitier pour grandes personnes, comme ils sont tous. Jésus cependant a dit  : "Laissez venir à moi les petits enfants !..." Naturellement, quand jerentrais avec un flacon vide, ou presque, je me faisais gronder. Enfin, unjour, une idée machiavélique me permit de sauver la situation: à côté del'archevêché, il y avait une petite fontaine publique ? elle y est toujours,d'ailleurs. Une première fois, j'y emplis ma bouteille, en me cachant pourqu'on ne me vit pas du magasin de parapluies et je la rapportai, rassurée justeà demi. Ma marraine exulta :

- Tu vois, dit-elle, que tu y arrives bien,quand tu veux !

Ma grande joie, à ce moment, résidait dans lesablutions auxquelles elle m'astreignait tous les soirs, dans une grande cuve deterre rouge, émaillée à l'intérieur. L'eau, en s'agitant sous mes mouvements,prenait des reflets de pourpre où mon imagination s'efforçait de retrouver lacouleur des géraniums du chemin de Fontaine Bleue... Par exemple, nul ne songeaità m'envoyer à l'école et je dois avouer que je n'émis aucune protestation à cesujet... J'en étais toujours, ou à peu près, aux bâtons que j'avais tracés àl'asile de Mustapha.


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