CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 19


YVESMIRANDE ET "MA GOSSE"

La "Valse chaloupée" avait, en? 1907, fait courir tout Paris au Moulin Rouge,dans la Revue de la Femme, de Lucien Boyer et Battaille-Henri. Ce dernier,qui signait alors, selon son état civil, Henri Battaille, était en butte auxprotestations du dramaturge Henry Bataille ? dont on venait précisément decréer, à la Renaissance, ce même "Scandale" qu'a récemment repris laPorte-Saint-Martin ? et qui prétendait interdire à son jeune homonyme l'usagepublic des noms et prénoms auxquels il avait droit. Des lettres aigre-doucesavaient été échangées ; le revuiste, néanmoins, pour témoigner à son brillantconfrère la respectueuse admiration qu'il lui portait, s'astreignait, àdemeurer courtoisement correct. C'est ainsi qu'il lui écrivit un jour : "On nese trompera jamais, voyez-vous entre nous deux. En ce qui vous concerne, nuln'ignore que votre nom de Bataille n'est pas un nom de guerre, mais qu'il est synonymede victoire..." A quoi l'auteur de la "Marche Nuptiale" répondit aussitôt :"Vous vous trompez vous-même, Monsieur ; Victoire, c'est le nom de ma bonne  !"... L'autre préféra ne pas insister et décida, à partir de ce jour, de signerBattaille-Henri.

Ce petit point d'histoire fixé, j'en Reviens ! àla vogue que le succès de la "Valse chaloupée" venait de redonner au monde desapaches. A dater de là, on en vit partout : pas de revue sans ce que l'onappelait "la scène du bouge", où l'on produisait des personnages, des coupletset des danses pareillement crapuleux. C'était la folie du jour, et FrancisCarco ne faisait encore que balbutier innocemment dans la littérature ! De mêmeque Nozière avait songé à railler la comédie tragico-romantique. Yves Mirande,qui s'était déjà brillamment signalé par plusieurs petits actes gais,entreprit, le premier, de tirer des effets comiques de cet engouement pour les"mecs" et les gigolettes. Son humour paradoxal, dont il avait déjà témoignétant de fois, faisait qu'il était le seul à pouvoir risquer une semblablesatire ; jusque là, ses pièces les plus amusantes évoluaient autour de la mort  : Octave, qui eût pu s'appeler le Mort vivant, Le petit trou pas cher,dont toute l'action se déroulait dans un caveau de famille, au Père-Lachaise,et, plus tard, cet exquis Pour vivre heureux, en collaboration avec leregretté André Rivoire, et que créa si finement le délicieux comédien AbelTarride, devenu directeur de la Renaissance.

Dans Ma gosse, il mettait donc en scèneces amateurs de bouges, choisis dans la plus haute société. Ils assistaient,mi-inquiets, mi-pâmés, aux discussions entre filles et marlous, heureux de lesfrôler, les invitant même à leur table, et ravis de se faire bousculer par un"taulier" brutal et grossier. Cela se terminait par une violente bagarre : lescouteaux luisaient sous les lampe fumeuses, un "mec" tombait, ensanglanté, surqui se précipitait sa "gosse", hurlante et désespérée. Les gens du monde,incapables d'en supporter davantage, fuyaient sans même ramasser leurmonnaie... Aussitôt, le ton changeait à l'intérieur du bouge : les barbeaux etles radeuses redevenaient subitement de bons petits bourgeois rangés, venus làpour gagner leur vie. Le mourant se relevait et s'époussetait soigneusement, la"môme" parlait de son audition du lendemain à l'Odéon, tandis que le "taulier"offrait à ses artistes de les reconduire en auto. Rien ne manquait à cettetroupe de figurants-apaches, pas même la "nièce" classique désormais : laBoiteuse, que jouait Footgers, avec une verve irrésistible. Chaque fois qu'ilentrait en sautillant, criant : "Mon Dieu, qué malheur !" j'avais peine à nepas rire en évoquant Titine, la fleuriste de Marseille. Je tenais lerôle, adorable et multiple, de la "gosse" ; c'est là que je lançai des coupletsdevenus fameux par la suite :

J'aim.'pas les typ's qu'a des manières
àfair' du flafla...

Lorsque j'eus, plus tard, à faire un tour dechant, dans quelque gala, j'y incorporai cette chanson, qui fit fureur, et mevalut un soir une aventure grand-guignolesque dont je garde encore le souvenir,et que je conterai en temps voulu. Les deux marlous qui se battaient pour moiétaient ce pauvre Gaston Sylvestre, fils de mon ancien directeur, un garçonpourri de talents, que la mort enleva en quelques jours à la fleur de l'âge, etFernand Rivers qui préside maintenant aux destinées de l'Ambigu. Parmi les gensdu monde, il me semble piquant de souligner la présence de Charles Cluny, quis'initiait par la vie des planches à son métier d'auteur et dans la figuration,de Raoul Marco, qui est devenu un de nos meilleurs comédiens.

Le succès qui accueillit cette bouffonnerie,créée au Moulin Rouge, en août 1909, nous stupéfia nous-mêmes : ce fut unerévélation ! C'est à cette occasion que, pour la première fois, un acte setrouva intercalé dans une revue sous le nom de sketch, dont on a, depuis,quelque peu abusé. Par exemple, loin de calmer le furieux snobisme quim'attachait à ce monde trop spécial, plus fait pour les tribunaux que pour lethéâtre, Ma gosse parut ranimer cette aberration : on le joua partout,même en Angleterre, on en tira un film, fort bien accueilli... Vingt ansdurant, ce fut une frénésie de couplets à la gloire du "mec" et de la"racleuse", le triomphe des "bâches" et des foulards rouges. Une littératureparticulière se créa peu à peu, qui célébra, elle aussi, le "rade" et le"tapin" et, enfin, la musique s'en mêla, donnant le jour à ces obsédantesjavas, qui n'ont pas encore, actuellement, fini de tourbillonner. Le plusdrôle, c'est que Mirande, sans s'en douter, fut un précurseur : maints cabaretsde filles que l'on montre aux bourgeois en goguette ou aux étrangers, ne sontque, des spectacles organisés, qu'on règle et qu'on répète comme une pièce.

Mirande, âme créatrice et prodigue, a seméainsi mille idées, voire des actes charmants qu'il n'a jamais signés, mais quiont fait la fortune de quelques autres : tout le inonde n'est pas aussiinsouciant que lui. C'est le meilleur cœur du monde, trop peut-être, car il n'ajamais su dire non à qui que ce fût. Ainsi a-t-il parfois, semé à son insu desespoirs qui ne devaient jamais se réaliser... Ah ! Mirande ! Mirande ! Quel amicharmant? !... Charmant et terrible !Lorsque, l'an dernier, il revint d'Hollywood, triomphateur somptueusement pourvude dollars, il apprit la ruine qui venait de s'abattre sur moi. Il m'offrit unchèque... J'aurais préféré un rôle... Il doit d'abord m'en confier un. Il in'en a donné sa parole... mais comme dit

Colette : "Polairrre charrrmante, comme il n'ena qu'une, il faut bien qu'il la reprenne pour la donner à d'autres...".

Ah ! Mirande ! Mirande? !...


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