CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 21


"LEVISITEUR"

Un soir d'hiver, à l'occasion d'un gala debienfaisance, j'allai au théâtre de Belleville chanter mes refrains trépidantsavec une chanson que j'avais créée dans Ma Gosse, écrite sur la musiquedéjà populaire de "J'ai perdu ma gigolette".

J'aim'pas les typ's qu'a des manières
Afaire du flafla,
C'qu'ilm'faut, c'est l'rôdeur de barrières
Ungonz' qui soit là !
Pasb'soin qu'il m'dis' des sucreries
Surmes chass's, mes tifs
J'veuxqu'il m'empoigne et qu'on s'marie
Surl'herb' des fortifs...

Pour le public que j'avais devant moi, c'étaitexactement ce qu'il me fallait : parmi quelques boutiquiers du voisinage, despierreuses fardées, couvertes de bijoux en toc, des gars en casquette etespadrilles, "des vrais de vrais" et des marchandes de quatre saisons.Assistance houleuse, vibrante, d'un enthousiasme communicatif...

J'étais passée à la fin du spectacle et je mehâtais de revêtir ma toilette de ville. Brusquement, la lumière s'éteignit dansma loge : panne d'électricité. Dans le noir, j'eus toutes les peines du monde àrassembler mon attirail de scène, mon sac, mes bijoux. J'en oubliai même dereprendre ma musique. J'avais avec moi une gentille camarade : la petite Kersaint.Peureuse, elle frissonnait déjà en invoquant le froid pour s'excuser etcroisait nerveusement, sur ses épaules maigrichonnes, un léger manteau.

Le théâtre se trouvait au fond d'une cour,qu'il nous fallait traverser pour atteindre la grille, sur la rue deBelleville. Tout était plongé dans la plus profonde obscurité, réserve faite dedeux pâles réverbères, d'ailleurs mis en veilleuse depuis un moment. Avec cela,un opaque brouillard nocturne où les moindres ombres prenaient un aspectfantasmagorique, et vous pouvez penser si nous étions à notre aise !

Traînant ma compagne qui claquait des dents,j'atteignis enfin la rue à tâtons ; j'avais noué autour de ma taille monfameux collier de diamants de Cartier : sept rangs, de quarante-deuxcentimètres.

J'abordais hâtivement la pente, assez raide,qui mène aux boulevards extérieurs, avec l'espoir de rencontrer un taxiattardé, car ils étaient plutôt rares dans ces parages. Soudain, un coup desifflet strident déchira la nuit ouatée, et d'autres y répondirent, tout autourde nous...

Quatre ou cinq silhouettes surgirent de labrume, et s'approchèrent : nous étions cernées. La malheureuse petite Kersaint,crevant littéralement de peur, murmurait déjà des implorations ; je lui serrailes doigts à les briser :

- Tais-toi, soufflai-je.

Un grand gaillard, ce qu'on appelle là-haut le"gars bien balancé" s'était planté devant moi, sa casquette rabattue sur lesyeux et me considérait en riant silencieusement. Impétueusement je m'élançaivers lui :

- Oh ! m'écriai-je, quelle veine ! Vous tombezà pic ! je vous reconnais : je vous avais remarqué tout à l'heure, au théâtre ;vous étiez là-haut, dans le coin...

Je parlais plus précipitamment, que jamais,avec de grands gestes ; il me regardait toujours fixement mais, maintenant,campé devant moi, il nous empêchait d'avancer :

- Je ne suis pas tranquille, dis-je, avec cestypes, derrière nous... Secourez-nous, hein  ... Vous avez l'air d'un bon zig,vous : j'ai deviné ça tout de suite... Accompagnez-nous, que nous trouvions untaxi !

Visiblement, mon petit discours l'avait surpris  : maintenant, il semblait réfléchir. J'en profitai pour m'élancer en avant :mais les poursuivants avaient l'œil : ils bondirent sur nos talons et nous nousmîmes, un groupe suivant l'autre, à dévaler la rue de Belleville au triplegalop. Je sentais les regards de torts ces gaillards hypnotisés par mes bijouxavec des ricanements goguenards, ils gagnaient du terrain, et je les sentaisdéjà sur moi. Une brève discussion s'était engagée dans mon dos :

- Oh ! ça va, glapit soudain une voixtraînarde, passe la main, toi !... La poule va se débiner !...

Le boulevard de Belleville était en vite ; il yavait encore du monde dans les cafés illuminés, mais je me doutais que leurclientèle ne m'eût été, à pareille heure, d'un secours très efficace. Je meretournai vers celui que j'avais interpellé, et qui me semblait parler en chef  :

- Tiens, vieux, lui dis-je, voici ma carte...Viens me voir un jour à la Scala où je joue la revue je te ferai placer, etnous bavarderons... Je te recevrai avec plaisir...

Haletantes, bondissantes, nous courionstoujours ; je les entraînais tous à ma suite, sans cesser de leur tenir millepropos que je me forçais à rendre joyeux... Mes plaisanteries devaient pourtantsonner à faux !... Un taxi passa, rapide comme l'éclair, d'un cri aigu je lehélai... Il avait à peine eu le temps de ralentir que j'y avais poussé macompagne, m'installant précipitamment à ses côtés. La voiture ne s'était mêmepas arrêtée qu'elle nous emmenait déjà... Nous disparûmes aussitôt tandis que,par la portière, je faisais de la main des derniers signes d'adieu. La petiteKersaint tomba raide inanimée et j'eus toutes les peines du monde, avant de lareconduire chez elle, à lui faire reprendre ses sens dans une pharmacie dufaubourg Montmartre, heureusement "ouverte toute la nuit"...

Le gars ne manqua pas de se rendre àl'invitation que je lui avais faite : c'était un fort beau garçon, solidementrâblé, et qui s'exprimait, quand il abandonnait son argot du faubourg, avec unesincérité qui me surprit : un dévoyé, très certainement. Il en arriva àm'attendre chaque soir à la sortie ; sans doute entendait-il se faire payer laprotection qu'il nous avait assurée ; seulement ce n'était pas de l'argent qu'ilattendait de moi. Je le traitai avec une gaîté un peu agressive, mais, au fond,il m'inquiétait d'autant plus qu'aucune de mes manœuvres ne parvenait àl'éloigner. Puis, il se mit à m'écrire ; je dois reconnaître que ses lettres metroublaient parfois, assez étrangement. Il me parlait de sa vie manquée,assurant qu'il fût devenu un autre homme si quelqu'un se fût occupé de lui ;une femme, à défaut d'une famille, qui lui avait manqué trop tôt... Mais il dûtse rendre compte de l'effet qu'il avait produit sur moi, et soudain, il se fit,maladroitement, plus pressant : aux prières succédèrent les reproches, lesinjures, les menaces arrogantes... Il en vint à rire soumettre de véritablesultimatums... Alors, non sans avoir longtemps hésité, j'avisai un soir lecommissaire de police de service... Nénesse n'insista plus, et j'ignore, depuisce jour, ce qu'il est devenu... Puisse-t-il, ma foi, avoir enfin trouvé unefemme susceptible de le comprendre.

Cette angoissante aventure, où je connus toutesles émotions, me fournit, plus tard, le sujet d'un sketch, qui s'intitula "LeVisiteur" et que je jouai en Angleterre et en Amérique avec le plus grandsuccès...


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