Yvette Guilbert
L'Amérique
Le bluff "the greatest in the world"
Les Européens ont tort de prendre au sérieux ce vice national, qui n'est qu'une stupidité enfantine. Alphonse Daudet écrivant Tartarin de Tarascon aurait dû venir étudier les mœurs américaines, alors il aurait vu la pâleur, la fadeur, de son Tartarin, farceur français d'exception.
L'Amérique, ce bébé des nations, en est à sa petite enfance, il ne faut pas oublier cela ! Son âme de jeune prodige veut du "forcé, du monstrueux".
En vérité, les Américains sont tout bonnement des "dilatés", et le beau du jeu c'est qu'ils puissent s'enfler, se gonfler sans que jamais le ballon crève ; alors, ils continuent.
C'est un sport puéril, enfantin, qu'on a tort, en Europe, de juger si sévèrement ; il n'est dangereux que lorsqu'il fait des victimes. Qu'on ne dise plus que les Américains manquent de dignité ; ils manquent de précision... c'est tout. Moi, j'en ai beaucoup ri et souffert, car j'ai pris au sérieux des gens qui ne l'étaient pas. Mes aventures, mes constatations du bluff américain viennent ici "en souvenirs" inoubliables... mais charitablement pardonnés.
M. O. H. K..., que j'allai visiter un jour, me fit en quelques mots le plus honnête portrait de la mentalité américaine :
- Voyez-vous, me dit-il, ici, l'art, le génie artiste, sont absolument méprisés, tant qu'ils ne s'avèrent pas des succès. Nous payons "le succès" plus cher que n'importe quelle autre nation, nous n'allons même qu'aux succès... si nous n'aidons pas à le créer, c'est parce que nous ne savons pas encore distinguer le talent à l'état naissant.
En Europe, la belle intelligence, la grande culture, l'esprit artiste, aident à discerner les dons, les instincts des débutants ; c'est pourquoi beaucoup d'artistes américains font leurs études, leurs essais et leur célébrité chez vous, à Paris, et ne reviennent en Amérique que lorsque leur succès est établi ; ici personne n'aurait encouragé leur génie naissant simplement parce que, pour y croire, il nous faut l'avoir vu. Nous ne savons rien deviner, ni pressentir.
Jamais O. H. K... ne se douta combien ses paroles m'ouvrirent les yeux, et combien alors il me fut facile d'observer l'indifférence froide, le mépris comique eL douloureux, de cette nation de Crésus envers ses enfants, ceux, qui rêvent, soulevés d'enthousiasme, d'apporter un immortel honneur à leur vaste pays. Tous les médiocres, avec de l'argent, peuvent avoir du succès en Amérique. C'est une question de publicité, de bluff, et le succès amenant, l'argent, l'argent amène le respect, la considération.
Jamais l'Américain ne se refusera à favoriser pareil succès - il aime ça - il court aux appels charlatanesques, il ne comprend rien encore à la dignité artiste ; il ne fut pas choqué de voir Sarah Bernhardt parcourir l'Amérique et donnant ses spectacles sous des tentes, dans les prairies, tandis que (des hommes bottés, munis de grandes trompettes, couraient montés sur des chevaux caparaçonnés, annoncer l'heure de la représentation par les rues des cent villes du Nouveau Monde.
C'était la foire. Mais le succès, cette fois encore, était l'argent réalisé sucrant l'indignité.
L'argent fait commettre aux États-Unis tous les bluffs possibles. Je me rappelle ce journaliste furieux qui, dans le salon d'un hôtel chic, avait pendant la guerre, au moment du placement des Liberty-bonds, inscrit pour plus de 300.000 dollars, entre quelques businessmen assis devant lui, et qui nous raconta que beaucoup d'entre eux se faisaient inscrire publiquement, pour de grosses sommes, mais ne les payaient jamais. Ils jouaient au "patriote" comme de simples enfants, les uns devant les autres, et faisaient de leur générosité "un bluff".
La célébrité, en Europe, commande la dignité, la réserve ; en Amérique, elle exige le bruit.
Je me rappelle une matinée donnée dans un club de femmes à "Grand Rapids" (la ville des fabricants de meubles) qui fut inoubliable pour ma belle gaîté.
J'avais à parler de l'Amérique et à chanter mes chansons. Le matin j'avais lu dans les journaux de la ville l'annonce de vingt maisons fabriquant des mobiliers, et chacune se disait être : The greatest in the world. Puis sur toute une page, en énormes lettres, s'étalait comiquement un remède, The greatest in all the World, contre les hémorroïdes.
A la matinée, je commençai par faire des compliments à l'Amérique, pour sa belle tenue généreuse pendant la guerre et, comme je m'écriais "Vous êtes vraiment le plus grand pays du monde, et chaque chose est chez vous : The greatest in the world", et voulant dire : même vos remèdes contre les hémorroïdes, j'ouvris le journal, et montrant la grande page, je criai : même vos hémorroïdes sont the greatest in the world !
Il y eut une gêne formidable, mais au fond, je leur avais fait plaisir...
« Retour à la page d'introduction » |