TABLE DES MATIÈRES
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L'Amérique
Premier voyage en Amérique il y a 33 ans (1894)
Prédiction de Mme de Thèbes
44.000 kilomètres en Amérique
En Amérique pendant et après la guerre
Franchise
Le crépuscule des âmes - Le mariage en Amérique
La femme et l'amour en Amérique
La femme enfant
La jeunesse américaine
Le bluff "the greatest in the world"
Les Mécènes
Une drôle de visite
Le seigneur des chambres noires
Les invitations à double but
Un dîner chez Mrs Rita L.
Le bluff de la charité - Une lettre bouleversante
Le bluff de la charité
Deux glorieuses créatures
Mon "American tragedy"
Mon école à New York
Conclusions de l'Amérique


L'Angleterre
Ma première visite à Londres
Audiences et séjours à Londres
Le singe Consul et moi
Le poète Simon, mon Ronsard
Bernard Shaw ou le penseur éperdu


La Belgique


La Hollande


Du Danemark en Suède et Norvège


L'Allemagne (1897 à 1928)


L'Autriche
Vienne


Hongrie
Budapest


Tchécoslovaquie
Prague


La Pologne
Varsovie
De Cracovie à Varsovie


Russie (décembre 1898)


Roumanie
Bucarest
Jassy


L'Orient
Constantinople (Byzance)


En route pour la Grèce


L'Égypte
Alexandrie
Le Caire


L'Italie
Milano


La Suisse


L'Espagne - Le Portugal


La Côte d'Azur et l'Afrique française


Conclusion

Yvette Guilbert


L'Angleterre

Ma première visite à Londres

En 1894, en ma qualité de jeune fille n'ayant jamais quitté sa ville de Paris, l'Angleterre me semblait au bout du monde !
Il y avait quelques mois que mon succès parisien m'avait libérée de la misère, quand je partis pour voir Londres. Ce fut Loïe Fuller qui me décida à "bouger" de France. Elle allait pour ses affaires en Angleterre, et je profitai de son voyage pour entreprendre le mien.

La traversée fut horrible quoique très courte ; à l'arrivée à Douvres, je regrettais déjà mon excursion ! Loïe Fuller, alerte, bien portante, riait de mon malaise, et me fit boire à Douvres un thé noir atroce, mais qui me remit petit à petit.
Elle avait avec elle une femme de chambre française qui s'appelait Jenny; la pauvre fille, sur le petit bateau, laissait parler son ceeur... autant que moi, et quoique bien malade, je me tordais de rire d'entendre Loïe lui dire avec son accent extraordinaire :

- Jenny ! je vô défends !... Jenny, je vô défends être sick !... Je vô défends vômir, Jenny! Oh ! Jenny, Jenny dear, XXX cette bonne déjeuner de ce matin.

Mais, Jenny, les yeux vagues, la sueur au front. Jenny, comme moi, ayant perdu tout contrôle, montrait sa pauvre faiblesse. humaine, tandis que Loïe Fuller arpentait le pont du petit bateau qui montait, qui descendait, comme un wagon des "montagnes russes" et terminait le voyage, fraîche comme une rose, ses deux yeux bleus charmants fleurissant son jeune visage. La danseuse Loïe Fuller avait alors un succès formidable à Paris; les peintres, les sculpteurs étaient émerveillés de ses trouvailles et, comme moi, elle enrichissait les music-halls.

Nous roulions donc enfin dans le train de Douvres à Londres.

Je me rappelle encore mes surprises pendant le trajet, à lire les énormes réclames que je prenais pour les noms des stations, tant elles étaient magnifiquement peintes sur les murs des gares.

C'était en décembre, mon mois de repos à Paris, et il faisait froid, humide, brouillardeux en Angleterre. Je descendis guidée par Loïe Fuller au Savoy Hotel ; les boiseries d'acajou, le confort luxueux de l'hôtel me séduisirent. Je passais mes journées à visiter la ville qui m'enchantait. J'adore depuis, Londres et les Anglais.

Escoffer était le grand maître français des cuisines du Savoy et dès qu'il sut mon arrivée, il m'aida de si bonne grâce ; comme je lui dis que je voulais profiter de mon passage à Londres pour m'y faite entendre à la presse, un grand salon du Savoy Hotel fut mis à ma disposition, mais on me conseilla d'avoir quelqu'un qui traduirait le sens de mes chansons avant que je ne les interprète, car, à cette époque, on ne parlait pas à Londres notre langue aussi couramment qu'aujourd'hui. Je n'eus pas besoin de chercher.

Les journaux ayant annoncé ma présence, vint me voir un jeune chanteur français, M. Farkoa (Maurice), très à la mode alors dans la société anglaise. Des femmes s'affolaient de la mèche blanche qui, dans sa toison de cheveux frisés bruns, lui donnait un air romantique particulier et attrayant, trop joli pour être beau; mais il ensorcelait les cœurs. Bien élevé, ayant pris les bonnes manières et l'élégance du pays, il ne manquait pas un reflet à son chapeau, et ses gants couleur beurre frais d'une main, un bouquet de violettes dans l'autre, il se présenta à moi. Je lui demandai de me servir d'interprète auprès de la presse que je voulais réunir. Avec sa courtoisie habituelle, il accepta. Je ne sais plus le titre de la chanson dont il s'agissait, mais, à un moment donné, je le vis chercher ses mots, pour expliquer que l'hérôïne de mes couplets allait être mère... et, qu'ababdonnée par son amant, elle le tuait ... Il disait hésitant, aux trente hommes assis en cercle : "La pauvre fille... Messieurs, était well... she was... well... Et, croyant qu'il ne trouvait pas le mot anglais, bravement et souriante je criai :

- In a family way, quoi !

C'est-à-dire, enceinte, quoi ! Trente éclats de rire firent tinter les vitres du petit salon. Je restai saisie. Pourquoi riait-on ? Mon XXX amusé interrogeait le petit groupe... alors on m'expliqua qu'on n'était jamais enceinte en Angleterre!...

- Quoi ? les Anglaises ne sont jamais enceintes ? comment font-elles leurs bébés ?

Oh ! pruderie britannique ! Et de rire ! Et de rire ! Tous ces journalistes furent charmants, accueillants, aimables, amusés. Mais on me dit qu'il ne fallait jamais prononcer le mot : "enceinte", très impudique...

Le lendemain, les journaux avaient des colonnes de critiques écrites avec une bienveillance unanime. Alors vint me visiter un homme que tous les artistes de France, venant à Londres, craignaient comme le feu, tant il était "méchant". Ce représentant du Figaro s'appelait Johnson. A ma grande surprise, sa visite fut gentille car il me fit le reproche
de ne point l'avoir invité avec la presse anglaise. Regardant le bonhomme, je lui trouvai la figure ultra-intelligente mais cauteleuse par minute, l'œil féroce, la bouche en coin, la voix nette, cassante, sèche, autoritaire; alors le regardant bien en face je lui dis :

- Cher monsieur, je viens ici pour la première fois, les Anglais sont connus pour être des critiques très courtois avec les artistes de France... Vous, vous êtes célèbre, Monsieur, par votre méchanceté vis-à-vis d'eux ; j'aurais été bien bête de vous faire signe.

- Ah oui ?

- Mais oui, Monsieur Johnson...

Après un petit silence :

- Mademoiselle Yvette, voulez-vous m'offrir une tasse de thé ?

- Volontiers, Monsieur Johnson.

Et, désinvolte, il enleva pardessus et chapeau, très à l'aise.

Le thé apporté, nous causâmes quand lui, sortant de ma malle une lettre du Figaro qui me recommandait à lui, il me regarda stupéfié :

- Comment

- Non.

- Pourquoi ?

- Vous êtes méchant, Monsieur, par nature ou par habitude, je ne sais, mais cette lettre vous eût obligé à l'être moins ou, peut-être, pour servir vos intérêts auriez-vous cru devoir "être bon"... je n'ai pas voulu vous astreindre à un geste qui ne vous est pas familier. Voilà...

- Alors, si je n'étais pas venu ? dit Johnson.

- Eh bien, j'aurais remporté ma lettre, voilà tout.

- Et si je vous éreintais dans mon prochain, article ?

- Eh bien, vous m'éreinteriez et puis après ? En attendant, buvez donc votre thé pendant qu'il est chaud.

L'année suivante, Johnson malade et me sachant à Londres me fit demander. Il était au lit, moribond. Je télégraphiai au Figaro et je l'aidai à se soigner ; trois semaines après je donnais quelques livres sterling pour qu'on l'enterrât... Abandonné de chacun, il n'avait pas un sou chez lui.

Peu de jours après sa mort, un journaliste français correspondant à Londres de notre Journal des Débats écrivit un article où, au milieu des louanges, se glissèrent quelques lignes rossardes, mais je trouvai à l'article une forme qui me plut, et je me dis : "Yvette, cet homme est discourtois à ton égard, c'est vrai, mais c'est joliment bien écrit tout ça". Et ne résistant pas à mon impulsion, j'écrivis au Figaro que Johnson étant mort, M. Paul Villars, dont j'envoyais l'article, me semblait tout désigné pour le remplacer. Périvier, directeur du Figaro à cette époque, l'engagea immédiatement. Et ce fut ainsi que je devins l'amie que Paul Villars appela, plus tard : sa marraine !

C'est en 1891 que je débutai à Londres, à l'Empire ! Quel beau music-hall c'était ! quelle clientèle chic venait là ! quelle différence d'allures avec nos cafés-concerts du temps... Toutes les femmes en décolleté, tous les hommes en habit ee quel superbe orchestre dirigé par Léopold Wenzel. Soixante musiciens disciplinés. Quel goût, quel luxe dans les célèbres ballets que montait Katty Lanner et dont parlait toute l'Europe. Quelle dignité artiste dans les programmes, quelle sobre élégance surtout dans la présentation des attractions. Mais aussi les trois hommes dirigeant ce théâtre étaient des hommes qui, en France, auraient pu appartenir au Jockey Club. Quand on comparait ces messieurs à ceux de nos music-halls, on comprenait tout... Georges Edwards, le manager, homme du monde, vivant comme un lord, élégant de manières et de verbe ; XXX distingué, fin, racé, dirigeait l'établissement avec des allures de grand seigneur. XXX le moins gentilhomme, d'esprit fêtard, surveillait "le pourtour célèbre" afin que les filles y fussent belles, élégantes et... décentes en leurs allures.

Le soir de mes premiers débuts à Londres, Georges Edwards tint à m'amener saluer le public à son bras, et cela fit sensation ! Dans la coulisse il attendit que j'eusse fini de chanter. Une superbe gerbe à la main il m'obligea à entrer en scène avec lui, moi portant ces fleurs qui descendaient en guirlandes graciles jusqu'à mes pieds ! Une ovation formidable nous accueillit, et Georges Edwards, m'ayant toujours à son bras, parla cinq bonnes minutes à l'auditoire. Je ne compris rien à son petit discours, mais j'entendis quatre fois : "This adorable Yvette Guilbert..." C'est tout ce qu'alors je pus saisir.

Pendant quatre ans de suite je revins à l'Empire. Cette année-là, rentrant de mon concert au Savoy Hotel, je fus accostée par une jeune et jolie brune qui, m'abordant souriante, les bras ouverts, me cria expansive
`
- Ah ! enfin je vous vois !... Savez-vous que vous m'avez donné mes meilleures leçons de diction ? Laissez-moi vous embrasser...

- Volontiers, Mademoiselle, mais qui êtes-vous?

- Emma Calvé.

Et c'est de là qu'est venue l'amitié que j'ai toujours gardée à cette grande Calvé, la Carmen jamais remplacée, l'artiste admirable qui eut l'Europe et l'Amérique suspendues à ses lèvres.


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