Polaire
Chapitre 31
AUXFOYERS DES "CIGALES"
J'ai connu Constant Coquelin trop tard, hélas !Mais je garderai toujours le souvenir de l'accueil bienveillant dont ilm'honora dans sa loge, à la Porte Saint-Martin. Il jouait alors Griffard, dans l'Affairedes Poisons ; son costume d'abbé du grand siècle, qu'il portait encorequand il me reçut, donnait à notre entretien je ne sais quelle onction quiajoutait à mon trouble. Il crie parla tout de suite avec une extrême bonté !
- Petite Polaire, il fallait venir me voir plustôt !... Savez-vous que je suis allé souvent vous applaudir à la
Scala...
Il m'invita à lui rendre visite chez lui, dansce véritable musée qu'était son appartement de la rue de Presbourg ; je visitaisa magnifique galerie de tableaux, puis nous parlâmes théâtre. Il évoquaquelques souvenirs de sa longue carrière artistique et le désir qu'il avaitdepuis longtemps de créer le Chantecler d'Edmond Rostand :
- Oui, disait-il, c'est mon rêve... Maisréalise-t-on jamais son rêve ...
?Ilsemblait que, déjà, un sombre pressentiment lui révélait la triste vérité. Ilpartit néanmoins à Cambo, où le poète mettait la dernière main à sonchef-d'œuvre. Au moment du jour de l'an, il me fit la délicate surprise dem'adresser un mot charmant ; je m'empressai d'y répondre, avec toute laprofonde admiration que je lui gardais dans mon cœur... Mais il se sentaitlas ; un nouveau message me l'apprit :
- Je ne voudrais pourtant pas mourir, medisait-il, sans recevoir le gentil baiser que vous m'avez envoyé... PetitePolaire, ne vous cabrez pas trop contre le sort : vous avez l'avenir devantvous...
Dans mes accès de découragement, c'était luiqui me réconfortait :
- Votre heure sonnera : les auteurs de talentvous confieront de grands rôles dignes de vous, et ils auront raison... Vousverrez, vous verrez... Mais pour moi...
Cette idée fixe le tenaillait qu'il ne créeraitpas Chantecler ! En rentrant à Paris, il éprouva le besoin d'aller sereposer dans le calme apaisant de ce Pont-aux-Dames qui était son œuvre... Etc'est là, une semaine plus tard qu'il mourut au milieu de ses vieux comédiens,qui lui devaient tant !... Quelques heures avant sa mort, j'eus le douloureuxhonneur de recevoir sa dernière lettre. Malgré les offres les plus fastueusesqui me furent alors faites de toutes parts, tant par les journaux que par lesamateurs d'autographes, je me refusai farouchement à livrer au public cesuprême message ; je ne voulais pas avoir l'air de m'enorgueillir d'un telhonneur, et moins encore de le monnayer. Dire qu'il se trouve des gens pourvendre de pareilles reliques !... J'avais mis la mienne dans un petitporte-cartes de cuir tricolore... Elle a disparu, elle aussi, avec tantd'autres chers souvenirs saccagés par le Fisc !... Je fus sur le point dereprendre l'appartement de la rue de Presbourg, mais je n'en eus pas lecourage...
C'est pour les funérailles du grand Coquelinque j'allai pour la première fois à Pont-aux-Dames. Je crois bien que tous lesgens de théâtre se trouvaient réunis là ; dans cet hommage rendu à un illustrecomédien, un noble caractère, c'était bien l'Union des Artistes ! Pendantl'admirable, et si émouvant adieu d'Edmond Rostand, je suis sûre que toutes lesâmes n'en formaient plus qu'une, et que tous les cœurs n'eurent qu'un mêmesanglot... Quelle douloureuse journée dans sa funèbre grandeur !... Il m'arriveparfois d'être appelée à l'honneur d'aller jouer là-bas, pour les vieuxcomédiens ; je ne manque jamais, moi qui ne crois à rien, de m'agenouiller surle tombeau de Coquelin qui, par-delà la Mort, semble encore veiller sur sesanciens camarades...
Il y a quatre ans, au retour d'une tournéeBaret, Préval me demanda de venir à Pont-aux-Dames jouer Marie-Gazelle... Uneémouvante surprise m'y attendait à la fin de la représentation : parmi ceux despensionnaires qui venaient me prodiguer leurs remerciements et me dire millechoses aimables et flatteuses, je retrouvai le vieux Bruet qui, en 89, comme jeme morfondais dans les coulisses du théâtre de l'Exposition, m'avait prise dansses bras et longuement embrassé la gamine de cinq ans que j'étais alors !...J'y suis retournée depuis, mais avec un sketch, qu'on intercala dans lesprogrammes de music-hall que Marjal organise spécialement, depuis trois années,pour cette douce retraite. La dernière fois, le programme était des plus brillants :
Lucien Boyer, Jane Pierly, Pierrette Mado,
Fred Gouin, parmi tant d'autresartistes dévoués, s'étaient joints à nous. Le temps était superbe et la matinéefut magnifique. Je réalisai une appréciable recette en vendant moi-même lesprogrammes avec Marcel Liévin qui nous aida de tout son cœur, et en plaçant desbillets, pour une tombola, dont le principal lot était un phonographe offertpar l'éditeur Salabert. Malheureusement, mon vieux papa Bruet n'était plus làil venait de s'éteindre, quelques jours plus tôt, dans sa petite chambre claireet gaie, avec tous ses souvenirs... Ah ! le brave homme ! Jusqu'à ladernière seconde, il garda sa lucidité à 89 ans ! Je n'ai pas eu le couraged'aller revoir sa "petite crèche", comme il l'appelait... C'est son fils quirépondit à ma dernière lettre, arrivée trop tard, quelques heures après sa mort...
Tous ces bons vieux vivent là, choyés,admirablement soignés. Mme et M. Peutat sont les administrateurs de cette œuvremagnifique : nul choix ne pouvait être meilleur. Peutat, qui futl'administrateur de Porel et, je crois, celui de Sacha Guitry pendant quelquetemps. Il sait comment rendre heureux ces vieux enfants qui minent toujours lethéâtre. Et sa femme, si charmante ! Il faut la voir, aux heures des repas,rendre visite aux pensionnaires, et s'occuper de chacun d'eux avec lesattentions les plus touchantes ! Avec quelle gentillesse prévenante, quelleaffectueuse douceur elle leur parle !
Il y a un an, j'ai eu l'occasion d'aller pourla première fois à Ris-Orangis : la fondation
Dranem ne le cède en rien à cellede son illustre précurseur. Là aussi, on ne trouve que dévouement et
bonté ; ?j'en ai éprouvé une bien douce joie. C'est
Junka qui s'occupe de tout : il faut voir ce qu'il y a réalisé !
Puisque de telles maisons existent, je voudraisque tous les artistes vieillis et malheureux, ceux qui ne peuvent plus gagnerleur vie y puissent être accueillis. Ce n'est pas à moi que je songe, je vousle jure : j'ignore ce que l'avenir me réserve mais, dût-il être encore plussombre que l'actuel présent, je suis sûre que je trouverai toujours, hélas ! plusinfortuné que moi !...
Une petite chienne vient de naître àRis-Orangis... J'ai souhaité qu'elle fut baptisée Polaire, et Junka me l'apromis... Pour moi, qui ne ferai jamais partie d'aucune société, d'aucungroupement, je renouvelle formellement, de mon côté, le serment de demeurer àla disposition de ceux qui font le bien, toujours prête à m'associer de monmieux aux efforts en faveur des vieux artistes malheureux...
Je vous ai tout dit de moi ou à peu près. Jevous ai narré ma vie jusqu'à ce jour au point qu'il m'a semblé parfois, que jela recommençais... A m'arrêter là, ne paraît-il pas qu'elle va cesser son courstumultueux et incertain ? Je vous ai crié mon angoisse et je pense : Pauvresêtres que nous sommes... Humbles insectes grouillants qui continueront leurvaine agitation jusqu'au jour... Jours, monnaie de siècle ? où la parcelle devie invisible, impalpable, que renferme notre corps en reformera un autre quirenouvellera les mêmes gestes, les mêmes actes pour les mêmes espoirs comme pourles mêmes déceptions !...
On sonne... Une inconnue m'envoie des rosesrouges, mes fleurs préférées parmi toutes les autres que j'adore. Comment cettefemme a-t-elle deviné ? J'en suis émerveillée, malgré mon désespoir de vivre,j'attends la mort passagère en les respirant.
Pourquoi, comme il y eut la "Dame aux Camélias"un auteur n'écrirait-il pas "la Demoiselle à la rose rouge" ?
Parmi ces souvenirs qui tourbillonnent devantmes yeux, mille visages ont passé... Je n'aime à en retenir qu'un seul... N'avoirqu'un amant comme on n'a qu'une mère...
POLAIRE.
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