CHAPITRES
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01 - Moi
02 - Je suis née
03 - Rovigo
04 - Mustapha
05 - Maman
06 - Premier contact avec Paris
07 - Famille
08 - Les Bosano
09 - Ma "Mère" Goetz
10 - Mes débuts artistiques
11 - Des Ambassadeurs à la Scala
12 - Premières déceptions sur le théâtre
13 - Claudine
14 - Avec Jean Lorrain au pays de Marius
15 - Dédicaces
16 - Chez les Fous
17 - Le Friquet
18 - Mon voisin
19 - Yves Mirande et "Ma gosse"
20 - Quelques auteurs, quelques pièces
21 - "Le visiteur"
22 - "Au pays des dollars"
23 - Un directeur moderne
24 - 1914
25 - Les bêtes... et les humains
26 - Le Fisc !
27 - Série noire
28 - Mon portrait par la Gandara
29 - Jeux de l'amour... ou du hasard
30 - Ceux qui me plaisent
31 - Au foyer des cigales

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Polaire


Chapitre 14


AVECJEAN LORRAIN, AU PAYS DE MARIUS

Jean Lorrain vint nous retrouver à Marseilledès notre arrivée. Il n'habitait plus Paris depuis longtemps, et s'était réfugiédans le Midi. A cette, époque, il séjournait à Nice, devant le vieux port ; decurieux bibelots, animaux de cristal, de porcelaine, de jade, de porphyre,ornaient curieusement sa pittoresque et charmante retraite. Naturellement lesopales, dont il était féru, et à quoi il n'attachait aucune des superstitionscourantes, y abondaient, dans leurs variétés les plus rares.

Plus tard, lorsque, disposant de quelqueloisir, j'allais me reposer dans ma villa d'Agay, il vint souvent m'y chercher,et m'entraînait en des balades merveilleuses, que ne souçonnent certainementpas les neuf dixièmes de ceux qui ne voient dans la Côte d'Azur qu'unrendez-vous de snobs réclamiers et un prétexte à se rôtir le derrière, à grandrenfort d'exhibitions anatomiques. C'est ainsi qu'il me fit découvrir des coinsinsoupçonnés, tels que le village troglodyte de Touet de Beuil. Devant ceshabitations creusées à même la montagne, je me croyais transportée aux premiersâges de l'humanité. Il m'initiait de même aux miracles de la nature, dont noustrouvions des manifestations au cours de ces enchanteresses promenades qu'ilorganisait, et conduisait avec le goût le plus délicat. Grâce à lui, toutprenait intérêt, les plus humbles détails s'enrichissaient de poésie ; soncommentaire conférait au moindre paysage une surprenante intensité.

Il se plaisait à me raconter aussi toutes lespetites farces qu'il faisait à ses amis, et Dieu sait s'il s'amusait à ce jeu,cruel parfois. Son jugement était en effet impitoyable ; il trouvait des formulesincisives pour frapper ceux qu'il n'aimait pas. Ses mots à l'emporte-piècefaisaient image, et suffisaient, souvent, à ridiculiser à jamais les infortunésqui les inspiraient. C'est lui qui, parlant d'une actrice à la mode, dont letalent semblait quelque peu surfait disait, au lendemain d'une créationincertaine : "Mme... a remporté un insuccès très personnel". Un jour, ilavait dû subir, au théâtre Sarah Bernhardt, une générale désastreuse ;l'auteur, dont je tairai le nom, était une femme, charmante d'ailleurs, et deses amies. Il se trouva donc doublement embarrassé pour la remercier des placesoffertes et lui exprimer les félicitations d'usage. Finalement, il lui écrivitces lignes :

Ma toute bonne, je ne sais si mon humeurassauvagée a perdu l'us ou le goût de se reconnaître dans le brouhaha desgénérales parisiennes, mais je me sens hors d'état de vous traduire, sansrisquer de vous trahir, les impressions que vous me faites l'honneur de medemander si gentiment. Je retournerai donc entendre votre pièce un de cesprochains soirs : un soir où il n'y aura personne...

Pensez donc, il avait quitté sa chère retraitede Nice exprès pour cette circonstance, il n'en décolérait pas ! Il redoutaitd'autant plus de se montrer à Paris que, dès qu'on y connaissait sa présence,on se l'arrachait, parmi ses nombreuses relations, pour qu'il vint, par sonesprit étincelant, animer tous les dîners où l'on pouvait l'attirer : "Unclown" ! rageait-il... Je vous dis qu'ils me prennent pour un clown !" Un jour,à l'occasion d'une de ces réunions mondaines dont la perspective l'assommaitplus particulièrement, il envoya, à chacun des convives qu'on lui avaitannoncés, un pneumatique qui disait, à peu près uniformément :

Cher, vous feriez sagement de vous méfier : ily aura ce soir, dans les gens auxquels on vous mille, votre ennemi le plusintime. Sachez voir et écouter, vous décèlerez certainement le traître...

Naturellement, il avait mis un camarade dans laconfidence, et je vous laisse à penser si cette soirée ? pour les deuxcomplices tout au moins ? put être amusante ! Par contre, le dîner futaffreusement morne, tous les invités s'épiant les uns les autres, etl'amphitryonne vit sa demeure désertée pour un moment !

C'est à Marseille, donc, que nous retrouvâmesce délicieux Jean Lorrain : un déjeuner, bruyant? et joyeux, nous réunit chez Basso, "le roi dela bouillabaisse". Willy, selon qu'il l'avait fait à Paris, nous avait parées,Colette et moi, d'un même tailleur écossais à col blanc, et de canotiersrigoureusement identiques. Cela changeait évidemment avec ces chapeauxcompliqués, surchargés de petits nids enrubannés, de fleurs, de mouettes,d'hirondelles, qu'aggravaient encore d'innomables papillons de feuillage oud'étoffe ! Et je ne parle pas de ces encombrantes lingeries raides comme du ferblanc, des manches bouffantes, jupons innombrables, jupes abondamment étoffées,que sais-je encore ! Les élégantes d'alors avaient l'air, robe et chapeau,d'être enfouies sous des abat-jour tarabiscotés !... Dire qu'il a fallu plus devingt ans pour que les femmes, harassées par la ridicule tyrannie de mulessurannées, se décident à se vêtir d'une façon commode et pratique !

Claudine connut, à Marseille, les mêmes triomphales soirées qu'à Paris. Madeleine Lély yfut une Luce exquise et le "beau Castillan", Renaud de grande allure, ne connutguère de rebelles. Souvent, les gens du crû prenaient Colette pour moi :

- Hé Côlaudine ! criaient-ils.

- Que non, fada ! protestait un autre : puisqueje te dis que la vraie, elle est en scène depuis une heure !

Au cours du spectacle, Willy aimait à se mêlerau public populaire, observant ainsi avec exactitude les réflexes de la foule.Aux Variétés, un soir, il recueillit, pendant ma grande scène de pleurs, desréflexions suggestives. Comme je m'interrompais de sangloter pour prier Méliede jeter quelques sous à un vieux mendiant, un titi phocéen murmura :

- Hé ! M... Elle fait l'aumône au milieu de ses larmes !

Un autre, crachant à terre pour témoigner de sa sincérité, déclarait :

- Hé bé ! quand elle est entrée, je me suis pensé : c'est une pute !... Et maintenant, voilà que c'est une vierge pour de bon !... Brave petite !..

Un soir, pendant l'entracte, on frappe à la porte de ma loge ; une voix fluette, quasi-enfantine, demande à entrer...J'ouvre : je me trouve devant un hercule du port, un énorme gaillard, pansu,moustachu, mais aux yeux magnifiques, qui balançait, au bout de ses mainsénormes de lutteur, en faisant des grâces, des lilas qu'on l'avait chargé dem'apporter :

- Je suis Baptistine, dit-il en minaudant :Titine, la fleuriste de Marseille.

?"Titine", puisqu'il faut l'appeler par ce nom,connaissait, en effet, dans la ville, une sorte de célébrité spéciale. Il  ...Elle  ... Je ne sais trop comment dire... Enfin, il crut devoir m'apprendre que j'avais fait une impression énorme sur le public et m'exprima son admiration personnelle en termes exaltés :

- Sais-tu que tu es follement bien ! disait-il.

Aussitôt, il expliquait :

- Ne fais pas attention si je te tutoie, hein   ... Toutes les filles font pareil !...

Car il parlait de lui comme s'il eût étévraiment de l'autre sexe : tous les adjectifs qui le concernaient adoptaientrésolument le féminin. Il était d'ailleurs fort amusant et, bien que sansgrande éducation générale, ne manquait pas d'un certain esprit dans laconversation, que son accent et la truculence de ses expressions rendaientParticulièrement pittoresque. Un soir qu'en entrant dans ma loge il y rencontraun ami, garrotté dans un de ces faux-cols hauts de neuf ou dix centimètresqu'on portait alors, il s'écria :

- Houillouillouille !... Mais c'est le voyageurdes "Cent mille chemises", pas moinsse... Mon Dieu, qué malheur !...

Comme je recevais, chaque représentation, demultiples gerbes de fleurs, "Titine" bavardait quotidiennement avec moi, entoute intimité j'étais sa meilleure cliente ! Petit à petit ; il se laissaaller aux confidences, me contant, par exemple, comment, alors qu'il n'étaitqu'un jeune adolescent en visite chez un vieux dépravé, la complicité d'unfauteuil avait contribué à son premier faux-pas :

- Alors, achevait-il, tu te rends compte surdes roulettes, quoi !

Pour l'instant, il nourrissait une ardentepassion pour "son ami", prénommé Gaston, lequel était marié et père de famille  :

- Tout de même, protestait parfois lafleuriste, il "ésagère" !... Je les entretiens tous, peuchère, et c'est moi quihabille les gosses !

De fait, tout ce que "Titine" gagnait dans soncommerce de fleurs, qui était des plus fructueux, il le prodiguait en achatsruineux pour Gaston : chaussettes ou chemises, pareillement de soie, cravatesmirobolantes, bottines de prix, friandises pour les enfants. Cette histoire,presque invraisemblable alors, mais racontée avec une franchise si ingénuefaisait ma joie ; d'ailleurs, avec le pittoresque accent que l'on garde àMarseille, et les amusantes expressions dont s'y émaille le langage, les chosesles plus attristantes finissent par prendre une allure comique. Un soir,pourtant, "Titine" faillit m'enlever cette illusion : il avait les yeux pleinsde larmes en arrivant :

- Figure-toi, me dit-il, que ce Gaston, pendantque je l'attendais devant le "Café Riche", il était avé une petitspoule, à l'intérieur !... Il me trompe, ce vilain !... Pour comble, comme jemenaçais de faire "escandale", voilà-t-y pas qu'un monsieur va se plaindre àl'agent du Cours Saint-Louis !... Bonne mère !... Il parlait de me fairecoffrer !... Mais le sergot n'avait pas l'air d'entendre et le bonhommeinsistait, en me montrant.... Alors, tout d'un coup, l'agent se retourne et, enlui jetant la main, comme je te fais, tu sais, quand je dis : "Je vais telancer un cil" ! il répond, d'une toute petite voix :? "Mêlez-vous donc de vos affaires, vous !"...Zou ! Ma chère : il en était, le flic, comme une reine !... Alors, tu penses sije m'ai payé de bon sang !

A cette époque, il n'y avait pas encore à Parisde bars officiels de "nièces" ; Titine m'amusait : drôle comme il savait l'êtreparfois, avec sa bonne nature qui forçait l'indulgence, je suis sûre qu'ilaurait eu partout le même succès qu'à Marseille. Souvent, je lui conseillais detenter sa chance dans la capitale :

- Boudiou ! protestait-il ; est-ce quej'emmènerais Marseille dans ma valise !

Willy et Jean Lorrain, qui étaient là et qui gloussaientde joie, m'assurèrent que Danton n'avait pas certainement dû mettre plus dedignité patriotique dans une réponse similaire faite à ceux qui l'engageaient àfuir... Un nouveau drame, d'origine moins sentimentale, ramena bientôt Titinedans ma loge :

- Oh ! Soupirait-il, qu'est-ce qui m'arrive   ...

Le monsieur, tu sais, qui m'achète tous lesjours dix louis de fleurs pour toi  ... Eh bien, il m'a bien, il m'a lancéun coup de pied dans mon "gagne-pain"" !... Oh peuchère, qu'il m'a fait du mal  !

- A quel propos ?

- Té, pardi ; il est furieux que tu ne veux pasvenir soupé avé lui !... Tu comprends, pour ne pas perdre le client, moije lui avais promis que tu irais !... Ici ils n'ont pas l'habitude qu'onleur refuse ; surtout que ça n'engage à rien... Tu as peut-être tort, tu sais :c'est un commerçant tout ce qu'il y a de plus riche... Il serait sûrementgénéreux... Il donnerait même une petite épingle de cravate à monsieur Willy...

Mon Dieu ! le rire aigu qui secoua Willy àcette affirmation me résonne encore à l'oreille ; quant à Jean Lorrain, c'étaitun véritable délire... Ah ! Marseille !... Plus tard, il m'arriva souvent derepenser à Titine quand je constatai la vogue qui accueillait à Paris le bar de"nièces" de la rue Duperré. Celui-ci avait été fondé par un juif algérien,taillé en hercule et magnifiquement beau. Des hommes se battaient chaque soirpour lui... Des hommes ?

Le pauvre Jean Lorrain devait mourir quelquesannées plus tard, alors qu'il venait à peine de dépasser une cinquantaine qu'ilportait allégrement. Il s'était promis d'écrire pour moi des pièces dont ilm'entretenait souvent. J'avais déjà joué, occasionnellement, son drame Thécla,dans une baraque de la fête de Neuilly, pour une soirée organisée au bénéficede "l'Ecole des petits forains". Il m'avait aussi parlé d'une œuvre plusimportante : la Route et qui m'eût passionnée, d'après ce qu'il m'endisait : hélas, il s'éteignit sans avoir pu l'achever : le premier acte, seul,était écrit... Il avait également composé le livret d'un ballet, Erôsvainqueur ; dans les affres de l'agonie, il en revoyait les personnages :il rendit l'âme en évoquant tous les mirages de cette dernière œuvre. Parmi lesdieux et les nymphes, tout un Olympe, issu de sa poétique fantaisie, lui fermales yeux...


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