TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


L'Amérique

44 000 kilomètres en Amérique

En quarante jours, trente-trois nuits en wagon ! 1906.

Dix ans après, en juin 1906, l'impresario américain, Georges Tyler, venu à Londres, assista à un de mes récitals des Chansons de la Vieille France, et me proposa de revenir à New-York, l'hiver de la même année. Je réfléchis, car mes expériences au point de vue "plaisir Artiste" avec les chansons de Montmartre de mes débuts étaient concluantes : on ne comprenait rien à ce répertoire dans les music-halls, mais on me payait cher - mon nom.

Néanmoins, j'étais en perpétuelle irritation. Si j'essayais les "récitals" de chansons populaires, en costumes de l'époque, dans les salles de concert comme je le faisais en Europe, trouverais-je là aussi une élite ? Une foule instruite ? et surtout, comprenant le français ? Les costumes amuseraient peut-être les yeux des femmes... Je ne me fiais plus aux impresarios, pour me renseigner, ils étaient aussi ignorants que certains de leurs publics !...

J'eus pourtant cette offre de Georges Tyler, qui eut l'idée d'engager avec moi un artiste anglais, dont l'Amérique connaissait bien le nom, car il était très populaire à Londres, et de l'associer à mes efforts. J'en fus enthousiasmée ! Il chanterait en anglais, moi en français. Je connaissais Albert Chevalier [*] et l'estimais beaucoup - et le contrat fut signé.

[*] Albert Onésime Britannicus Gwathveoyd Louis Chevalier (sic), né en 1861, décédé en 1923, était le fils d'un professeur de français et d'une Galloise. Comédien à l'origine, il fut, à partir de 1891, un des plus admirés des artistes du Music-Hall anglais grâce à ses "Coster songs" (chansons inspirées des cris des omniprésents vendeurs de rue de l'époque, à Londres) et ses sketches. (Note de l'éditeur)

Nos débuts se firent à New-York. J'eus un gros succès, car le public comprit davantage ces jolies chansons populaires de France, où l'essence même de la vie humaine universelle se retrouve. Ne chantant plus au music-hall, cette fois, une clientèle très choisie s'empressa à ces récitals "en français". Et puis, mes costumes amusèrent les yeux, comme je l'avais deviné.

Albert Chevalier fut accueilli avec enthousiasme. Il avait un genre de talent naturaliste anglais. En vérité, Chevalier était plus "adroit" qu'artiste, son genre "théâtre de drame ambigu populaire" était déjà bien démodé, mais il avait été le premier à typer à Londres les gars de "Whitechapel", et son "cockney" (argot) pittoresque était apporté pour la première fois sur la scène. Dans trois ou quatre choses, il était supérieur ; dans tout le reste il était conventionnel et vieux jeu, mais très distingué, intelligent, choisissant très bien ses musiques et se grimant admirablement.

Chevalier, comme moi, était déjà venu à New-York. Nos deux noms sur l'affiche étaient donc "une grosse carte", comme disent les Américains. Mais la chose bouffonne fut que ce charmant Albert Chevalier et moi, nous fûmes expédiés par Georges Tyler dans des villes où les gens ne devaient jamais lire les journaux, car nos noms y étaient totalement ignorés. Souvent on nous prit pour une "paire de boxeurs", s'exhibant en des pugilats sérieux... Quelquefois, on nous crut des acrobates ; ça, c'était le côté amusant du voyage, mais le pis fut l'itinéraire abusif, criminel, qui nous fut imposé !

Il était spécifié dans mon contrat : pas de voyage de nuit plus d'une fois ou deux par semaine. Or, nous couchâmes trente-trois fois dans des wagons en quarante jours ! Et nous parcourûmes 44.000 kilomètres !!!

Tous les journaux américains parlèrent de ce record, nous avions fait 4.000 kilomètres de plus que le tour du monde ! Chevalier était épuisé, et moi je rentrais demi-morte...

Nous arrivions quelquefois dans une ville à 1 heure de l'après-midi, après trente heures de train, pour y donner une matinée à 2 heures ; jamais l'impresario, assis tranquillement dans son bureau de New-York, ne trouva que nous devions être fatigués...

Revenue au Canada, je fis connaissance avec une nouvelle ville : Winnipeg, qui me laissa saisie de surprise !

Imaginez une ville bâtie depuis neuf ans, au milieu des immenses prairies, et ayant tout de la ville européenne de notre siècle ! Un opéra, des banques, un hôtel comme le Carlton de Londres, où le Ritz de Paris, où le Tout Winnipeg s'amuse, se réunit, et montre les dernières élégances d'Europe, les bijoux de Bond street et ceux de la rue de la Paix ; un luxe dernier cri, toute une clientèle en habits, robes décolletées, à l'heure du dîner. L'électricité dans chaque maison de la ville. Ce sont les Anglais qui bâtirent cette cité, et toute leur entente du confort est là, tout leur génie de la colonisation s'y montre, non seulement à l'hôtel aux tables éblouissantes d'argenterie, avec sa profusion de fleurs partout, ses splendides tapis d'Orient jetés sur d'admirables céramiques, mais dans la ville qui a des trottoirs d'asphalte, des chaussées empierrées, des avenues de pavés de bois, des tramways, des stations de voitures, des librairies, des bâtiments de pierre et de briques, bref, une vraie ville, et cela en neuf ans !!! Et je pensais à certaines petites villes de notre vieille France...

Nous sommes invités à nous faire entendre dans un baraquement militaire, car c'est "l'armée" qui acheta la représentation, et ce sont de jeunes Tommies qui font le feu dans nos loges improvisées et vont nous chercher de l'eau, etc., etc...

Les officiers et leurs femmes nous font fête, et nous chantons devant un public étonnant d'élégance et de compréhension. Ceux-là savent que le XVIe siècle n'est pas le moyen âge... et ça fait plaisir, le patriotisme d'Albert Chevalier en est gonflé de fierté, car Winnipeg, c'est "l'Angleterre" au Canada.

Quel dommage qu'en ce Canada la langue française soit presque défendue par les Anglais. Oh ! ces éternelles batailles pour la conserver là où elle est depuis si longtemps ; chaque fois que je fus depuis à Montréal, et à Québec (où nos belles chansons de la vieille France sont acclamées et retrouvées dans la bouche des habitants) j'ai frondé et réclamé le droit du parler de la France et le public hurlait de joie.

Une fois nous arrivâmes à Kansas-City dans le Middle-West, à 9 heures du soir; le public assis dans la salle de spectacle nous attendait depuis une heure et demie. On l'informa du retard du train, voilà tout... et il accepta de patienter. Très vite, sans nous débarbouiller, sans nous laver les mains même (car il n'y avait pas d'eau), Chevalier et moi entrâmes en scène ! Moi, costumée en somptueuse robe Louis XVI avec les ongles noirs de mes seize heures de train !!! Ah ! que je ronchonnais.., mais Chevalier avalait tout sans jamais se plaindre tout haut...

Nous chantâmes dans une immense salle de concerts coupée en deux par des rideaux, et nous dûmes nous habiller "sous l'estrade" ; les loges n'étant pas chauffées étaient des glacières ; des bancs étaient nos tables à maquillage et les W.-C. deux potiches à fleurs !

Un autre jour, au Texas (car j'ai chanté au Texas), les fauteuils de balcons furent pris d'assaut par des espèces de "brigands" armés et venus en bande voir ces "deux Européens" inconnus d'eux.

Un d'entre eux, pistolets à la ceinture, costume de cowboy, debout, son pied botté sur la rampe de velours rouge, le coude appuyé sur son genou, et le menton dans sa main, ne consentit à s'asseoir qu'à l'arrivée du policeman, énorme géant qui s'installa debout, lui aussi, mais le dos tourné à la scène pour surveiller face à face ces étranges spectateurs des prairies.

Il avait en main une immense trique de fer et la levait, l'air terrible, quand, un homme essayait de bouger... On entendait chaque fois des grondements sourds, puis le silence se rétablir.

Albert Chevalier chanta ses chansons du Whitechapel de Londres, et malgré ses déhanchements faubouriens, son argot anglais, son programme, qui semblait choisi pour ce public, il ne se fit pas comprendre des "brigands".

Quant à moi, je me demande encore, avec mes costumes de style, qu'est-ce qu'ils se sont imaginé que j'étais : je ne dansais pas, je ne sifflais pas, je ne chantais pas "l'opéra", je ne jouais pas la musical comedy et, comme le dirent le lendemain les journaux, il était bien difficile de donner un nom à quelque chose qui n'était ni ceci, ni cela, et n'était connu qu'en Europe.... "Comment appelle-t-on ce que vous faites, Madame ?" me demandaient les gens.

Un jour à Saint-Antonio, au Texas, un chant liturgique de procession, ample, grandiose, monta jusqu'à nos chambres d'hôtel ; j'ouvris les fenêtres, rien dans la rue ; je me précipitai au balcon donnant sur un jardin plein de palmiers-dattiers, rien ! Je sortis sur le palier, j'y trouvai Chevalier qui, comme moi, cherchait d'où venait ce chant splendide... Nous descendîmes jusqu'au bas de l'escalier et, là, un spectacle de trente nègres rangés sur une ligne, tous en habit, la tête noire tranchant sur les plastrons des chemises blanches - tous, les mains jointes, chantaient pieusement l'hymne "Du remerciement au travail".

C'était l'heure du lunch, le travail de ces hommes était de servir à table et de préparer the dining room (la salle à manger) - et cette bénédiction du travail les remplissait d'ardeur, dernier vestige de l'esclavage qui, par des chants rythmés, obtenait le maximum du courage des noirs.

Mais le fait comique vint après le beau et grand geste religieux. Ce premier chant pieusement terminé, chacun des nègres reçut une longue et mince serviette ; ils entrèrent alors rituellement, processionnellement, dans la salle à manger, en dansant, sautant une chanson, rythmée de telle façon, que la serviette devait claquer en cadence comme un fouet, chassant ainsi des milliers de mouches par les fenéLres tenues grandes ouvertes, et auprès desquelles d'autres nègres veillaient. Sur un rythme à deux temps, les nègres chantaient, sautaient, dansaient. Les fenêtres furent précipitamment refermées, les mouches expulsées jusqu'à la dernière. Alors, une ronde folle, comme une farandole finale, se fit autour de la table, et heureux puérilement, les nègres ouvrirent les portes à la clientèle de l'hôtel.

A San-Antonio, restaient encore, en 1906, les derniers vestiges des bâtiments des missions venues au XVIIe siècle. Cette architecture cachée dans des anciennes forêts semblait une surprise merveilleuse, en ces pays de cannes à sucre et de champs de coton. Dans des sous-bois traversés de clairs ruisseaux qu'on passait pieds nus ou en voiture, arrivés à une de ces très anciennes maisons, nous vîmes (quoique n'ayant-plus ni portes ni fenêtres) tout à coup surgir Gambrinus ! Gambrinus, tel que l'image légendaire l'a fait connaître : un blond colosse, à longue barbe d'or faite de mèches bouclées, apparaît la main droite coupée ; il tient du bras gauche un fusil qui ne le quitte ni jour ni nuit, dit-il.

Nous entrons chez lui : "Ah ! vous êtes Européens... Moi aussi ! je suis Bavarois !." et il nous ` fait visiter sa "résidence" ouverte à tous les vents et à tous les voleurs , aussi son lit est-il suspendu au plafond, quatre fusils, des revolvers accrochés, à portée de sa main gauche... Il ne dort qu'habillé et ne quitte Jamais ses bottes ! D'un coup de talon, il fait sauter sur le sol une toute petite bouture de Cactus et me dit : "Mettez ça dans votre sac, plantez-la en Europe... et quand vous la regarderez, vous penserez à l'exilé de Bavière..." et le Cactus fit le voyage placé dans ma boîte à gants. Planté à Vaux, où j'habitais, en Seine-et-Oise, il devint gigantesque.

Le lendemain de la représentation à San-Antonio, devant des gens de toutes sortes qui ne comprirent rien ni de Chevalier ni de moi, le départ eut lieu dès l'aube et, comme à une heure de l'après-midi nous mourions de faim (il n'y avait pas de wagon-restaurant), sur le désir des voyageurs affamés, le train stoppa en plein champ, car une sorte de chalet se voyait au loin, avec des nègres en tabliers blancs, qui nous saluaient de leurs serviettes agitées.

On alla donc déjeuner en traversant les longues prairies ; les mécaniciens du train, les nègres; et tout le personnel, s'attablèrent enfin avec nous dans ce buffet ambulant, perdu dans la nature sauvage.

Chacun prit bien son temps. Les hommes fumèrent, Chevalier demanda de l'eau chaude, sur un banc, dehors, fit sa barbe, pendant qu'on servait le café. Quand tout le monde fut prêt, on remonta dans les wagons et l'on continua la route. Chacun donna un petit pourboire au chef de train pour cette halte, à laquelle il avait consenti.

L'ablation du rein que j'avais subie en 1900 me laissait encore sensible en 1906, et les freins primitifs et si brutaux des chemins de fer d'alors me donnaient de telles secousses, jointes aux sensations de déraillements, que plusieurs fois j'éclatai en larmes.

Les nuits surtout, où la vitesse était formidable, autant que la lourdeur des trains, me faisaient endurer mille angoisses. Les parois de mon wagon-salon semblaient craquer, s'écarteler, en de perpétuels tamponnements, et, dans mon lit, j'étais projetée chaque fois avec violence contre la muraille. Mes pauvres pieds essayaient, en vain, de me caler, mais je sautais quand même, et souffris le martyre pendant trente-trois nuits !!! Je rentrai en Europe, terriblement malade ; j'éprouvais des douleurs internes et dus subir une autre opération.

Les Américains peuvent tout supporter, rien ne les énerve; ils peuvent, toute la journée, écrire à côté de vingt dactylographes qui parlent, crient, chantent, leur mentalité n'ayant pas, comme la nôtre, le besoin du silence pour se concentrer ; l'infériorité de leur culture les oblige à agir, bien plus qu'à penser, c'est pour cela qu'ils font beaucoup moins d'ouvrage dans le même laps de temps qu'un Européen, qui réfléchit et agit ensuite ; les Américains recommencent souvent deux ou trois fois ce qu'un Européen fait une fois pour toutes.

Dans tous les États-Unis, le geste est mécanique, "sans pensée", "sans intelligence analytique", "sans concentration".

On vous reçoit dans tous les hôtels sans exception en allumant l'électricité de votre appartement, à midi par un beau soleil, comme à 10 heures du soir. On vous verse à table, d'un geste machinal, de l'eau glacée, et quand vous n'en voulez pas, un second, un troisième, un dixième garçon viendra d'un geste automatique vider sa carafe dans votre verre, et le geste est si machinal, si prompt, si brutal, que vous n'avez pas le temps toujours de l'empêcher, et qu'on finit par ne plus se défendre.

Les Américains boivent dans les verres sales des palaces de province, des doigts gras sont éternellement marqués sur le cristal, et nous étions toujours les seuls, mon mari et moi, à désirer des verres limpides ; jamais, jamais un Américain ne remarquait cette malpropreté, qui nous mettait les nerfs en boule. Les femmes les plus élégantes posaient, souriantes, leurs lèvres sur cette vaisselle douteuse... Elles ne voyaient rien, n'avaient jamais aucun dégoût. Moi je m'amusais à les guetter... Je n'en vis jamais une seule essuyer son verre sale.

Dans les trains, au lavatory, des peignes et des brosseries."de servantes sales" s'étalaient honteusement crasseux, dans les cars de luxe, et les voyageurs des wagons s'en servaient, les domestiques nègres compris... J'ai vu souvent de jolies mamans empoigner ces ordures dangereuses et en peigner les cheveux adorables de leurs bébés... Rien ne les dégoûtait. Ah ! que ce pays m'amusa à le regarder vivre...

Pour la troisième fois, en 1908, j'y revins encore, sollicitée cette fois par le plus grand des impresarios des États-Unis, c'est que j'avais une telle, confiance en lui ! M. Charles Frohman, pensez donc, était l'homme le plus éminent du théâtre américain, le plus honnête, et tous les auteurs, compositeurs français, comme les artistes américains, n'avaient qu'une idée: être joués, et jouer dans les nombreux théâtres de Charles Frohman.

Sardou, le grand dramaturge français, ne faisait d'affaires qu'avec lui.

Charles Frohman vint à Londres en 1908, et me trouvant dans l'ascenseur du Carlton Hôtel

- Ah ! Miss Guilbert, revenez en Amérique ! Georges Tyler vous a fait faire une tournée idiote avec Chevalier... mais avec moi...

Et il souriait, plein d'orgueil, son gros cigare dans sa large face imberbe laissait tomber sa cendre sur son énorme ventre.

- Ah ! non ! dis-je, j'en ai assez ! - d'abord êtes-vous venu m'entendre cette semaine à Londres, Monsieur Frohman ?

- Non, et je n'ai pas besoin de vous entendre...

Et, ridiculement flatteur :

- J'ai lu les journaux, toute la ville parle de vous, et il y a trois noms au monde : Sarah, La Duse et Yvette Guilbert qui sont une garantie de succès.

Venez chez moi, à New-York, et je vous arrangerai une tournée dans nos grandes Cités, pas dans les villages nègres de Tyler.

Ce jour-là, dans sa chambre, au Carlton, rien ne fut plus déconcertant que de l'entendre parler des pièces de nos auteurs français qu'il achetait, sans avoir aucune idée de leurs sujets, de leur valeur. Il ne les lisait jamais, disait-il (ne parlant pas français), on lui racontait en deux mots de quoi il s'agissait. Il les achetait surtout pour en priver ses confrères, voilà la vérité.

Comme je disais à Frohman que je ne voulais retourner en Amérique que dans des théâtres, il me proposa d'accepter au pourcentage de faire tous mes récitals à New-York chez lui, et sur ses propres scènes des grandes cités américaines. J'acceptai. Il n'avait qu'à me faire rédiger un contrat.

On prit rendez-vous ; le contrat fut signé en mai 1908 pour fin octobre, à la condition expresse et écrite que M. Frohman serait à New-York, à mon arrivée, pour y surveiller lui-même mes représentations.

"En octobre, dit Frohman, je ne quitte jamais New-York." Quand j'y arrivai, en octobre, il y avait trois jours qu'il était en Europe. Ali ! que la Duse avait raison... avec un manager honnête, gare aux affaires ; avec un manager voleur, gare à la caisse !

La veille de mes débuts, ni à New-York, ni dans les villes de province la publicité n'avait été faite. Quant aux notes annonçant mon arrivée, le régisseur et le comptable constatèrent lugubrement qu'un seul journal en avait reçu la nouvelle. Que faire ? On m'avoua que Frohman avait totalement oublié mon contrat et ma venue ; mes récitals étant en dehors de ses affaires habituelles, il n'y avait plus pensé sorti d'Europe.

J'étais folle de désespoir... tant de dépenses faites ! un tel voyage ! Quatre personnes, des malles et des malles de costumes... pour arriver inutilement dans un si lointain pays où il faut battre la grosse caisse pendant de longs mois, d'utile et perpétuelle préparation ! Et voilà... victime d'un manque de conscience, nous étions là.

Je dirai, tout de même, que c'était certainement l'homme qui, en Amérique, mit le plus de coquetterie à être "honnête", il était connu que sa parole valait son écrit. Mais, je le répète, comme j'étais en "dehors" de ses habituelles affaires de théâtre, il m'oublia dans la préparation de son programme annuel. Au bout de trois semaines je fus obligée, pour rentrer dans mes frais et me dédommager, d'accepter, à nouveau, un contrat de quatre semaines dans un music-hall, chez "Proctor", à la 5e avenue.

Quel nouveau martyre ! La masse ne parlant pas français, je chantais quelques chansons anglaises.

Après ces quatre semaines chez Proctor, David Belasco mit alors son théâtre, "le Belasco Théâtre", à ma disposition, pour qu'avant de rentrer en Europe je pusse me faire entendre à la société choisie de New-York. Mon stage d'un mois au music-hall de New-York avait été une sorte de publicité, aussi au "Belasco Théâtre" le succès fut décisif, avec mon répertoire des "chansons de la vieille France". L'esprit du Chat Noir, la satire de Paris, n'avait rien été du tout pour l'Amérique, mais l'esprit de France venait d'y être superbement compris !

Il me fallut toutes ces hideuses et longues expériences pour, enfin, m'installer dans l'esprit.d'un public "assez" cultivé qui, en tout cas, appréciait mon art et facilitait enfin ma tâche.

Ces récitals au "Belasco Théâtre" firent une telle impression à New-York qu'à peine rentrée, en janvier 1909, en Europe, j'eus, en mai de la même année, une nouvelle offre de vingt et une semaines ! vingt et une semaines assurées en Amérique, à raison de 12.500 francs par semaine.

Malgré ma répugnance aux music-halls américains, j'acceptai "encore" ce martyre, mais seulement pour une période limitée à sept semaines, dont deux semaines à New-York et cinq entre Brooklyn, Newark, Boston, Philadelphie, Washington ; vingt et une semaines, cela m'eut été impossible ! Mes nerfs y auraient sombré - où le chagrin m'aurait tuée.

Jamais je n'oublierai la femme "Press-Agent" de Percy William, directeur dudit music-hall. De toute ma vie, je n'avais vu une femme, plus commune, plus comique de vulgarité. Une mentalité fébrile d'intoxiquée, un langage de marchande de poissons, d'une niaiserie déconcertante.

En Amérique, les annonces, la publicité s'appellent : Littérature !!! ça, déjà, me faisait vômir... Ah ! les agents de Presse des théâtres en Amérique... leurs histoires idiotes, toujours les mêmes ; les 150 malles, les 200 chapeaux, les bijoux volés... les scandales entre maris et femmes, etc., etc. ; pauvres artistes ainsi souillés - pauvre public - que la presse méprise au point de le croire imbécile et prêt à tout gober...

Comme j'avais défendu à cette femme "Press-Agent" de me rendre victime de ces habituelles imbécillités, elle en trouva d'autres... Ah ! elle n'était pas court !

Une note parut dans les journaux disant que j'étais poursuivie à Paris, n'ayant pas payé 50.000 francs de robes à un couturier, et que c'était ce gros scandale, etc... qui m'avait obligée à quitter la France. Déjà, avant mon arrivée, une note disait que je ne viendrais peut-être pas à New-York, un chat sauvage m'ayant éborgnée, et mis toute la figure en lambeaux; on désespérait de me rendre la vue et un visage me permettant un retour à la scène !!! Je fulminais. Cette sorte d'esprit est fort en faveur aux États-Unis. Il faut de bons nerfs pour s'y habituer, et faire abstraction de tout bon goût, de toute dignité intelligente.

Ignorante, commune, cette femme journaliste était d'une familiarité déconcertante et bouffonne ; elle ne me connaissait pas, et en me parlant c'était : Well, honey ! You see Honey... (Eh bien, ma douce ; vous comprenez ma douce). Des "ma chérie", des "mon miel" sortaient de son argot affreusement vulgaire, aggravé de cette voix atrocement nasale du Broadway.

Ce verbiage si particulièrement commun, canaille, qui tord les bouches, fait cligner l'œil, et qui, faute de culture et de vraie intelligence, se compose une force persuasive, par des poings fermés s'abattant sur les tables, ou dans votre dos, ou sur vos genoux. Ah ! ce poing, tout ce qu'il dit ! Le poing fermé est le geste symbolique de l'Amérique.


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