Rictus, Jehan
Gabriel Randon de Saint-Amand - Boulogne-sur-Mer (62- Pas-de-Calais) 21 septembre 1867 /Paris 6 novembre 1933.
Selon Léon de Bercy dans Montmartre et ses chansons,
Paris 1902 :
C'est en 1885, à la Bosse, société ouverte qui réunissait les jeunes poètes et artistes de la rive gauche, auxquels se joignaient de rares étudiants en droit et en médecine, que je vis et entendis pour la première fois Jehan Rictus. C'était un grand jeune homme de dix-huit ans, pâle, maigre, imberbe et timide, que semblait gêner la longueur de ses membres grêles ; il descendait parfois des hauteurs de Montmartre, o? il habitait, et venait se mêler aux "Bossus" afin de leur soumettre le fruit de ses élucubrations poétiques ; sa voix était blanche ; et son débit, lent et douloureux, exposait déjà des "doléances"; mais rien dans le fond, ni dans la forme ne laissait prévoir les Soliloques du Pauvre. Les déceptions et les rancoeurs de Gabriel Randon (il n'avait pas alors de pseudonyme) n'étaient occasionnées que par de malheureuses amours, ainsi qu'il ressort des strophes ci-dessous :
L'ÉTOILE
C'était un soir pareil à celui de ce soir ;
Je te lisais des vers éclos pour toi, ma?tresse !
Je regardais la vie à travers ma détresse,
Car j'avais bu le vin grisant du désespoir.
L'horizon vaguement s'estompait de brouillard ;
Comme une plaie ouverte au flanc du grand mystère.
Une étoile saignait dans l'immense parterre
Troué comme une chair par un coup de poignard !
Hélas ! j'attendis bien longtemps silencieux ;
Et toi, n'ayant qu'ému ta fibre maternelle,
Une larme éclaira la nuit de ta prunelle
Comme l'astre naissant qui tremblotait aux cieux.
Tu raillas cependant ; et ton rire léger
Impitoyablement tua ma peine amère !...
L'étoile qui brillait d'un éclat éphémère,
Ce soir-là, ne fut pas l'Etoile du Berger.
Je fus dix ans sans le revoir.
Un soir de 1896, au Chat Noir , ? o? je disais mes vers ? Salis, à brûle-pourpoint, me demanda :
"? Quelle est votre opinion sur Rictus ?
"? Je vous avouerai, répondis-je, que je ne m'en suis fait encore aucune, attendu que je ne connais pas un vers de lui.
"? Vous allez l'entendre, car il est dans la salle et il ne refusera certainement pas de nous dire quelques vers."
Salis ne s'était point trompé. Rictus se fit prier pour la forme, puis il gagna le fond de la salle, récita L'Hiver, Déception, Le Revenant et obtint un immense succès.
"? Eh bien ! votre avis ? interrogea le gentilhomme cabaretier.
"? De l'eau sucrée au caca", répondis-je brutalement.
J'ignorais alors ce vers de Rictus :
?a sent la merde et les lilas !
répété une demi-douzaine de fois dans son poème Le Piège, dont la philosophie, à mon sens, n'aurait rien perdu à se priver de ce bouquet.
"? Mais Le Revenant ? demanda à son tour le compositeur André Colomb, qui était alors accompagnateur au Chat Noir.
"? Je veux, avant de me prononcer davantage, répartis-je, lire attentivement l'oeuvre de Rictus."
Hélas ! je reconnais que la lecture des Soliloques du Pauvre [Edition du Mercure de France. MDCCXCVII] et de Doléances [Id. MCM ] (à tort sous-titrées Nouveaux Soliloques) n'a que peu modifié mon premier jugement.
Non par bégueulerie, fichtre ! ? dont me gardent à jamais les dieux ? mais parce qu'il porte chapeau et redingote bien à lui, parce que, aussi, il décèle mainte fois son éducation et son instruction bourgeoises, je reproche au Pauvre de Rictus sa trivialité trop souvent ordurière. Cet "homme moderne, qui pousse sa plainte" contre les injustices du sort et les malveillances sociales, qui crie à l'aide, appelle au secours, son auteur le fait amer, mélancolique et pleurard :
"On réfléchit, on a envie
D' beugler tout seul "Miserere",
Pis on dit : Ben quoi, c'est la Vie !
Gn'a rien à fair', gn'a qu'à pleurer."
Passif, il se lamente et geint, sans que s'éveille en lui le moindre instinct de lutte, sans qu'il esquisse un geste de révolte ; il prie :
"Pardonnez-nous les offenses
Que l'on nous fait et qu'on laisse faire,
Et ne nous laissez pas succomber à la tentation
De nous endormir dans la misère,
Et délivrez-nous de la douleur.
(Ainsi soit-il !)"
Une chose encore me choque en lui. Pourquoi ce miséreux qui parle d'"égérie ", d'"entité", de "parabole" et qui discerne que ses palabres à lui-même sont des "soliloques", pourquoi, dis-je, emploie-t-il cravailler, cravailleur, grapeau, goigt, amé, Guieu, cérémognie, méquier, mason, meillons, crottoir, oneiller, pour : travailler, travailleur, drapeau, doigt, aimer, Dieu, cérémonie, métier, maison, millions, trottoir, oreiller ? Pourquoi encore cette dilection quasi-parternelle pour la violente interjection du général Cambronne ? Cet adornement coprogène de la navrance résignée de ce gueux refoule ma sympathie. Et cependant, comme il est beau, parfois et superbement lyrique, le Pauvre en son oariste à la mort !
"... la Femme en Noir,
La Sans-Remords... la Sans-Mamelles,
La Dure-aux-Coeurs, la Fra?che-aux-Moelles,
La Sans-Pitié, la Sans-Prunelles,
Qui va jugulant les plus belles
Et jarnacquant l'jarret d' l'Espoir :
Vous savez ben... la Grande en Noir
Qui tranch' les tronch' par ribambelles
Et dans les tas les plus rebelles,
Envoyé son tranchoir en coup d'ailes
Pour fair' du Silence et du Soir !
"
Ah ! s'il s'exprimait toujours ainsi, que je lui pardonnerais sa lamentable passivité et son argot ? pittoresque sans doute, mais trop chiqué ? et nombre de grossièretés
qui font rire, quand le fond du discours semble tendre à éveiller la trop léthargique pitié ! Mais aussi, voilà ! les lettrés seuls et les dilettanti y trouveraient leur compte ; et le gros public n'aurait plus lieu de s'esclaffer à la présentation :
"Des candidats au copahu,
Des jeun's genss' qui fait il dans 1' commerce
Et qui s' sont dit : "Faut qu'on s'exerce
A la grand' noce, au grand chahut! "
et dont, après cotisation pour s'offrir une fille,
"Un seul couch'ra... hein ! quel succès !
Les aut's y s' tapront... sans personne
(Ah ! c' qu'on est fier d'être Français
Quand on se r'garde la colonne !)"
Je dois reconna?tre cependant que le second volume de Rictus dénote un sensible progrès, encore que l'auteur y entretienne quelques scatologies et de menues ordures dans ce Piège qui est d'une peinture vraiment saisissante. Pourquoi l'a-t-il ainsi embrenné ? Je prise également très fort la Complainte des Petits déménagements parisiens qui mériterait d'être citée toute entière. J'aime moins l'éloge de Bibi-la-Purée et Pierreuse, qui manque de conclusion...
Au moment de la déposition du chansonnier breton Théodore Botrel devant la Haute-Cour, Dominique Bonnaud et Numa Blès ont composé l'amusant pastiche que voici :
LA DÉPOSITION DE JEHAN RICTUS
Soliloque
Eh ben ! oui, c'est moi Jehan Rictus,
L' poèt' de ceuss' qui n'ont pas d' pain !
Je n' suis pas v'nu dans un sapin :
J'ai mêm' pas d' quoi prendr' l'omnibus !
On est v'nu, c' matin, au p'tit jour,
Un d' la Préfectanc', dans ma piaule,
Medir' d'aller à la Haut'-Cour !
I' m' prenait p't-êtr' pour eun' cass'role !
Mais i' s'a trompé ! que j' vous dis !
Car les complots d'Mossieu Philippe,
Ce que j' m'en bats l'oeil, par principe !
J' m'en fous : il n'est pas d' mes amis.
Mais j' m'en vas profiter d' l'occase
Pour vous dir' ce que j'ai su' 1'coeur,
Et la détresse et la rancoeur
Qui mail' eun' larme à tout's mes phrases.
Ah ! j'en ai trop su' 1' palpitant !
J' m'en vas fair' mon p'tit Jérémie :
J'en ai p't-êtr' pour une heure et d'mie,
Mats n' fait rien ! nous avons l' temps !...
J'en entends qui murmur'nt, pleins d' morgue :
"Quoi qu'i' nous veut, c' macchabé'-là ?
Pour sûr qu'il arriv' de la Morgue
Avec la gueul' d'empeign' que v'là !"
Je l' sais, vous êt's les pèr's conscrits !
Vous vous les roulez dans d' la plume,
Et tout's les gonzes s's ed' Paris,
Quand a vous voient, leur ?il s'allume !
A vous r'luqu'nt et jaspin'nt tout bas :
"C'est beau, c'est blanc, c'est gras, c'est blême
Quand i' crach'nt, on dirait d' la crème !
I' boiv'nt du vin à tous les r'pas !"
J'en connais, moi, des sénateurs ;
Mêm', j'en voyais un à Montmartre,
Engoncé dans sa p'liss' de martre,
En hiver, il pétait d' chaleur !
Des fois qu'il avait bien d?né,
Qu'il avait bu des litr' à seize
Et boulotte des portugaises,
En passant, i' m' rotait dans 1' nez !
Et moi qui p't-êtr' n'avais bouffé
D'puis sept ans qu' la peau d'une orange,
Fallait encor que j' me dérange
Pour y laisser 1' haut du pavé !
Ah ! c'en est trop, en vérité !
A va crever, la société
A va crever, crever tout' seule!
A crèv'ra comme un panaris !
Et j' s'rai son nouveau Jésus-Christ :
On sait qu' j'en ai déjà la gueule!
Gueul' de poète et gueul' d'artiste,
Gueul' de prophète et gueul' de Dieu !
En dépit de tous les envieux
Qui m'appell'nt Jésus-Christ dentiste ! [Le mot est de Laurent Tailhade],
On va tailler en plein dans l' vif,
On va r'faire un' société sainte !
. . . .
Mais voilà qu' sonn' l'heur' de l'absinthe,
Et j' vais prendre un apéritif !
La misère que subit Rictus en son adolescence a eu pour résultat de le rendre timide et légèrement ombrageux. Il a, ces derniers temps, introduit une action en justice contre Ernest Gégout, qui, prétend-il, a voulu exploiter son idée du Revenant. Il perdit son procès et ? ce que nous déplorons tous ? opposition est mise sur ses droits, chez son éditeur et à la Société des Auteurs, jusqu'à complète couverture des frais et dépens.
L'auteur des Soliloques du Pauvre, contrairement à ce qu'on pourrait supposer, travaille en conscience tous ses pores et ne les livre au public qu'après les avoir revus avec soin et mis au point. Il réunit actuellement la matière d'un troisième volume dont la note sera ? m'a-t-il assuré ? toute différente de celle de ses deux premiers.
Bien que sa diction soit monotone,?atone même, pourrait-on dire, ? ce qui fait que ses interprètes font souvent valoir son oeuvre mieux que lui-même, Rictus a toujours beaucoup de succès sur les scènes o? il porte sa plainte. Les intellectuels applaudissent la philosophie qui découle de ses rancoeurs et le reste du public, c'est-à-dire le plus grand nombre, hélas ! trouve son compte dans les images réalistes qui couvrent trop absolument la pensée, ainsi rejetée à l'arrière-plan. |