TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


L'Amérique

Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique

La femme américaine naît adorable ! Elle vient, au monde, la plupart du temps, belle, forte, saine, gaie, charmante, intelligente, et pourtant l'homme, son mari, l'empêche de s'associer à sa vie, à ses travaux, de s'y intéresser.

L'Américaine riche se détache de toutes les responsabilités de la vie. Elle ignore les luttes d'affaires de son mari. Du moment où son luxe est assuré, elle vit comme une courtisane sans se soucier du reste.

L'homme marié n'est qu'un amant légitime. Une richissime Madame me raconta qu'au jour de son anniversaire elle ne recevait jamais des mains de son mari le tendre petit présent... C'était "le caissier de Monsieur" qui, brutalement, sous enveloppe, lui envoyait "du bureau de Monsieur" un chèque, sans aucune autre nuance. Et comme je lui disais ; "Ça ne vous révolte. pas ?" - "Mais pourquoi ? avec le chèque j'achète ce que je veux, c'est le principal". Et pour elle c'était le principal.

Une amie à moi, douloureusement frappée par l'inconstance d'un mari qu'elle adorait, et qui l'adorait, avait tenté trois fois de s'empoisonner, voulant en finir avec la vie. Chaque fois, son mari, fou de chagrin, l'esprit perdu, se trouvait dans l'impossibilité absolue de la consoler autrement que par un chèque de 25.000 dollars. Dans les premières minutes affolées du suicide, il criait au médecin : "Dites-lui, docteur, dites-lui que je lui donnerai de l'argent, tout l'argent qu'elle voudra." Et jamais il ne put comprendre comment 75.000 dollars étaient indifférents à ce cœur cruellement blessé.

Un jour que je rencontrai le célèbre poète E. L. M..., il me raconta en déjeunant, à Chicago ses difficultés pour trouver à ses débuts un éditeur, car ses satires cruelles blessaient l'orgueil américain... et comme je lui disais : "Pourquoi n'allez-vous pas en Europe, à Londres, par exemple ?" - "Mais, Madame, dans aucun pays du monde il n'y a des types pareils à ceux de ce pays ! Ils servent ma verve ; c'est une perpétuelle exposition. Où trouverais-je cette crédulité triomphalement naïve, ce désordre dans cette mentalité calculatrice, qui à force de vouloir additionner les chances de la vie, en a soustrait finalement la peine de vivre.

"Où reste-t-il au monde une contrée où l'ignorance soit aussi comiquement instructive ? Tenez... lisez le journal de ce matin... on y parle, en longs articles, de l'Enfer et du Diable, et cela est écrit, et lu (ce qui est pis), le plus sérieusement du monde...

"Où m'amuserais-je autant qu'à voir Billy Sunday réunir chaque jour dans ce "Tabernacle" construit pour lui, 60.000 personnes, oui, Madame, 60.000 personnes, s'entassant, pour écouter ce prêtre en veston gris et chapeau Cronstadt dire les choses les plus banales, les plus plates, les moins éloquentes ?

"Ce prêtre, ancien boxeur, qui a quitté le ring pour la chaire... allez l'entendre, Madame ! allez le voir donner des coups de pieds, des coups de poings, bondir, hurler, sauter, boxer en parlant du Christ, de la Bible et des Saintes Écritures. Mais cela est inouï, Madame ! Allez le voir, c'est unique au monde... Un Shakespeare, un Victor Hugo reviendraient du ciel que personne ici ne bougerait. Mais "ça" à notre époque, en pleine guerre, au moment où le monde est plongé dans le feu et le sang, voir l'Amérique se précipiter vers ça, excitant la curiosité de tous les États-Unis...; ça c'est fantastique, allez voir ça !"

Et je fus voir "Le Tabernacle". Il contenait, en effet, 20.000 places. Trois fois par jour Billy Sunday y faisait des "prêches", salles combles, et des recettes formidables !

Non, c'était inénarrable... Six trombones de foire précédaient l'arrivée du Révérend Billy, six trombones de foire et Billy arrivait au milieu du crépitement des applaudissements, il sautait sur la haute estrade comme un équilibriste sur un trapèze. La figure rouge, commune d'un boxeur, il était vêtu d'un veston gris de voyage, col de pasteur. D'abord, il s'asseyait et faisait passer des "bains de pieds" en fer-blanc, dans lesquels pleuvaient les aumônes, avec un bruit de grêlons, sur un toit de zinc, pendant que les trombones jouaient.

Quand la quête se prolongeait trop, il semblait un peu gêné d'être là, a attendre la pluie de "la galette" de la foi alors, nerveux, frappant des talons, il faisait signe à son chef de chant qui entonnait un cantique, certainement populaire, car les 20.000 personnes reprenaient le refrain en chœur, et après le premier cantique, des "amateurs" criaient les titres des autres chants qu'ils auraient voulu entendre ou chanter eux-mêmes., comme dans nos anciens cafés-concerts.., et alors on entendait : "Jésus come invite us ! Non ! Non ! pas ça ! plutôt : Maria mother of God ! Yes ! No !Yes !" et dans le tumulte se tordait de rire le Révérend Billy ; puis, d'un grand coup de talon de botte, dans le fond de bois qui servait de petite muraille à son siège, il obtenait le silence !

Ce jour-là, il s'agissait de défendre la lecture des romans littéraires à toutes les femmes présentes !!! Les romans (les écrivains américains, et surtout de ceux traduits de l'Europe. "Si vous ne me jurez pas qu'en rentrant chez vous vous ne ferez pas de tous vos livres des papiers à papillottes, Mesdames, vous serez damnées ! Criez toutes "Je le jure !" Et vous, les, hommes, jurez que vous imiterez vos femmes et que vous déchirerez tous ces abominables livres pour en allumer vos calorifères ! Jurez ! Et les pauvres bougres : "We swear ! We swear !"

Et alors, pendant une longue heure de vociférations, ce furent des espoirs d'enfer, (le vengeances du diable, offerts à tous ceux qui n'obéiraient pas à la supplique de Billy, et Billy s'enrouant continuait à grands coups de pieds dans le fond do sa tribune à hurler quand même : "Il faut plaire, à Jésus ! (et aïe donc, coup de pied). Il faut plaira à sa Sainte Mère ! (aïe donc, second coup de pied). Le Christ me charge de sauver vos âmes, entendez-vous... boum ! sur sa table ! c'était le poing de boxeur qui s'écrasait formidablement. Le Christ ne veut pas que vous viviez comme des cochons !, que vous vous saouliez ! ! ! (reboum ! sur sa table), Il ne veut pas que vous souilliez vos âmes par des lectures, abominables !" (Pan ! Vlan ! c'est sa jambe droite lancée au fond cette fois, qui défonçait de son gros soulier la muraille du fond de son estrade). Le bruit des planches éventrées fut formidable.

Un petit instant de surprise pour lui... d'un bond agile, comme sur le ring, il se retourna et d'un geste qui fendit l'air, ordonna quelque chose:.. Mais, ce fut, instantanément, une fanfare atroce des six trombones souillant tous en désaccord !

Le fou rire me secoua, mais les 20.000 poitrines entonnèrent, sans sourciller, une sorte de cantique pendant que Billy Sunday, en sueur, s'éventait, s'épongeait et indiquait que "la séance était terminée". Immédiatement, c'est un écrasement. Chacun veut venir lui serrer les mains, le voir, le toucher... et lui, tel polichinelle de guignol après la parade, il reste perché, courbé, penché au dehors de sa tribune, laissant mollement ballotter une main, à la disposition de tous...

En bas de la tribune, c'est un défilé en extase, devant cette main qui pend. Les uns la pressent, les autres l'embrassent, les autres la caressent ; lui, Billy Sunday, sourit et remue perpétuellement la tête, les yeux fermés, très enroué, très fatigué, se laissant faire...

Quelle extraordinaire humanité va vers lui ! Beaucoup de vieilles gens, beaucoup de femmes aux fronts morts, d'hommes aux yeux éteints, de ces visages, comme ceux des gens de la campagne de France et de partout, de ces figures desquelles toute vie, toute intelligence sont absentes, abruties qu'elles sont par des travaux de manœuvres où la force mécanique remplace la pensée. Leurs cerveaux sont des éponges, ils s'imbibent de tout ce dans quoi on les trempe, mais s'égouttent aussi vite, se sèchent, se recroquevillent perdant leur substance comme de pauvres feuilles mortes, tombées sur le sol.

On vint un jour, à Boston, où opérait encore Billy Sunday, m'interviewer à son sujet. Je dis ma pensée toute franche qui peut se résumer ainsi :

Un outrage à la religion, une insulte au Christ, un soufflet à l'intelligence.


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