Yvette Guilbert
Russie (décembre 1898)
Très peu et très mal vu la Russie. Ce fut, en 1898, un voyage précipité par mes dates de retour au galop à paris. Vu Pétersbourg et Moscou. C'est tout. Avec cela, souffrant terriblement d'un rein dont vingt-quatre mois plus tard, je subis l'ablation.
Partie de Paris le 4 décembre, par le Nord-Express, notre première inspection à la frontière de Wirballen fut désagréable. Une cohue de pouilleux qu'on déshabillait pour les fouiller, se grattaient tous les plis et replis de leur peau; et se mouchaient des doigts sans souci des voisins... ; cette foule, à laquelle on mêlait tout le train, se pressait entre deux barrières de bois qui nous serraient les uns contre les autres, créant des contacts impressionnants.
Grâce à notre ambassadeur, M. de Montebello, voyageant avec nous, nos bagages furent laissés tranquilles et épargnés par des mains sales, mais les passeports durent un à un passer sous les yeux de la police russe.
Quand la visite fut terminée, chacun de nous disait : "Mon Dieu, pourvu que nous n'ayons point pris de poux !..." et on s'inondait de thé au buffet pour, au moins, laver "l'intérieur".
Au départ de la frontière, quand on quitta le train français pour monter dans un train russe, qui cette fois ne marchait plus au charbon comme le nôtre, mais était chauffé "au bois", j'eus une émotion macabre. Il y avait un cercueil qui, au départ de Paris, avait été mis dans le fourgon des bagages, un pauvre mort qu'on renvoyait pourrir dans sa terre natale, et déjà ce voisinage troublait mon voyage..., quand, tout à coup, je vis dans le nouveau train une incroyable chapelle ardente illuminée de plus de cent flambeaux, s'étendant dans toute la longueur d'un wagon.
Je fus glacée d'avoir à traverser cela... j'avais peur, d'y trouver le cercueil, les draperies noires et, qui sait, la famille en larmes.
Mais le conducteur criait : "En wagon ! tout le monde passe par le restaurant..." ce que j'avais pris pour une chapelle ardente était la salle à manger ! pas d'électricité alors, et pas de gaz, de très hautes bougies, on dînait au milieu des cierges.
Je vis alors une chose inoubliable.
A peine le train remis en marche et les "pouilleux" montés au hasard des marchepieds, sans se soucier de leur troisième classe, je vis une très vieille femme squelette, d'au moins soixante-quinze ans, ouvrir fébrilement son "caraco" de laine et apparaître nue, complètement nue à mes yeux effarés, pour prendre du tabac fraudé et caché sous ses seins terriblement préparés pour faire office de blagues...
Ah ! cette vision de misère, de nudité et de maigreur, ces deux lamentables poches de peau sales et ridées..., les larmes me montèrent aux yeux et le bouleversement dans lequel j'étais m'empêcha de courir après la vieille filant dans son wagon, et d'avoir la pensée de la secourir d'une poignée d'argent. Aujourd'hui encore, quand je pense à elle, je repense à ma bêtise.
Ah ! la misère russe, comme elle s'aggrave pour nous du froid de son climat ; ces chairs mauves, bleuies, grelottant sous les minces calicots, les jaconas imprimés, entassés autour des églises.
Isaac et Kasan, celles-ci parées somptueusement, fantastiquement rutilantes par leur icones ! Comme des courtisanes sans cœur, elles étalaient leurs richesses, leurs somptuosités devant les pauvres sans jamais les partager. Non, non, me disais-je, Dieu n'a pas voulu ça ! Un jour le peuple sautera là-dessus, pour changer les diamants et les perles en pain pour ses enfants...
Arriva le jour de mes débuts. Je chantais à Pétersbourg, au théâtre Nemetti. L'impresario Wladimir Schulz n'en était pas le directeur, mais à Paris il me dit que ce théâtre était achalandé et en Vogue, et il fut convenu que je paraîtrais dans l'entr'acte d'un spectacle arrangé là par lui et le directeur.
Hélas, la salle était laide, pauvre, et en mettant le pied au théâtre nous apprîmes qu'on n'y faisait plus d'affaires depuis longtemps ; que ce théâtre était absolument délaissé du public.
Que faire ? J'étais arrivée pour remplir mon contrat et trompée ou pas trompée, il fallait chanter.
Le soir de la première, scandale !
Les acteurs du théâtre Nemetti, pas payés depuis des mois, ne veulent pas jouer et profitent de "mes galas" pour fausser compagnie à leur directeur. Il faut faire une annonce. Le directeur affolé se dérobe et me charge de la corvée.
Le public venu, peu nombreux, ne semble pas du tout s'étonner de l'affaire, et accepte en souriant que je fasse toute seule "la soirée". Et me voilà de 9 heures à 11 heures chantant Dieu sait combien de couplets.
Quand j'arrivai à Pétersbourg, le 8 décembre 1898, la censure, me dit-on, avait supprimé tout mon répertoire léger, celui de
Xanrof et Donnay ! Deux jours après, une dépêche au ministère
levait la sévère consigne et tout me fut permis !
Par qui fut-elle envoyée ? Je ne sais, mais j'eus "carte blanche" dans le choix de mes chansons. J'ai toujours supposé la duchesse de Leutchtemberg, que je connus beaucoup, d'avoir agi, de Paris, sur le gouvernement russe.
Le lendemain de mes débuts, le 12 décembre, des dames de la Cour organisèrent une soirée afin que le grand-duc Paul m'entendît. Mes chansons l'amusèrent follement et il me fit, par trois fois,
chantér "
Le Fiacre" ! Il me complimenta d'un bijou de Lalique que je portais au cou et que m'avait offert sa compatriote, la princesse Ténicheff, un soir que je chantais chez elle à Paris.
La grande duchesse Constantin me demanda si je consentirais de venir à une fête qu'elle voudrait organiser pendant mon stage à Pétersbourg. Naturellement, j'acceptai et toute la ville fut en émoi pour cette soirée qui était au profit d'une œuvre de la tzarine, je crois bien.
Je donnai une demi-douzaine de soirées au théâtre Nemetti et le public ultra-chic de la ville, qui tout de même s'était dérangé, ne s'amusa qu'à des couplets "grivois" ; la presse fut tout à fait gentille et me couvrit de fleurs.
Furieuse contre le directeur qui me laissait toujours chanter seule de 9 heures à 11 heures, je ne voulus pas continuer et je partis pour Moscou.
A mon arrivée, je fus tellement prise par l'aspect oriental et nouveau pour moi de la ville, que je me fichais du succès de la recette et de tout !
Ah ! que c'était beau ! Avoir vu Moscou sous la neige, quel souvenir ! J'étais figée devant les coupoles d'argent, d'or, de bronze, les tons bleu turquoise, vert, rose hindoue, des églises qui tachaient le ciel d'autant de parures orfévrées.
C'était un peu les décors des Mille et une nuits que je voyais là sous mes yeux, augmentés de ces rues aux humains "costumés", mus de gestes mystiques, les mains, les bras chargés de cires à flamber.
Ah ! ces cierges ! cette cire complice des fanatismes qui remplaçait le pain chez les miséreux, et restaurait leurs appétits superstitieux. On les sentait mourir de faim, mais hommes, femmes, enfants, ne mangeaient pas, pour honorer la vierge d'or et de bleu parée, fétiche de la ville.
Cette statue de la vierge voyait défiler chaque jour sous son arcade des centaines de mille âmes. Des millions de roubles, nous raconta-t-on, coulaient en suif puant, chaque mois de l'année, pendant que
les temps de famines ne trouvaient pas d'argent pour apaiser la faim. Quand on sortait ladite statue "en procession" sous son baldaquin, la foule était si dense, son émotion si profonde, qu'il lui semblait bon de mourir étouffée par sa foi. Besoins des âmes plus forts que ceux des corps.
Et les cierges, les cierges fumaient... fumaient... trompant les ventres creux... de cette pauvre Russie qui palpitait d'attente.
J'avais eu des permissions spéciales pour visiter le Kremlin et on nous fit parcourir toute la demeure privée du tzar et de la tzarine.
A ma première visite, mon Dieu, mon Dieu, que ce Kremlin me sembla vide de personnalité dans ses coin, d'intimité. Cette chambre, cette salle de bains surtout, avait l'air d'un placard où juste la baignoire était glissée "en cas" pour quelqu'un "de passage", car rien dans ce palais n'avait l'air d'avoir un propriétaire, un locataire "attitré". Les chambres, les salons, les boudoirs, rien d'un "home royal". Je sais bien que la famille impériale habitait surtout Pétersbourg, mais, tout de même, c'était choquant, du moins cela me sembla tel.
J'étais désappointée .. et ne fus vraiment emballée que lorsque nous visitâmes les salles basses.
Ah! curieusement belles ces salles voûtées des festins, avec leurs grandes décorations barbares, moyenageuses, et l'étonnant tapis offert par les petits Russes des campagnes, couvrant le sol de ses ornementations monumentales et bariolées. Un immense "Gobelin" fait de morceaux d'étoffes de toutes sortes, assemblés, cousus, brodés et rebrodés, avec des accents d'or et d'argent ici et là, enrichissait cette salle d'étrange manière !
Je n'oublierai pas la toute petite chambre presque entièrement encombrée par le grand lit dans lequel coucha notre Napoléon ! Quelles pensées eut-il dans ce petit lit ... Ce plafond, cette petite fenêtre, et cette porte qui se fondait dans la muraille... "Il a vu tout ça, grand'mère... Il a vu tout ça", pourrait dire aussi le refrain de la chanson populaire de Béranger. Et moi, j'en avais le cœur ému... car, moi aussi, j'étais là où il avait été... et j'étais envahie d'un trouble respectueux.
Ces rues de Moscou, colorées, bariolées, aux petits traîneaux peints des paysans, toutes ces églises, ces chapelles, et ces centaines de gens, leurs gilets gonflés des petites icones à jamais domiciliées sur leurs cœurs... et leurs génuflexions dans la neige, leurs signes de la croix en passant devant les saints portiques, et sous l'arche ou, dit-on, passa Jésus !
Après mes belles soirées de Moscou, il me fallut partir. J'avais trouvé là un splendide théâtre et un public tout à fait chaud et enthousiaste.
De retour à Pétersbourg, je visitai le Palais d'Hiver et les longues galeries remplies des tableaux de famille. La Grande Catherine seule m'est restée dans l'œil, avec de beaux tableaux du Poussin et beaucoup de Vernet.
Tout cela est loin... loin... loin... et quand je pense à la Russie, à l'assassinat du Tzar, de sa
femme, et de ses enfants, surtout, je ne puis m'imaginer qu'un soldat - un homme - un père peut être... ait pu tuer "ces petits" innocents, et rentrer chez lui embrasser les siens.
De la visite des appartements du Palais d'Hiver, je n'ai retenu que la chapelle impériale qui avait un caractère "privé". Je ne pouvais détacher mes yeux du prie-dieu du tzar, de celui de la tzarine... et la blancheur de la chapelle était si pleine de calme et de douceur... Peut-être Nicolas a-t-il pensé à ce coin de prières (mal exaucées...) dans les heures dernières de sa pauvre vie..., là où ses gentils enfants joignaient les mains, aux messes des dimanches, sans se douter, les pauvres petits, qu'un assassin prenait des forces pour les mieux torturer.
Vu la maison, le chalet plutôt, de Pierre le Grand. Le gros arbre sous lequel il s'asseyait et jouait avec ses soldats.
Charpentier, la chaise qu'il fabriqua arrêta longtemps mes regards..., et je remarquai que la foule de moujicks qui encombrait la petite maison restait indifférente à cette chaise du labeur impérial, elle restait fascinée par l'éclat des bougies nombreuses, là aussi. Le suif a un attrait pour le Russe. Prières, saluts, génuflexions, baisers sur le sol ! Tous ces hommes du peuple ont leurs barbes pleines de givre, qui dégouline sur leurs Ave Maria.
J'ai parlé en courant de la duchesse de Leuchtemberg, très Parisienne et fêtée pour sa grande beauté, on la rencontrait dans les grands salons de "chez nous". Amie très intime du grand-duc Alexis, elle usait de lui pour rendre beaucoup de services. Sa bonne grâce était connue, et les gens du monde qu'émerveillait son aspect de Rubeens disaient souvent : "Laquelle est la plus belle, d'elle ou de Mme Bernardacki ?" Quelles merveilles étaient ces deux femmes !
J'ai vu, un jour, la duchesse de Leuchtemberg souffrante dans un hôtel près de la place de l'Étoile. Elle était étonnante. Allongée dans son lit, sa tête, ses cheveux magnifiques couverts de bijoux, les oreilles étincelantes d'émeraudes et de diamants, un splendide collier de perles au cou, des bagues d'émeraude,aux doigts, des cercles de diamants et d'émeraudes aux poignets ; un dessus de lit en broché vert émeraude, et sa "liseuse" de la même soie, habillant son buste superbe tandis que ses cheveux fous et dorés, rutilaient sur son oreiller de dentelles, enrubanné de rubans verts également. Elle assortissait, me dit-elle, chaque fois la décoration de son lit et de son linge de repos à ses parures.
J'étais venue prendre de ses nouvelles la sachant malade, et quand je sortis je dis à sa camériste :
- Je reviendrai dans quatre jours. De quelles couleurs la duchesse s'habille-t-elle au lit ?
- Vert, mauve, bleu.
- Habillez-la de mauve, et je lui apporterai des orchidées de ce ton.
La duchesse s'amusa beaucoup de mon petit geste.
Avant 1914 on nous assurait qu'en Russie tout le monde parlait français, la preuve en était le théâtre de Pétersbourg qui toute l'année jouait nos auteurs en langue française, il a fallu la révolution et une poignée d'aristocrates exilés pour qu'aujourd'hui on nous dise : "Impossible venir chanter en français en Russie, il n'y a plus personne pour le comprendre !"
Oh ! les réputations faites à certaines contrées, quelles blagues !
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