Polaire
Chapitre 17
LEFRIQUET
Gyp habitait déjà Neuilly ; notre communeaffection pour les bêtes, qu'elle appelait des "humains à quatre pattes" nousrapprocha dès la première visite. Elle vint me voir à la
Scala, parmi les"gommeuses" pailletées aux immenses chapeaux perchés sur des chignonsvolumineux :
- Cette petite Polaire, fit-elle, on dirait uncygne parmi les oies !
Comme je l'aimai tout de suite, son Friquet [*],et avec quel cœur je travaillai ce rôle, si bien fait pour moi ! Lesrépétitions se déroulèrent dans une joie exaltée les interprètes étaientcharmants, et de choix. Le rôle d'Hector fut tenu, fort bien, par Rameil... quidevait devenir plus tard Ministre des Beaux-Arts. Une compétence, pour une fois ! Les 4 tableaux ; la roulotte des forains, le salon de mes protecteurs,l'atelier de Calmettes, ami fidèle chez qui je me réfugiais, et enfin ma loged'acrobate, où le drame se dénouait dans le sang, furent acclamés. Cette fois,nous avions tous partie gagnée ! La critique fut unanime ; les plus sévèresconvinrent que je m'étais "promue comédienne par l'énergie de ma volonté".D'autres me trouvèrent "coup sur coup gamine, émouvante, étrange,instinctive, farouche, féline, passionnée". La même opinion avait étéhautement exprimée dans les couloirs par l'illustre Le Bargy, dontl'enthousiasme qu'il manifesta me laissa aussi fière qu'émue. Maizeroy écrivait : "Son masque bistré et doré de danseuse égyptienne, ses jambes fines etnerveuses de gazelle, sa taille, d'une invraisemblable minceur, ses grands yeuxprofonds et mystérieux, comme des citernes sombres où tremblent les étoiles, laprédestinaient à ce rôle où elle a pu se livrer tout entière. Elle dit juste,et je ne crois pas qu'on puisse avoir plus de naturel, de sincérité, plusd'espièglerie, s'incarner aussi complètement dans un autre personnage"...
Après le Friquet, dont la carrière futmagnifique, me voici aux Variétés, pour cette triomphale Revue du Centenaire,de P. L. Flers, Paul Gavault et Eugène Héros, où Samuel "le Magnifique"prodigua la plus fastueuse de ses mises en scène. Je représentais tour à tourune "élève du Conservatoire", "la Désenchantée de Loti" et la "Matchiche". Ladistribution, étincelante, comme toujours, réunissait les noms prestigieux de
Germaine Gallois, Spinelly, Brasseur et
Max Dearly, que je retrouvai là, pourla première fois depuis la
Scala. Max Linder qui n'avait pas encore tâté ducinéma, alors à peine balbutiant.
Une de mes plus grandes joies : mon engagementà la
Renaissance, dirigée par le grand comédien Lucien Guitry, pour jouer à sescôtés les Hannetons, de Brieux, avec ces prestigieux artistes qu'étaientGuy et Arquillère ! Le rôle me plut tout de suite, mais c'est la confiance queme témoignait mon illustre directeur et partenaire qui m'emballa le plus.
L'année suivante, je créai, aux Capucines LeCoq d'Inde, une délicieuse opérette-bouffe de Rip ? alors un moins detrente ans ! ? et Claude Terrasse, avec Mérindol, Alice Bonheur et CharlesLamy... Et ce fut, pour les journaux l'occasion de reparler de "mon corpsonduleux et lascif" et de "mes longs yeux égyptiens"...
Hélas, en faisant le tour des ans enfuis pour yglaner ces quelques notes, je m'aperçois que s'allonge encore, aux noms quej'évoque, la liste de ceux qui ne sont plus, quelques uns nous ayant quittéstout récemment : Lucien Guitry, Max Linder, Guy, Samuel, Claude Terrasse,Mérindol, Eugène Héros, Brasseur, Alphonse Franck, Nozière, P. L. Flers, cettedélicieuse Gyp !... Douloureux palmarès de la mort, aveugle et impitoyablesélection par quoi, lorsqu'on remet un peu d'ordre dans ses souvenirs, pour sipeu lointains qu'ils nous paraissent, il semble que l'on effeuille, au mur dupassé, tin calendrier funèbre, dont chaque page s'envole en arrachant un nomqui nous fut cher...
[*] Note des auteurs : un extrait de ce film est visible ici.
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